Loren Goldner : Le capital fictif pour les débutants
« La classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien en commun. » (Industrial Workers of the World, 1905)
En février 2006, la Bourse chinoise, que l’on soupçonnait depuis longtemps d’être dans une phase de bulle fugitive plongea, et dans les jours qui suivirent, ce frémissement fut ressenti sur tous les marchés boursiers mondiaux. Au cours des derniers mois, la Chine a atteint la phase « ci-reur de chaussures » de la spéculation sur le marché populaire (un investisseur américain impor-tant prit la célèbre décision de se retirer de la Bourse juste avant le krach de 1929 lorsqu’un ci-reur de chaussures le conseilla sur les actions), et après une correction (pas très bien accueillie), le marché chinois reprit sa course ascendante vers de nouveaux sommets, suivi partout avec soula-gement par les investisseurs.
Dans une perspective historique à très court terme, nous voyons que le choc mondial déclenché par ce hoquet sur un marché encore relativement réduit (ce que les personnes perspicaces appellent la « ca-pitalisation totale du marché ») est un élément tout à fait nouveau, impensable il y a seulement quelques années. Le marché chinois est capable d’avoir un tel impact parce que les spécialistes savent que toute pause, pour ne pas dire toute tendance à la baisse, dans le boom économique du pays (en moyenne plus de 10% de croissance du PNB pendant plusieurs décennies consécutives, alors que la Grande-Bretagne à son apogée au XIXe siècle semblait très impressionnante à 3 ou 4%) pourrait entraîner la fin de l’euphorie financière mondiale de notre époque. Les initiés et les experts parlent ouvertement et de plus en plus du moment (et non plus de l’éventualité) où se produira une baisse globale, ou même pour cer-tains, un cataclysme. En élargissant un peu la perspective historique, nous nous souvenons du mythe du poids lourd économique japonais de la fin des années 1980, lorsque le Palais impérial à Tokyo fut briè-vement estimé à une valeur supérieure à tout l’immobilier de Californie. Et nous nous rappelons que ce poids lourd se heurta à un mur en 1990 : la dégringolade immobilière et boursière dura quelques seize années. Il ne semble pas impossible que nous puissions un jour nous remémorer la désintégration du poids lourd chinois actuel de la même manière, mais les conséquences en seront beaucoup plus profon-des.
Toutefois, ce sont là des observations presque journalistiques et relativement superficielles sur des phénomènes découlant de réels problèmes dans le fonctionnement de l’économie actuelle ou, plus pré-cisément, de son non-fonctionnement pour une bonne partie de l’humanité.
En fait, ce que nous voyons aujourd’hui n’est que la partie émergée d’un processus en cours depuis la fin des années 1950 (on pense à l’expression proverbiale « d’une égratignure au danger de gangrène » – qui est aussi le titre d’un célèbre texte de Trotsky, NdT). Une masse sans cesse croissante de dollars nomades, ne correspondant à aucune richesse réelle dans l’économie mondiale, passent de main en main comme une patate chaude, car les Banques centrales comptent toujours sur « plus idiot » qu’elles pour les détenir lorsque ces dollars finiront par se dégonfler. Les Banques centrales d’Asie (Chine, Ja-pon, Corée du Sud et Taiwan) détiennent en ce moment plus de deux mille milliards de ces dollars no-mades, et on pense que la Chine en détiendra deux mille milliards à elle seule vers 2008.
Nous pouvons nommer « capital fictif » ces dollars, qui représentent avant tout les dettes impossibles à recouvrer durant cinq décennies de déficits chroniques de la balance des paiements américaine. Une fois décomposé, ce concept nous mène droit au cœur de cinquante ans d’histoire capitaliste et éclaire notre propre présent précaire.
Cet article tente de démontrer que, loin d’être un concept « économique » vague, le capital fictif nous entraîne directement vers les questions politiques essentielles d’aujourd’hui, et par-dessus tout vers cel-les que doit affronter la gauche révolutionnaire internationale. Pour y voir plus clair, nous devons relier ces dollars nomades et fictifs aux dynamiques géopolitiques contemporaines et à la lutte de classe qui s’y rattache ...
Dans son Accumulation du Capital (1913), ouvrage beaucoup plus fondé sur la problématique de Marx que le pamphlet de Lénine, Luxembourg soutenait que l’impérialisme exprimait la présence continue de ce que Marx avait appelé l’« accumulation primitive », un certain accroissement du « pillage » dont le capitalisme avait besoin pour compenser un déséquilibre interne généré de l’intérieur par sa dynamique. Selon Rosa Luxembourg, les marchandises et les ma-chines exportées par le capitalisme vers les paysans et les petits producteurs dans les centres capitalis-tes et dans le monde colonial en expansion étaient en fait échangées contre un énorme accroissement de richesse non rémunérée (cf. ses descriptions inoubliables du pillage des fermiers américains, des tribus africaines, des paysans égyptiens et chinois). D’après Luxembourg, ce pillage s’étendait à la classe ou-vrière elle-même par l’intermédiaire de l’impôt prélevé pour la course aux armements avant 1914, en-traînant le montant des salaires réels à passer sous le niveau nécessaire à la reproduction de cette classe. Loin de constituer une « aristocratie » pour Luxembourg, la classe ouvrière était de plus en plus soumise à une forme complémentaire d’accumulation primitive que le système imposait aux petits producteurs et au monde non capitaliste. Ces aspects complémentaires, vers l’intérieur et vers l’extérieur, du « pillage » anticipaient en réalité le fascisme qui émergea en Allemagne et ailleurs vingt ans plus tard.
L'article se trouve sur www.mondialisme.org