Lettre à Mathilde Jacob, 18 janvier 1919
Hier matin est parvenue la terrible nouvelle. La veille, les journaux avaient annoncé l'après-midi l'arrestation de Karl et de Rosa. Je pensais que quelque chose de grave pouvait arriver et j'avais aussitôt télégraphié à Haase et Mme Zietz que l'on fasse tout ce qui était possible pour les protéger. J'écrivis aussi une lettre en express en ce sens à Eisner, afin qu'il use de son influence officielle. J'étais fermement décidée, malgré la maladie, les difficultés pour voyager et les conseils de Rosa me dissuadant de faire ce voyage, à venir à Berlin pour remuer ciel et terre afin de protéger ces deux êtres chers, irremplaçables.
Et puis, hier, les journaux du matin sont arrivés. Tout était fini, oh ma chère Mathilde, vous comprenez certainement, comment je me sens depuis cela. Car même si vous ne participiez pas à leur combat politique, vous les avez connus personnellement, humainement, et compris tous les deux, mieux que beaucoup de militants politiques. Vous savez ce qu'on leur a fait subir. Et c'est pourquoi je viens vers vous avec tout mon désespoir. Est-ce que je suis encore vivante et puis-je encore vivre après ce qui est arrivé de pire? Je voudrais pleurer, je voudrais lancer un cri si puissant qu'il ébranle, renverse ce monde; et surtout ne pas penser, ne pas penser à cette chose terrible : ils sont morts, assassinés, assassinés de la plus cruelle des façons. Je ne comprends pas que la vie puisse continuer son cours sans Karl et Rosa, que dehors le soleil brille. Il nous semble qu'il a perdu de son éclat et que le temps s'est arrêté, qu'il ne veut pas aller au-delà de ce terrible événement. Oh, Mathilde, Mathilde, qu'avons-nous perdu! Votre attention nous fait du bien, mais elle ne peut atténuer notre désespoir. Pour Rosa, pour elle, nous voulons tenter de continuer à vivre sans elle. Mais il n'est pas sûr que nous en soyons capables, que cela ne dépasse pas nos forces. Et notre propre désespoir nous fait penser aux souffrances de nos autres amis. Comme vous devez souffrir, très chère Mathilde, comme doivent souffrir le pauvre Leo, dans sa prison, la malheureuse Sonja dont Karl était le sens même de la vie, les âmes simples, modestes qui ont travaillé et lutté ces derniers temps avec eux. Nous sommes unis dans notre détresse.
Mathilde, serons-nous capables de supporter cela, de vivre sans ces deux êtres, de vivre sans Rosa? Tenter de le faire n'a de sens pour moi que si nous pouvons donner à la vie ce sens : travailler et combattre, fidèles à leur esprit, au sein des masses, avec les masses, veiller, faire en sorte que l'esprit de ces deux être assassinés continue à guider notre action. C'est pour moi ce testament que me laisse Rosa. Cela signifie aussi, rassembler et faire connaître tous ses travaux. Ce sont pour nous des biens précieux, vivants, qui nous sont légués, des biens qui appartiennent aux masses, ils constitueront, avec ce que construira dans l'avenir le mouvement révolutionnaire, le monument digne de Rosa, plus durable que la pierre. Je veux mettre toutes mes forces pour que Karl et Rosa aient le seul monument digne d'eux, au sein de la littérature socialiste et dans l'histoire.
Très chère amie, c'est là votre tâche, veiller à ce que pas un feuillet, pas une ligne des manuscrits de Rosa ne soit oublié, que pas un seul de ses anciens travaux, articles, brochures etc., déjà imprimé, ne soit perdu. Vous devez veiller étroitement à ce que, sous prétexte de décisions de justice, perquisitions, etc., rien, rien du tout de ce qui représente l'héritage politique et intellectuel de Rosa ne puisse être confisqué. Vous avez besoin pour tout cela d'un avocat. Espérons que vous pourrez en trouver un qui possède la compréhension exacte et la force nécessaire. L'héritage de Rosa, sa pensée, doit être défendu, il appartient au prolétariat révolutionnaire. De même, des personnes non qualifiées, telles que Kautsky & Co ne doivent pas mettre la main dessus. Ce serait une profanation de son cadavre. Ah, si seulement Léo était libre! Il nous faut aussi rassembler tous les anciens travaux de Rosa. Je crains que Rosa ait fait comme moi. Il lui suffisait de lancer ses idées au sein du mouvement, les distribuant sans compter, mais elle n'a pas rassemblé ses travaux. Nous devons donc les rechercher dans les journaux et les revues. Particulièrement importants sont ses écrits des dernières années et des dernières semaines. "Die Rote Fahne" sera pour cette révolution, ce qu’a été la "Rheinische Zeitung" pour la révolution de 1848 : la voix directrice du socialisme. C'est là qu'a battu le cœur de la révolution.
L'assassinat de Karl et Rosa a tout de l'exécution d'un contrat. Les massacreurs du gouvernement craignaient les désagréments et l'effet dévastateur d'un procès, ils craignaient le combat sans merci que tous les deux menaient, un temps empêché, mais qui ne pouvait jamais être brisé. Ils ont voulu ôter à la révolution, ce bras courageux mis au service de la lutte, ce cerveau brillant, capable de l'orienter, ce cœur brûlant de passion.
Karl et Rosa ont été assassinés. Non! Ils ne vivront pas seulement pour nous, ils vivront pour les masses, ils devront vivre pour lesquelles ils se sont donnés, sacrifiés, corps et âmes. Est-ce que des cœurs comme les leurs peuvent s'arrêter de battre, des esprits comme les leurs s'arrêter de briller, de créer? Je viens à Berlin dès que je peux, pour parler de tout cela personnellement, ce qui est à peine possible par courrier. Dites à nos amis que je suis plus que jamais auprès d'eux, que nous devons serrer les dents et "tenir". C'est ce que demandent les morts aux vivants. Si c'est possible, donnez-moi des nouvelles, mais seulement en recommandé. J'ai reçu votre dernière lettre en même temps qu'une lettre de huit pages écrite par Rosa dans le feu, le danger de l'action. Une si gentille lettre - Tout à fait Rosa, et maintenant - Il ne faut pas que je pense.
Chère bonne amie, excusez-moi, de ne plus être maître de moi. Cela dépasse mes forces. Saluez tous ceux qui partagent notre souffrance. Je vous embrasse de toute mon amitié.
Votre Clara Zetkin
Traduction Dominique Villaeys-Poirré
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