Le point de départ de son livre est le 4 août 1914, lorsque le parti social-démocrate vote à l’unanimité au Reichstag les crédits de guerre. Le soir même, une dizaine de ses membres, effondrés, se réunissent dans l’appartement berlinois de Rosa Luxemburg. De cette rencontre naîtra autour de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, le seul député au Reichstag à s’être insurgé contre les crédits de guerre, le mouvement qui prendra plus tard le nom de « spartakisme ». Liebknecht, avocat de profession, est un orateur qui « aime parler aux foules et sait toucher les cœurs ». Rosa Luxemburg, elle, est la théoricienne du groupe. Avec Franz Mehring, ils seraient, selon Badia, les « Trois Mousquetaires » du spartakisme.
Pour comprendre le vote en faveur de la guerre, ou plutôt, comme il fut dit, « en faveur de la légitime défense », il faut se souvenir que la guerre avait éclaté de façon soudaine. Les dirigeants sociaux-démocrates étaient en vacances, au bord de la Baltique ou en Italie. Mais, de toute façon, la fièvre patriotique avait gagné les rangs du parti et la société. Tandis que, contrairement à ce qui avait été prédit par tous les belligérants, la guerre s’éternisait, le Reichstag allait voter à nouveau en décembre de la même année les crédits de guerre. Cette fois, Liebknecht, qui avait, malgré son désaccord, respecté la discipline du parti le 4 août, sera le seul député à ne pas les voter. À partir de ce moment-là, il ne cessera de subir des attaques de part et d’autre. Comme il est mobilisé, le gouvernement lui interdit « toute agitation orale ou écrite » en Allemagne. Rosa Luxemburg est, elle, rapidement condamnée à un an de prison pour propagande antimilitariste.
Restée dans le parti, l’opposition tente de s’organiser, tout en se sachant sous la menace constante de la police. On communique en langage codé et on prévoit où caser les enfants en cas d’arrestation. Les hommes, pour la plupart, sont envoyés au front, le moyen le plus expéditif de les neutraliser. Liebknecht est finalement arrêté à l’issue de la manifestation du 1er mai 1916, à Berlin. À l’annonce de sa condamnation, des grèves éclatent dans plusieurs villes. À Berlin, les grévistes auraient été au nombre de cinquante-cinq mille. Sur le front, Liebknecht serait devenu « l’homme le plus populaire des tranchées ». À peine libérée, en février 1916, après avoir purgé une première peine, Rosa Luxemburg est elle aussi à nouveau arrêtée. L’opposition reste dans le parti pour, dit Leo Jogiches, « combattre et contrecarrer pas à pas la politique de la majorité[du parti], protéger les masses contre la politique impérialiste pratiquée sous le couvert de la social-démocratie et utiliser le parti comme lieu de recrutement pour la lutte des classes prolétarienne anti-impérialiste ».
Mais si l’opposition entend rester dans le parti, la majorité contre laquelle elle lutte l’en chassera. Les dirigeants sociaux-démocrates redoutent son influence, le nombre de députés votant contre les crédits militaires étant en progression. Les 6 et 8 avril 1917, la scission est actée à Gotha et un parti social-démocrate indépendant (USPD), auquel adhèrent les spartakistes, est créé dans un climat de divergences et d’incompatibilités personnelles, notamment celle de Rosa Luxemburg vis-à-vis de Karl Radek dont elle met en doute l’intégrité. Un parti, selon Badia, qui est plutôt un conglomérat de tendances. Tout au long des années 1917-1918, les grèves se succèdent, attisées par l’espoir que fait naître la révolution d’Octobre en Russie, laquelle Russie a signé le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk la paix avec l’Allemagne. Le nouveau gouvernement du prince Max de Bade montre des signes d’apaisement. Liebknecht est amnistié. Une foule estimée à plusieurs milliers de personnes vient l’accueillir. Dès sa sortie de prison, il est fêté à l’ambassade russe de Berlin et reçoit un télégramme de félicitations de Lénine. En novembre 1918, à peine la guerre achevée et perdue, la révolution allemande éclate.
Lassés par un conflit qui n’a servi à rien, épuisés et aspirant à la paix, les ouvriers créent des soviets sur le modèle de la Russie révolutionnaire. Si les spartakistes sont peu nombreux dans le Reich, ils déploient en revanche une fantastique activité. Ils manquent certes de journalistes pour leur organe Die rote Fahne (« le drapeau rouge »), mais Rosa Luxemburg en assume la parution jusqu’à l’épuisement. Quoiqu’elle-même n’approuve pas la répression que subissent en Russie les adversaires des bolcheviques (on se souvient de sa célèbre phrase, reprise par les dissidents est-allemands : « la liberté, c’est celle de ceux qui pensent autrement »), les spartakistes sont les défenseurs les plus motivés de la révolution d’Octobre. Une campagne d’excitation contre eux est lancée par le gouvernement. Elle est destinée à créer un climat de panique dans la société allemande. Rumeurs, menaces de mort, calomnies antisémites se succèdent. Banquiers et industriels organisent des collectes pour combattre le bolchevisme. « C’est à cette époque, écrit Badia, que sont nés en Allemagne les mythes de l’homme-au-couteau-entre-les-dents […], des spartakistes [assimilés] à des sous-hommes malfaisants qu’il convenait d’exterminer. » On sait combien cette campagne sera amplifiée par le nazisme.