Je ne puis tout préciser, je ne puis que me hasarder;
Je ne puis pas récolter, mais seulement semer et fuir;
Je ne puis souffrir l'heure de midi;
Une aurore, un couchant, que telle soit ma journée!
Extrait d'une lettre de Karl Liebknecht!
En 1921 paraissent éditées et préfacées par Franz Pfemfert, Les lettres du front et de la geôle, avec l'ambition de transmettre la personnalité de Liebknecht : "le Karl Liebknecht qui, traqué, épuisé, rentrait chez lui à minuit ou à une heure du matin et se mettait au piano pour jouer quelques minutes encore, Chopin ou Beethoven", celui qui fut tout au long de sa vie "au premier rang de la lutte". La traduction paraît en 1924 à la librairie de l'Humanité par Francis Treat et P. Vaillant-Couturier. Les lettres de 1916 à 1918 nous parlent de Liebknecht mobilisé de force en 1915, puis emprisonné le 1er mai 1916 pour une manifestation où il criait ces mots : A bas la guerre, à bas le gouvernement, en pleine guerre, en plein Berlin. Une notice de Georges Cogniot sur le procès en haute trahison est intégrée à la préface. Les extraits de lettres sont saisis par mes soins sur le net pour le 150e anniversaire de la naissance de Liebknecht. Le 6 septembre 2021, Villaeys-Poirré |c..a.r.l]
LETTRES DU FRONT
Le quotidien de Liebknecht au front
"Je ne tirerai pas", lettre à ses enfants du 21 septembre 1915,
La première lettre de l'ouvrage date du 11 avril 1915. Il écrit à sa femme Sonia :
Ici rien ne change. Ne t’inquiète pas. Les convenances militaires exigent que je ne te donne aucun détail.
Pendant deux jours je n'ai rien écrit. J'étais trop las. Et puis, il n'y a rien à écrire. L'irrégularité des des efforts paralyse le goût de l'effort. Je ne comprends pas que tu aies pu t'émouvoir à propos de cette interview extravagante et fausse; d'ailleurs elle a été démentie. Si tu n'apprends pas à te moquer de toutes les attaques personnelles dont on me harcèle ...aussi longtemps que tu seras ma femme, tu ne connaîtras pas le repos.
Courage et console-toi en te disant que le bon droit est de ton côté, et avec lui tous les hommes capables de raisonner ...
5 juillet 1915 à Sonia
Je pense tellement à toi, bien que tout ici soit mis en œuvre pour faire perdre toute pensée et pour chasser tout sentiment du cœur de l'homme ...
7 juillet 1915 à son fils ainé
Ça fait donc huit jours que je suis parti. Le voyage a été paisiblement grotesque; Cüstrin dans tous les sens, avec sur mes pas, un sous-officier qui était chargé de surveiller mon départ. On me renvoya vite de la caserne - car les soldats m'entouraient trop ...
Arrivés là [Gobin], ayant trouvé avec difficulté le poste de commandement du bataillon, une fois présentés au chef d'escadron, commandant le bataillon Simon et à ses adjoints, on nous a employés à éteindre un incendie de forêt ...
Je suis donc à mon tour en Russie et sans toi! mais dans quelles abominables conditions ! Je ne peux pas te peindre mon état moral. Outil sans volonté entre les mains d'une puissance que je hais du plus profond de mon âme ...
On espionne ici comme toujours, naturellement. Habeant sibi [Libre à eux] Beaucoup de travail. Je suis à peu près mort. Dimanche on travaillera comme tous les autres jours de la semaine ...
23 juillet 1915 à Sonia
Je suis brisé. Ce sera certainement tout à fait passager. J'ai fait de bien bizarres expériences dans le service de santé; à ces gens-là je ne voudrais pas me confier vivant. En certaine matière, parler d'inconscience, c'est employer un euphémisme. On me traite avec circonspection. Je suis naturellement au mieux avec les camarades ...
27 juillet 1915 à Sonia
C'est ici un coin maudit. Nous nous ressentons aussi, naturellement, des grandes opérations d'Hindenburg. Le tabac a bon goût. Mais cette grande cochonnerie [Säuerei, la guerre] est presque insupportable.
... Si je pouvais seulement vous voir bientôt! Je suis assis dans l'écurie - notre demeure - sur un coffre et j'écris sur une planche. Les camarades sont au lit, c'est-à-dire sur la paille, couchés autour de moi. Le bout de chandelle s'éteint. Il est dix heures et demie. Nous sommes trempés de pluie. Mille mouches bourdonnent et me harcèlent. Vers quatre heures du matin, le courrier sera emporté par la liaison, dans un sac sous une pluie battante, au poste de commandement Alstern-Krug. Nous devons recevoir des armes. On veut nous équiper en troupes combattantes. Au diable!
14 septembre 1915 à son fils "Bob"
... Hâtivement, en route, quelques mots. Nous passons par Bauske-Barbern et nous allons vers Kerstschen, où l'état-major du bataillon qui doit bientôt être transféré à Friedrichstadt, est stationné ... Notre compagnie cantonne à Sauschinen, à trente kilomètres à l'est. Elle travaille au bord de la Düna, sur le front, sous un feu serré.
Les canons de Riga font grand tapage. Les avions bourdonnent autour de nous; et des essaims de gros corbeaux planent dans l'air en croassant - pillards hideux qui trouvent ici grasse chair.
Je te raconterais volontiers des choses tristes et graves que j'ai vues, mais le temps presse. Pour toi, mon cher petit Bob, et pour vous deux, Helmi et Mausi, ceci une fois de plus: soyez énergiques et appliqués, luttez vaillamment à travers la vie, sans vaciller à droite ou à gauche. Allez droit devant vous, que cela soit facile ou non.
Songez combien est affreuse l'époque où nous vivons. C'est à cause de cela qu'il vous faudra rassembler toutes vos forces. ...
J'espère que vous ne perdrez pas votre père avant d'avoir des ailes, mais Sonia et l'oncle Thele, Willi, Curt et Alice, Gertrud et l'oncle Otto, tante Etty, Isy, Guste et bien d'autres, la mère de Sonia, ses frères et ses soeurs, vous restent dans tous les cas. Vous ne serez pas abandonnés ...
15 septembre à Sonia
... nous sommes au bord de la Düna , dans la région de Friedrichstadt; un coin enfoncé en avant; à droite et à gauche, les positions russes. Nos troupes ont déjà essuyé un sévère feu d'artillerie et d'infanterie, et on les a employées à creuser des tranchées. Des blessés, des disparus, pas encore de morts. Hier soir notre escouade a dû évacuer son cantonnement à cause du bombardement. En marche, nous avons eu l'occasion de faire connaissance avec les bombardements aériens. Quand nous nous reposions, nous étions toujours prêts à une alerte. Nous n'osions pas nous déshabiller. pendant mon absence, les camarades ont eu un service éreintant. demain, je sortirai avec eux ...
Dans la nôtre, tout va bien jusqu'ici. Notre travail consiste à abattre des arbres dans la forêt de Düna.
Le feu d'artifice y est pour l'instant assez faible. Dans la métairie où nous nous reposons en ce moment, était restée une vieille femme, malade au lit, quand les autres étaient partis. Tous s'en sont allés; les fermes sont incultes et désertes; les chiens hurlent tout autour et errent avec des chats, l'air farouche. Des vols de corbeaux, énormes; des corneilles ...Hier, on a trouvé la vieille femme morte devant sa maison. On l'a enterrée à côté du chemin, près de sa ferme. Que dire ... la misère est si affreuse, la destruction si implacable que la plume s'arrête. ...
20 septembre 1915 à Sonia
Aimée, ... Bientôt seront écoulées les trois premières années de notre union. Où seras-tu ce jour-là? ... Nous travaillons sans aucun abri protecteur, tout à fait à l'avant du front où les patrouilles veillent et font leurs raids. Le front russe est ici de ce côté de la Düna. Jour et nuit crépitements, grincements, grondements, miaulements, grésillement, hurlements terribles, sifflements et tonnerre. Les bombes et les shrapnells nous font des angoisses continuelles. La nuit, à toute minute, prêts à reculer. Nous devons nous tenir prêts à aller dans les tranchées. Les auxiliaires ont fait tant d'honneur à leur réputation qu'ils peuvent, selon Hindenburg partager cette gloire. En attendant ce n'est ici que maladresses et manques de compétences ... [comprend une longue et très précise description qui sera reprise ultérieurement sur le blog, car elle est importante en elle-même] ... la façon dont on nous emploie est inconsidérée et criminelle. Je te prie, en cas de nécessité, d'avertir Haase [Président du groupe parlementaire social-démocrate] à ce propos ... Me voici bien loin du motif de ma lettre, l’anniversaire de notre mariage!
21 septembre 1915 Mes chers petits
C'est aujourd'hui un jour féroce ici, une méchante soirée. Une sortie russe de Riga nous a surpris. Nous établissons maintenant de nouvelles positions dans les lignes les plus avancées. Il fait une fraîcheur aigre. Près de moi, fracas insensé. L'enfer est lâché sur nous.
Je ne tirerai pas.
Adieu très aimés; je vous embrasse aussi ardemment que je vous aimé. Au revoir dans neuf semaines. Les meilleurs vœux .de
VOTRE PAPA