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Assassinat de Rosa Luxemburg. Ne pas oublier!

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg a été assassinée. Elle venait de sortir de prison après presque quatre ans de détention dont une grande partie sans jugement parce que l'on savait à quel point son engagement contre la guerre et pour une action et une réflexion révolutionnaires était réel. Elle participait à la révolution spartakiste pour laquelle elle avait publié certains de ses textes les plus lucides et les plus forts. Elle gênait les sociaux-démocrates qui avaient pris le pouvoir après avoir trahi la classe ouvrière, chair à canon d'une guerre impérialiste qu'ils avaient soutenue après avoir prétendu pendant des décennies la combattre. Elle gênait les capitalistes dont elle dénonçait sans relâche l'exploitation et dont elle s'était attachée à démontrer comment leur exploitation fonctionnait. Elle gênait ceux qui étaient prêts à tous les arrangements réformistes et ceux qui craignaient son inlassable combat pour développer une prise de conscience des prolétaires.

Comme elle, d'autres militants furent assassinés, comme Karl Liebknecht et son ami et camarade de toujours Leo Jogiches. Comme eux, la révolution fut assassinée en Allemagne.

Que serait devenu le monde sans ces assassinats, sans cet écrasement de la révolution. Le fascisme aurait-il pu se dévélopper aussi facilement?

Une chose est sûr cependant, l'assassinat de Rosa Luxemburg n'est pas un acte isolé, spontané de troupes militaires comme cela est souvent présenté. Les assassinats ont été systématiquement planifiés et ils font partie, comme la guerre menée à la révolution, d'une volonté d'éliminer des penseurs révolutionnaires, conscients et déterminés, mettant en accord leurs idées et leurs actes, la théorie et la pratique, pour un but final, jamais oublié: la révolution.

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Avec Rosa Luxemburg.

1910.jpgPourquoi un blog "Comprendre avec Rosa Luxemburg"? Pourquoi Rosa Luxemburg  peut-elle aujourd'hui encore accompagner nos réflexions et nos luttes? Deux dates. 1893, elle a 23 ans et déjà, elle crée avec des camarades en exil un parti social-démocrate polonais, dont l'objet est de lutter contre le nationalisme alors même que le territoire polonais était partagé entre les trois empires, allemand, austro-hongrois et russe. Déjà, elle abordait la question nationale sur des bases marxistes, privilégiant la lutte de classes face à la lutte nationale. 1914, alors que l'ensemble du mouvement ouvrier s'associe à la boucherie du premier conflit mondial, elle sera des rares responsables politiques qui s'opposeront à la guerre en restant ferme sur les notions de classe. Ainsi, Rosa Luxemburg, c'est toute une vie fondée sur cette compréhension communiste, marxiste qui lui permettra d'éviter tous les pièges dans lesquels tant d'autres tomberont. C'est en cela qu'elle est et qu'elle reste l'un des principaux penseurs et qu'elle peut aujourd'hui nous accompagner dans nos analyses et nos combats.
 
Voir aussi : http://comprendreavecrosaluxemburg2.wp-hebergement.fr/
 
30 avril 2020 4 30 /04 /avril /2020 16:06
Photo Uraz Aydın

Photo Uraz Aydın

ACTUALITÉ DU MARXISME - UN SEUL MARXISME – 5 - Contretemps

 

http://www.contretemps.eu/wp-content/uploads/CT-Pages-128-139.pdf CT Pages 128/139 01/01/70 01:58 Page128

 

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Contre le révisionnisme

 

La Pologne lui étant interdite, elle passa de Suisse en France. À en juger par sa correspondance avec Leo Jogiches, elle ne semble pas y avoir eu de contacts très serrés, ni avec Jules Guesde ni avec Paul Lafargue (notant la platitude d’un discours de ce dernier, et reprochant aux deux de ne pas se soucier de modifier le programme du parti français). Le seul dirigeant français avec lequel elle évoque une rencontre – et c’est au congrès de Londres de l’Internationale, en juillet 1896 –, c’est Vaillant, duquel elle obtint seulement que ne soit pas plus adoptée la résolution social-patriote du Parti socialiste polonais que la sienne, celle du SDKP. Son séjour à Paris, dans la fatigue et la souffrance, fut donc consacré et à l’achèvement de sa thèse de doctorat sur Le Développement industriel de la Pologne (qu’elle soutint l’année suivante à l’Université de Zurich), et aux problèmes polonais, dont le plus important fut la rédaction et la publication du journal de son parti, La Cause ouvrière, dont son départ marqua la fin.

 

Après son retour en Suisse, un mariage blanc lui permit, en 1897, d’entrer en Allemagne, alors centre à la fois théorique et pratique de l’Internationale.

 

Ce fut là d’abord la rencontre des grands anciens, les plus radicaux : Bebel, Mehring, cette Clara Zedkin qui avait fondé l’Internationale des femmes prolétariennes, et naturellement Kautsky, alors autorité suprême incontestée en fait de marxisme. C’était se trouver dans le plus grand parti de l'Internationale avec ses nombreux députés, les 300 000 membres de ses syndicats, son prolétariat sans cesse croissant et combatif qui était parvenu à obtenir des augmentations de salaires, combattait pour les huit heures de travail, et en même temps en plein cœur de la crise de cette social-démocratie triomphante.

 

Le réformisme parlementariste de la IIe Internationale, de pratique était en train de devenir théorique avec ce Bernstein qu’Engels avait compté parmi ses disciples les plus sûrs et qui, fort de ce parrainage, travaillait à enterrer le marxisme. Le point de départ de ce révisionnisme tenait à ce que les limites et les défaites des révolutions semblaient en supprimer la perspective, tandis que le développement du capitalisme promettait au contraire de croire à une crise finale qu’il n’y avait qu’à préparer par les coups des réformes et la conquête du pouvoir par l’obtention de majorités parlementaires, grâce au suffrage universel.

 

Cette illusion (dont on connaît la récurrence, et jusqu’à nos jours) et qui s’exprimait par le fameux « Le but final n’est rien, c’est le mouvement qui est tout », trouvait sa force dans l’orthodoxie «marxiste» de Kautsky qui, sans tirer les mêmes conclusions, était lui-même en attente de cette inévitable « crise finale » qui ferait tomber le socialisme comme un fruit mûr de l’arbre foudroyé du Capital. C’était ainsi que ce dernier interprétait le programme d’Erfurt, comme séparation du « programme immédiat » et de la perspective révolutionnaire, soit un double programme, sans comprendre ce qu’Engels n’avait pas cru nécessaire de préciser parce que pour lui cela allait de soi, à savoir que les programmes immédiats, nécessairement modifiables, devaient être, non la réponse à des étapes historiquement séparées, mais des échelons successifs à poursuivre sans répit vers la révolution (ce que Trotsky dut finalement définir comme des « programmes de transition »). Rosa allait le préciser dès 1898 dans son premier ouvrage : « Si notre programme ne pouvait être applicable à toutes les éventualités et à tous les moments de la lutte, il ne serait qu'un vil chiffon de papier. Formulation globale de l'évolution historique du capitalisme, notre programme doit également décrire dans leurs traits fondamentaux toutes les phases transitoires [nous soulignons l’adjectif] de ce développement, et donc orienter à chaque instant l'attitude du prolétariat dans le sens d'une marche vers le socialisme. »

 

La supériorité intellectuelle de Rosa avait fait d’elle immédiatement une rédactrice influente de la revue théorique de Kautsky, la Neue Zeit, et du journal socialiste de Leipzig, la Leipziger Volkszeitung, où elle imposa son marxisme intransigeant, et allait y publier en feuilleton, en septembre 1898, son premier grand texte, Réforme sociale ou révolution ? Cette jeune étrangère allait s'y permettre de crever l'abcès de la crise en donnant une leçon de marxisme à Bernstein, ce dirigeant de premier plan auréolé du parrainage d'Engels, en une riposte à ses articles parus – soulignons-le –, dans la Neue Zeit, et à son livre Les Fondements du socialisme et les Tâches de la social-démocratie.

 

La hardiesse du révisionnisme de Bernstein consistait à dire clairement ce qui n'était que sous-entendu dans la politique social-démocrate, à savoir que les perspectives politiques de Marx ne s'étaient pas réalisées et étaient devenues irréalisables, et qu'il ne s'agissait plus de s'emparer du pouvoir politique pour transformer l'économie, mais de parvenir, de réforme en réforme, obtenues par la voie parlementaire, et par l'extension des coopératives, au contrôle total de cette économie.

 

La critique de Rosa est impitoyable. À partir de la mise à nu des « évidences »sociales et économiques dont Bernstein faisait la base de son révisionnisme, elle va, alternativement, opposer une mise au point des derniers travaux de Marx et une démonstration de l'inanité des solutions bernsteiniennes. Que les prétendus constats des « erreurs » de Marx relevaient de la myopie, elle le démontre point par point.

 

Pour Bernstein, il n'y avait pas de signes d'effondrement du système capitaliste, mais résolution des contradictions par expansion du petit capital, par la constitution de cartels, du crédit et de la communication, toutes adaptations qui abolissaient l'antagonisme entre production et échange, et ainsi accentuaient le caractère social de la production. À cela Rosa oppose longuement l'analyse de ces adaptations du capitalisme en face de ses contradictions fondamentales, à partir de la dialectique de la théorie et de la pratique, en un véritable travail de complément des travaux de Marx à partir du point où il les avait laissés, et distinguant ce qui chez lui est fondamental, structurel, et ce qui est susceptible de développements dont le rythme et la durée sont aléatoires, telle la périodicité des crises. Non fondamental aussi, mais appartenant à ce que nous connaissons maintenant comme « histoire événementielle », le fait nouveau de ces organisations patronales et de ces systèmes de communications, par lesquels les capitalistes s'efforçaient alors de penser globalement le fonctionnement du Capital. Quant au crédit qui fluidifie la production, aux cartels qui sont bien une des formes de concentration du capital, et enfin à l'extension des marchés qui se poursuit ainsi que la colonisation, ce n'en est pas moins dans une violente concurrence, laquelle, à l'époque, était encore largement nationale et armée de droits de douanes. Dans toutes les mesures, aussi astucieuses soient-elles, prises par le capitalisme pour poursuivre son développement dans une course contre son issue fatale, Rosa voit bien que les nouvelles contradictions s'ajoutent aux anciennes à un niveau plus élevé.

 

Il en est une cependant dont elle n'a pas vu le péril. Bernstein s'émerveillait de voir la multiplication des actionnaires comme une dispersion sociale prometteuse. Rosa dénie à ceux-ci le caractère de capitalistes (contre la définition des classes de Marx), mais comme des éléments d'un capital unique, ce qui valait pour la capitalisation des entreprises du temps. Mais elle ignorait, n'ayant sans doute pas encore lu les manuscrits du Livre 3 du Capital, que Marx avait prévu la dynamique qui amènerait ces actionnaires à devenir un immense capital financier (dont nous connaissons maintenant l'hydre infernale).

 

Ce qu'elle avait sous les yeux lui suffisait cependant à voir à terme l'inévitabilité de l'effondrement, seulement éloigné par ces pseudo-solutions. Ce n'était donc pas une raison pour l'attendre, comme le faisaient Kautsky et les « orthodoxes », et encore moins pour considérer le programme réformiste, syndicaliste et parlementaire de Bernstein comme sans conséquences pour la cause prolétarienne. Là, ce fut en les ridiculisant qu'elle traita l'objectif de conquête d'augmentations de salaires qui réduiraient le profit à un juste partage des richesses, les coopératives comme capables de concurrencer le Capital, et la conquête du pouvoir grâce au suffrage universel. Elle montra qu'on arrivait là, non à la réalisation de l'ordre socialiste, mais à la réforme de l'ordre capitaliste, non à abolir le système du salariat, mais à doser ou atténuer l'exploitation, donc à « supprimer les abus de capitalisme et non le capitalisme moi-même ».

 

Quant à la saisie graduelle de l'État par la voie parlementaire, après avoir rappelé l'analyse marxiste de l'État, elle démontre comment toutes ses transformations sont dictées par les seuls intérêts de la classe dominante et, par l'étude de l'évolution du militarisme, en rappelant qu'une des fonctions des armées, autonomes par rapport au développement économique, est d'assurer la domination de la classe capitaliste sur le peuple travailleur. « Les rapports de production de la société capitaliste se rapprochent de plus en plus des rapports de production de la société socialiste. En revanche, ses rapports politiques et juridiques élèvent entre la société capitaliste et la société socialiste un mur de plus en plus haut. Ce mur, non seulement ni les réformes sociales ni la démocratie ne le battront en brèche, mais au contraire l'affermissent et le consolident. Ce qui pourra l'abattre, c'est uniquement le coup de marteau de la révolution, c'est-à-dire la conquête du pouvoir par le prolétariat. » Cette prise du pouvoir, elle précise – contre les accusations de blanquisme dont on ne va pas cesser de l'accuser – qu'à l'exception de situations, telle celle de la Commune de Paris, où il est tombé dans les mains du prolétariat, elle « implique une situation politique et économique parvenue à un certain degré de maturité. [...] Une telle conquête ne peut être que le produit de la décomposition de la société bourgeoise ; elle porte donc en elle-même la justification économique et politique de son opportunité.»

 

Autre argument de Bernstein, et en général de tous les révisionnistes : maintenir dans un programme l'actualité de la conquête révolutionnaire du pouvoir, n'est-ce pas tendre à provoquer une révolution prématurée ? Rosa répond en réaliste : « Tout d'abord un bouleversement aussi formidable que le passage de la société capitaliste à la société socialiste ne peut se produire d'un bond, par un coup de main heureux du prolétariat. [...] La révolution socialiste implique une lutte longue et opiniâtre au cours de laquelle, selon toute probabilité, le prolétariat aura le dessous plus d'une fois ; si l'on regarde le résultat final de la lutte globale, sa première attaque aura donc été prématurée :il sera parvenu trop tôt au pouvoir. Or – et c'est le deuxième point – cette conquête "prématurée" du pouvoir politique est inévitable, parce que ces attaques prématurées du prolétariat constituent un facteur, et même un facteur très important, créant les conditions de la victoire définitive. »

 

Mais Bernstein, entraîné par la logique de son révisionnisme, en arrivait à nier la perspective d'un effondrement final du capitalisme, abandonnant toute l'analyse du Capital, puis de la lutte de classes, et l'existence même de la classe prolétarienne, donc. Il était aisé à Rosa de montrer qu'on avait là l'arsenal théorique complet des « courants opportunistes de la social-démocratie », base de leur « socialisme d'État », justifiant leur alignement politique sur les libéraux, et ainsi désarmant le prolétariat et sapant sa conscience de classe. La conséquence en était la nécessité de rejeter du parti, lors du prochain congrès, Bernstein et son courant « progressiste démocrate petit-bourgeois ». Si cette œuvre allait être reconnue avec enthousiasme par le vieux Bebel comme d'une force comparable aux écrits des deux maîtres, et fut, semble-t-il, bien accueillie par les prolétaires, il n'en alla pas de même pour la bureaucratie du parti et sa base petite-bourgeoise. Lors du congrès de Stuttgart, les « orthodoxes » feignirent de ne pas voir l'ampleur de la divergence avec Bernstein et, affirmant leur accord avec la liaison réformes/but final, attaquèrent Rosa à la fois comme novice (elle n'avait qu'un an de parti) prétendant donner des leçons aux vétérans, et comme « blanquiste », partisan de la violence. Elle y répondit en se rangeant (sous les protestations) dans une aile gauche, pas encore formalisée, celle « où l'on veut lutter contre l'ennemi », et contre l'aile droite « où l'on veut conclure des compromis avec lui », et en affirmant « que la seule violence qui nous mènera à la victoire est l'éducation socialiste de la classe ouvrière dans la lutte quotidienne. » Sa belle conclusion fut : « Le mouvement, en tant que tel, sans rapport avec le but final, n'est rien ; le mouvement comme fin en soi, n'est rien, c'est le but final qui est tout. »

 

Ses adversaires, non seulement ne désarmèrent pas mais crurent pouvoir démontrer la validité de leurs conceptions dans l'exemple du trade-unionisme anglais. Dans un article titré « Les lunettes anglaises », qui parut le 9 mai1899 dans la Leipziger Volkszeitung, Rosa les ridiculisa par une admirable histoire du syndicalisme anglais, conduite selon la méthode du matérialisme historique, montrant comment c'étaient les conditions de domination mondiale du capitalisme britannique qui lui avaient permis les concessions d'embourgeoisement d'un sommet de son prolétariat, et comment la régression de ce capitalisme dans la concurrence mondiale en cours ramenait invinciblement son prolétariat dans une situation semblable à celui du Continent. C'était en même temps montrer que ce que les « lunettes anglaises » de Bernstein lui montraient comme l'avenir du prolétariat allemand n'était que le passé anglais.

 

Contre l'appel sans ambages à l’exclusion de ces ennemis du prolétariat, que Bebel soutint de toute son autorité, disant : « Une telle tactique signifierait pour notre parti exactement la même chose que si l'on brisait l'épine dorsale à un organisme vivant tout en lui demandant d'accomplir le même effort qu'auparavant. Je ne tolérerais pas qu'on brise la colonne vertébrale de la social-démocratie, qu'on remplace son principe : la lutte de classe contre les classes possédantes, et contre le pouvoir d'État, par une tactique boiteuse et par la poursuite exclusive de buts soi-disant pratiques », les révisionnistes invoquèrent l'indépendance de la pensée et la « liberté de critique et de la science ».

 

C'est de celle-ci que Rosa fit le titre de sa réponse, toujours dans la Leipziger Volkszeitung où elle s'était imposée. Cette exigence était particulièrement perfide, puisqu'elle la mettait en situation de censure du droit de critique et de recherche de « gens qui peuvent se tromper, mais qui n'ont en vue que le salut de notre Parti. [Et que] c'est avec joie qu'on devrait accueillir des idées nouvelles puisqu'elles rafraîchissent un peu le répertoire suranné, routinier de notre propagande. » Ces derniers mots révélaient bien, sous le droit à la pensée vivante, le droit au révisionnisme. Derrière la «propagande » n'étaient-ce pas le patrimoine théorique, les principes fondamentaux « peu nombreux et très généraux, justement parce qu'ils sont la condition préalable de toute activité dans le Parti » qui étaient en question ? Quant au droit à la critique et à l'autocritique, Rosa le défendait comme une condition même d'existence du Parti. Mais elle distinguait les types de critiques : « Toute critique contribuant à rendre plus vigoureuse et consciente notre lutte de classe pour la réalisation de notre but final mérite notre gratitude. Mais une critique tendant à faire rétrograder notre mouvement, à lui faire abandonner la lutte de classe et le but final, une telle critique, loin d'être un facteur de progrès, ne serait qu'un ferment de décomposition. »À de telles critiques, il n'y avait qu'une liberté à accorder: « celle d'appartenir ou de ne pas appartenir à notre Parti. »Une autre ruse de l'argumentation révisionniste était que les problèmes soumis à la discussion du congrès touchaient à des questions scientifiques, compliquées et difficiles, qui échappaient nécessairement à la masse militante. Déjà Bernstein avait remis en cause la théorie de la valeur, des crises, et la conception matérialiste de l'histoire. Rosa montra que l'argument aristocratique et méprisant consistait à cacher, sous les problèmes théoriques ou scientifiques qui, de toute façon n'étaient pas à l'ordre du jour du congrès, des questions très pratiques, telle celle du militarisme (qui allait recevoir l'appui de révisionnistes) opposé à la revendication ancienne, et restée sur le programme, d'armée de milice sous le contrôle du peuple, enfin de la politique coloniale. De même, l'un de ces révisionnistes, Stegmuller, avait voté des fonds pour la construction d'une église. Pour Rosa, toutes ces questions appartenaient de droit et de devoir à la décision du Parti. « Celui qui lui contesterait ce droit prétendrait par là-même lui assigner le rôle humiliant d'un troupeau inconscient.» Comparant la manière dont des militants de base avaient été exclus «pour des manquements dont ils ne se sont rendus coupables qu'en raison de leur éducation insuffisante », avec le laxisme dont Bernstein et les siens étaient l'objet, elle renouvelait son affirmation : « L'heure a sonné pour le Parti, en tant que corps politique, de prendre position devant les résultats de cette critique et de déclarer : cette critique est une théorie d'enlisement, pour laquelle il n'y a pas de place dans nos rangs.»

 

Elle ne fut pas plus entendue en cette fin de 1899 que l'année précédente, et le parti allemand continua son cheminement de dégénérescence. Sans les théorisations de Bernstein, la pratique réformiste était déjà celle de la majorité « orthodoxe » du Parti, et sa bureaucratisation était parallèle à celle de ssyndicats, dont Rosa décrira le mouvement propre d'autonomisation, en 1906, dans le dernier chapitre de son Grève de masses, partis et syndicats, avec l'écart pris avec la social-démocratie par la bureaucratie syndicale, bloquant les masses prolétariennes au niveau des objectifs quotidiens et proclamant grandes victoires les petites augmentations de salaires vite dépassées par les augmentations des prix. Nous voyons dans les positions et les pratiques révisionnistes combattues par elle, celles qui expliqueront la faillite honteuse de1914.

 

En 1900, enfin, éclata la grande crise cyclique, dont le retard avait été pour Bernstein une preuve centrale des « erreurs » de Marx dans sa critique de l'économie capitaliste. Mais au point où en étaient les révisionnistes, une telle preuve de leurs réelles erreurs n'avait plus guère d'importance.

 

En effet, le bernsteinisme s'étendait sur toute l'Internationale. En France, pays de peu de pensée théorique, il s'installait pratiquement en parlementarisme réformiste sans que cela trouble les radicaux du type Guesde.

 

Et à l'autre bout de l'Europe, en Russie, un « marxisme légal » s'était d'abord installé sans inquiéter le tsarisme qui avait vu ces sages intellectuels combattre théoriquement le terrorisme, puis s'installer dans leur enseignement académique. Les démocrates bourgeois se faisaient «marxistes» sans danger. De là, il n'y avait qu'un pas jusqu'à l'engagement sous le drapeau de Bernstein dont l'ouvrage connut trois éditions avant la fin du siècle. Le « marxisme » commençait en Russie sous sa forme révisée parla « liberté de critique » où il en était arrivé en Europe occidentale à son point dernier de dégénérescence. C'est ce qu'allait remarquer, pour le combattre, un jeune marxiste révolutionnaire (l'adjectif pléonastique étant dès ce temps devenu nécessaire pour en marquer l'authenticité), qui surgit de l'obscurité de la lutte illégale de l'empire tsariste : Vladimir Oulianov. Il était le cadet d'à peine plus d'un mois de Rosa et était entré dans la lutte révolutionnaire en même temps qu'elle, et bien que dans des conditions toutes différentes, leur jeunesse militante avait été étrangement parallèle, et jusqu'àce voyage rapide que Vladimir Illich fit en 1895 à Berlin puis en Suisse, où il rencontra lui aussi Plekhanov, Axelrod et Vera Zassoulitch, avec lesquels il allait avoir d’abord le même type de rapport que Rosa.

 

La double nationalité de celle-ci lui avait permis de participer, sans y appartenir formellement. à l'activité de la SDKPiL (Social-Démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie), dont Leo Jogiches était un des dirigeants et sera, en 1902, le rédacteur en chef de l'organe théorique, Przeglad Socjademokratyczny. La partie la plus importante de la Pologne ainsi que la Lituanie étant intégrées à l'Empire russe, le problème de la liaison avec le POSDR qui venait de se constituer se posait : totale autonomie ou fusion avec autonomie limitée ? L'année même où Rosa était entrée en Allemagne, Vladimir Oulianov arrivait à Zurich. Si elle n'allait le rencontrer que des années plus tard, dès la fin de 1898 elle put connaître le nom de Lénine dans le premier numéro de l'Iskra.

 

Dès 1902, ces deux géants de la pensée marxiste authentique vont se trouver liés dans des polémiques de mises au point théoriques, de tactiques et de stratégie révolutionnaires, ainsi que de problèmes d’organisation.

Rosa Luxemburg continuatrice de Marx et Engels, Michel Lequenne. Son combat contre le réformisme ...

Début de l'article :

Née juive, libérée de la religion, elle ne s’en trouve pas moins en situation de double oppression : nationale et ethnico-religieuse.

 

L’enfant prodige qu’elle est (elle sait lire et écrire à cinq ans et ne cessera de devancer ses contemporains), est frappée de cette double injustice. Mais c’est une double base solide pour devenir révolutionnaire. Que la situation bourgeoise de sa famille lui permette de tourner l’interdit d’accès aux études supérieures fait aux Juifs, mais probablement non sans qu’elle ressente les effets psychiques de cette quasi exception dans un tel milieu, lui donne à la fois le premier armement et le coup d’envoi vers l’action. Car elle a tout de même un terrain d’entente avec ses condisciples: la haine de l’oppression russe, qui commence avec l’obligation de la langue de l’oppresseur et l’interdiction du polonais. Elle sera donc de l’opposition universitaire.

 

À sa sortie du lycée, à dix-sept ans, c’est immédiatement le saut d’entrée dans le Parti socialiste révolutionnaire, alors, en Pologne comme en Russie, le plus important parti révolutionnaire. À Varsovie, il est dirigé par un ouvrier, Martin Kasprzak (qui sera pendu en 1905). Il lui suffit de deux ans d’activité pour être repérée par la police et menacée d’arrestation. Deux ans suffisants aussi pour avoir été jugée par ses camarades une intelligence telle qu’elle devait être protégée du trou noir de la déportation afin de continuer les études nécessaires à l’action.

 

Ce fut sans doute aussi parce qu’en 1888 ce parti avait rompu avec son organisation-mère russe, Narodnaja Volja, ses pratiques d’action terroriste et sa confusion programmatique, que ses camarades mirent en elle leur espoir d’armement théorique. Ils organisèrent son passage clandestin de la frontière allemande, et ainsi, à 19 ans, en 1889, elle arriva à Zurich, le foyer brûlant de formation politique et théorique des exilés de l’intelligentsia révolutionnaire de l’empire russe. C’était un chaos intellectuel, mais fructueux, sur lequel Rosa surfa avec une maîtrise intellectuelle étonnante, et y manifestant ses qualités féminines de réalisme sensible, de sens du concret et du pratique dans un milieu où abondaient rêveurs et bohèmes, phraseurs et exaltés. Elle, alla droit à l’essentiel.

 

Étudiante sérieuse, à l’université elle absorba l’histoire naturelle qui allait nourrir son profond amour de la vie à tous ses niveaux – sans lequel il n’y a sans doute pas de véritable humanisme matérialiste –, et plus tard l’aiderait à supporter la prison. En même temps, sous un professeur éclectique, elle absorbe l’enseignement de l’économie politique de Smith et Ricardo à Marx. Pour sa part, elle s’arrêtera à ce dernier.

 

À l’extérieur, elle distinguera vite les esprits qui dominaient par la culture politique et l’intelligence : Plekhanov, son disciple Paul Axelrod, et la grande Vera Zassoulitch. Plekhanov la fascina tout d’abord. N’était-il pas le « père du marxisme russe », auteur d’une œuvre déjà importante, un égal de Kautsky ? Pourtant, là encore, son instinct la conduisit à s’éloigner de lui : trop savant, ayant réponse à tout, ne laissant pas de place à une pensée libre et vivante.

 

Beaucoup plus importante pour elle fut, en 1890, l’arrivée à Zurich de son compatriote Leo Jogiches, son aîné de trois ans, et comme elle un révolutionnaire intransigeant. De l’amitié à l’amour qui les unit seize ans, il va y avoir passage d’un échange entre l'expérience de l’organisation et de la lutte de son compagnon et sa propre supériorité culturelle et intellectuelle, qui finalement déséquilibrera le couple, d’autant plus facilement qu’ils seront souvent éloignés physiquement l’un de l’autre dans une vie d'exilés aux illégalités périodiques. Leur unité fondamentale d’esprit et de combat les réunira finalement dans la mort. Leur rencontre entérina sa rupture avec Plekhanov qui avait rejeté avec mépris la proposition de Jogiches de la co-direction d’une revue socialiste que ce dernier voulait créer, et l’avait traité, dans une lettre à Engels du 16 mai 1894, de « petit Netchaïev ». Le nom du terroriste marquait bien la distance que le grand homme mettait entre théorie et action révolutionnaire d'un militant gagné au marxisme, et qui n’avait rien d’un terroriste.

 

En 1893 avait eu lieu le congrès de Zurich de l’Internationale. Engels n’y était passé que pour un discours de clôture. Pour lui, il ne s’agissait pas d’une Internationale « marxiste », mais d'un grand corps hétérogène où le marxisme avait à s’imposer. Ne parlait-il pas à Sorge, le 13 février 1894, de « notre étrange fraction socialiste à la Chambre française » ? Il y avait compté seulement, au moment du Congrès, 12 marxistes et blanquistes sur 19 socialistes, et quelques indépendants. Rosa y représenta la DSKP (Social-démocratie du Royaume de Pologne) qui venait d’être créée, avec un mandat qui ne sera pas validé, l’Internationale ne reconnaissant que l’à peine plus ancien Parti socialiste polonais, auquel Rosa s’opposa comme à une formation réformiste social-patriote.

 

Ainsi, d’emblée, elle entrait dans la lutte qui allait être centrale au sein de la IIe Internationale jusqu’à son effondrement de 1914. Sa position était claire. Dans son rapport, elle disait : « Un parti socialiste qui s’appuie sur les masses doit défendre, certes, leurs conditions d’existence, mais il ne doit pas perdre de vue dans la lutte quotidienne le but révolutionnaire à atteindre. Les réformes ne sont que des étapes et des points d’appui dans la voie qui conduit à la révolution sociale, c’est-à-dire d’abord, à la conquête politique de l’État. »

 

Avant même la mort d’Engels, et sans qu’il l’ait su, Marx et lui avaient trouvé une continuatrice aussi inflexible qu’eux en cette jeune femme surgie hors du mouvement ouvrier le plus avancé. Mais c’est précisément parce qu’elle venait du dehors de la zone du plus grand développement du capitalisme, lequel était alors capable d’accorder au prolétariat des réformes qui le chloroformaient et corrompaient ses dirigeants par le parlementarisme, qu’elle est cette première à échapper à la dérive pratico-théorique et à y voir le plus grand péril pour la cause prolétarienne, là où Engels n’avait vu qu’un accident de parcours qui allait être dépassé par le développement même du prolétariat, tandis que Labriola n’y voyait qu’un trouble que résoudrait le débat théorique, et tournant sa lutte contre l’adversaire extérieur qui y intervenait en se réjouissant de la « crise du parti ».

 

C’est pour fonder théoriquement la perspective révolutionnaire qu’elle devra reprendre le travail de Marx sur l’accumulation du capital pour résoudre les apparentes contradictions laissées dans la grande œuvre inachevée.

 

Dans le même temps, et du fait qu’elle sortait de cette Pologne, nation divisée, et la partie dont elle venait dominée par l’Empire de Russie, elle allait devoir affronter le problème de la « question nationale » des peuples opprimés. L’ensemble de ces problèmes théorico-politiques abordés dans la perspective de la révolution prolétarienne posait la difficile question de la dialectique de l’action spontanée de masse et de l’organisation révolutionnaire. Toute la vie politique de Rosa allait se passer à reprendre, préciser et corriger ces questions aussi délicates que décisives, dont elle ne sortirait qu’en trouvant la mort au combat.

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Grève de masse. Rosa Luxemburg

La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d'application, sa force d'action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l'on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l'Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre c'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l'action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l'action de la grève elle-même ne s'arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d'autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse..."

 
Publié le 20 février 2009