Du halo qui entoure sa figure, se détache cependant une autre personnalité. Il faut la tirer de l'ombre où elle s'est volontairement tenue, avec une discrétion qui est un signe d'authentique valeur et de dévouement absolu au service d'un idéal. Cette personnalité, c'est Léo Jogiches-Tyszka. Pendant plus de vingt ans, il fut lié avec Rosa Luxemburg dans une communauté d'idées et de lutte incomparable, qui avait été renforcée par la force la plus puissante qui soit au monde : la passion ardente et dévorante que ces deux êtres vouaient à la Révolution. Peu de gens ont connu Léo Jogiches et rares sont ceux qui l'ont estimé à sa juste valeur. D'habitude, il apparaissait simplement comme un organisateur, comme celui qui faisait passer les idées politiques de Rosa Luxemburg de la théorie à la pratique, mais comme un organisateur de premier plan, un génial organisateur. Pourtant son activité ne se limitait pas là. Possédant une culture générale étendue et approfondie, disposant d'une maîtrise peu commune du socialisme scientifique et doué d'un esprit d'une tournure dialectique, Léo Jogiches était le juge incorruptible de Rosa Luxemburg et de son œuvre, sa conscience théorique et pratique toujours vigilante: il savait voir loin et ouvrir de nouveaux horizons alors que, Rosa pour sa part, restait celle qui avait l'esprit le plus pénétrant et le plus à même de concevoir les problèmes. C'était un de ces hommes aujourd'hui encore très rares, qui eux-mêmes doués d'une grande personnalité, peuvent admettre à leurs côtés dans une camaraderie loyale et heureuse la présence d'une grande personnalité féminine, assister à son développement et à sa transformation sans y voir une entrave ou un préjudice porté à leur propre moi ; un révolutionnaire souple, dans le sens le plus noble du mot, sans contradiction entre les idées et les actes. Une bonne part du meilleur de Léo est renfermé dans l'oeuvre et la vie de Rosa Luxemburg. Son insistance fougueuse et inlassable et sa critique créatrice ont également contribué à ce que la brochure de Junius ait vu le jour aussi rapidement et d'une manière aussi magistrale, de même que si elle a pu être imprimée et diffusée malgré les difficultés extraordinaires résultant de l'état de siège, c'est à sa volonté de fer que nous le devons. Les contre-révolutionnaires savaient ce qu'ils faisaient, lorsque quelques semaines après l'assassinat de Rosa Luxemburg, ils firent aussi assassiner Léo Jogiches, au cours d'une prétendue « tentative de fuite » de cette prison de Moabit où l'on a pu enlever en plein jour le meurtrier de Rosa à bord d'une élégante voiture privée.