Claudie Weill vient de disparaître. Pour rappel, un extrait d'un de ces ouvrages où Rosa Luxemburg est régulièrement citée.
Extrait de l’ouvrage de Claudie Weill, marxistes russes et social-démocratie allemande 1898 – 1904, françois maspero, 1976, bibliothèque socialiste, dirigée par georges haupt. P 52-57
II. Les militants russes dans le SPD : Parvus, Rosa Luxemburg
Ce n’est pas avec les liens personnels amicaux entre « dirigeants historiques » que s’épuisent les relations entre les états-majors des deux partis au moment de la formation du POSDR. Un autre type de rapports s’instaure – toujours au niveau des dirigeants – grâce à la médiation de militants de premier plan du SPD liés au POSDR. Appartenant à la nouvelle génération montante des marxistes, ils se sentent plus proches de la génération correspondante du POSDR. S’ils critiquent avec un certain respect les dirigeants du SPD, ils prennent moins de ménagements envers ceux du POSDR, Plekhanov et Axelrod. Lors de la crise révisionniste, ce sont eux, Rosa Luxemburg et Parvus-Helphand, issus tous deux des régions voisines de l’Empire russe, qui réagissent les premiers dans la social-démocratie allemande. Jusqu’à la révolution de 1905, on peut même constater un certain parallélisme entre leurs préoccupations et leurs destinées. C’est en 1888, âgé de vingt et un ans, alors qu’il est pour la seconde fois en Suisse, que l’étudiant juif Israel Lazarevic Helphand, né dans la région de Minsk, mais ayant passé sa jeunesse à Odessa, s’inscrit à l’Université de Bâle pour passer un doctorat d’économie politique. C’est en 1889 que Rosa Luxemburg fraîche émoulue du lycée de Varsovie quitte clandestinement la Pologne pour se rendre en Suisse, étudier l’économie politique à l’université de Zurich. Mais alors qu’elle choisit Zurich pour être en contact avec l’émigration politique polonaise et russe, Helphand préfère prendre ses distances et va à l’université de Bâle.
Pourtant, c’est à Zurich qu’ils se connurent et se lièrent politiquement. A sept ans d’intervalle, ils prirent la même décision, celle d’aller militer dans la social-démocratie allemande. Helphand y précéda Rosa Luxemburg en 1891 après s’être empressé de passer son doctorat et, comme elle, y entra de plain-pied. Dès son arrivée à Stuttgart, il fit la connaissance de Kautsky et de Clara Zetkin et collabora à la Neue Zeit, où il fit sensation. Mais Stuttgart était encore trop loin du point névralgique des débats. C’est pourquoi dès la fin 1891, il décida de s’installer à Berlin. Les recommandations de Kautsky lui permirent de collaborer à l’organe central de la social-démocratie allemande, le Vorwärts, auquel il fit connaître les marxistes russes autour de Plekhanov. Ses articles, son activité politique bouillonnante attirèrent l’attention des autorités prussiennes sur ce sujet russe. Il fut expulsé de Prusse au début de 1893. Il n’eut dès lors plus de domicile fixe pendant près de deux ans. Lors d’un passage à Zurich, il rencontra à nouveau Rosa Luxemburg et un autre dirigeant de la social-démocratie polonaise, Julian Marchlewski qui s’intéressèrent vivement à son expérience dans la social-démocratie allemande, et qui, quelques années plus tard suivirent son exemple.
En 1895, Bruno Schoenlank, le directeur du journal du parti à Leipzig le fit venir pour collaborer à la Leipziger Volkszeitung. Dès lors, il avait pris le nom de plume de Parvus. Mais la fougue de ses interventions dans les débats sur la question agraire lui aliéna même la sympathie de Schönlank, sui le remercia, après le Congrès à Breslau. Les social-démocrates de Dresde firent alors appel à lui pour tirer d’affaires à la fois financière et de contenu leur journal, la Sächsische Arbeiterzeitung. Il en fit dès lors son organe personnel, y introduisit Marchlewski et y publia aussi bien de longs pamphlets théoriques que de l’information au jour le jour.
Il dirigeait encore le journal lorsqu’en 1898, Rosa Luxemburg vint s’établir à Berlin. Elle aussi avait achevé un doctorat d’économie, mais, peu disposée à subir les persécutions policières et à mener la vie d’errances de son ami Parvus, elle avait pris ses précations. Par un mariage blanc avec Gustav Lübeck, fils de ses amis Karl et Olympia, elle avait acquis la nationalité allemande. A l’inverse de Parvus, cependant, elle n’abandonna pas pour autant son mouvement d’origine, la social-démocratie polonaise, qu’elle dirigeait depuis 1893 avec Leo Jogiches. Elle s’était aussi familiarisée dans l’émigration avec le milieu révolutionnaire russe, à Zurich et à Paris, où elle se rendait épisodiquement pour s’occuper de l’organe de la social-démocratie polonaise, Sprawa Robotnicza, auquel collabora celui que l’on peut considérer comme l’un de ses premiers maîtres à penser, Boris Naumovic Kritchevski. Compagnon de lutte de Leo Jogiches contre Plekhanov, Kritchevsky résidait alors à Paris et devint le correspondant du Vorwärts et autres journaux sociaux-démocrates allemands.
Les noms de Rosa Luxemburg et Parvus-Helphand allaient être liés dans la social-démocratie allemande lorsque s’ouvrit la crise révisionniste. Ce fut Parvus qui réagit le premier dans la Sächsische Arbeiterzeitung, suivi par Plekhanov dans la Neue Zeit et Rosa Luxemburg dans la Leipziger Volkszeitung (avant que ne paraisse sa brochure, Réforme sociale et révolution). C’est sur Rosa Luxemburg et Parvus, en tant que militants de la social-démocratie allemande, que se concentrèrent les attaques personnelles des réformistes au Congrès du SPD à Stuttgart en 1898. Et alors que Plekhanov voyait se fermer devant lui les colonnes de la presse allemande. Parvus se vit interdire l’accès à la Neue Zeit, où aucun article de lui ne parut en 1901 à 1906.
A la fin de 1898, Parvus et Marchlewski furent expulsés de Saxe. Parvus dut abandonner la rédaction de la Sächsische Arbeiterzeitung et intervint pour qu’elle soit soit confiée à Rosa Luxemburg qui accepta, à la condition exprès qu’elle pourrait continuer à publier des articles de Parvus. Ce fut pendant qu’elle dirigeait le journal (du 24 septembre à la mi-novembre) qu’y parut la lettre ouverte de Plekhanov à Kautsky, « Wofür sollen wir dankbar sein ? ». Le départ de Rosa Luxemburg de la rédaction fut d’ailleurs l’une des retombées de la crise révisionniste – à la suite d’un conflit avec Gradnauer, rédacteur de Vorwärts, à propos du compte rendu du Congrès de Stuttgart. A la fin de 1898, les Russes firent appel à Rosa Luxemburg. Elle avait espacé ses relations avec Kritchevsky, qu’elle qualifiait d’ailleurs de « malchanceux aigri ». Or le groupe Libération du travail avait cessé de collaborer avec l’Union des social-démocrates russes à l’étranger où Boris Kritchevsky occupait une position dirigeante. Il tenta alors de renouer avec Rosa Luxemburg devenue une personnalité dans le SPD et par conséquent un moyen de pression, lui proposant de collaborer avec l’Union et lui « offrant » même des mandats russes. L’antipathie de Rosa Luxemburg pour Plekhanov n’est pas la seule explication au fait qu’elle ne repoussa pas d’emblée la proposition. Elle comptait par ce biais parvenir à réassocier Leo Jogiches au mouvement russe. Cette réconciliation superficielle avec Kritchevsky fut de courte durée ; mais en octobre 1898, elle le mentionnait encore à Plekhanov comme traducteur possible.
Alors que Rosa Luxemburg s’intégrait de plus en plus dans les affaires allemandes – on lui offrit même de collaborer à la rédaction du Vorwärts à la fin de 1899 -, Parvus en était provisoirement exclu. Le Vorwärts refusait même de publier ses articles. Il s’était installé à Munich grâce à l’appui de Georg von Vollmar, un des chefs de file du réformisme, y avait fondé un journal Aus der Weltpolitik, qui était en même temps une sorte d’agence pour alimenter la presse locale du SPD en analyses sur la politique internationale, mais les journaux locaux du SPD furent de bien piètres clients. Il avait créé également avec Julian Marchlewski-Karski, une maison d’édition de littérature slave et nordique dont le plus grand succès prometteur mais trompeur, fut Les bas-fonds de Maxime Gorki. Il avait sans doute négocié avec lui lors du voyage qu’il avait entrepris en Russie à partir de mai 1899 avec le Dr Carl Lehmann, en vue d’y étudier les phénomènes de la famine. Il aurait alors rencontré à Vjarka Potresov, dont il avait fait la connaissance chez Kautsky en 1895. C’est sans doute lors de cette entrevue que Potresov lui exposa les prémices de l’Iskra-Zarja et fit appel à sa collaboration. Carl Lehmann et lui-même comptèrent d’ailleurs parmi les artisans importants de l’entreprise. A leur retour de Russie, ils rédigèrent un livre d’après les notes scrupuleuses prises par le Dr Lehmann, Das hungernde Russland, Reiseeindrücke ; Beobachtungen und Untersuchungen, qui parut chez Dietz, l’éditeur du SPD à Stuttgart en 1900.
Si sa mise au ban du parti allemand ne lui permettait plus d’y intervenir politiquement de manière efficace en faveur de ses amis russes. Parvus disposait toutefois de relations suffisantes pour les aider à réaliser à Munich le projet de publication Iskra-Zarja. Huit des numéros de l’Iskra auraient été imprimés sur une presse qu’il cachait dans son appartement. Lénine vint s’installer à Schwabing tout près de chez lui, et il fut l’une des rares personnes que Lénine fréquenta dans l’exil munichois. En outre, Parvus et Marchlewski- Karski tentèrent d’organiser la colonie des étudiants russes à Munich, au moyen de tracts, de brochures, etc. Pendant toute cette période, il ne cessa d’assister ses amis russes de ses conseils parfois forts paternels. Il publiait notamment dans la Weltpolitik une mine d’informations sur la Russie et ce bulletin participa activement en 1904 à la campagne social-démocrate en faveur des Russes, déclenchée par les accusations portées contre eux au parlement allemand.
La scission intervenue lors du second congrès du POSDR lui fut sans doute communiquée par Potresov. Il tenta alors par tous les moyens de s’informer, écrivant à tous les protagonistes : Potresov, Azelrod, Lenine, etc. Il en parla à mots couverts dans un article critique paru dans la Weltpolitik et prodigua des conseils de modération et de conciliation. Il fit partie lui aussi du plan de campagne de la « minorité » contre Lénine, il était avec Kautsky et Rosa Luxemburg l’une des « autorités » qu’il fallait « lâcher » contre Lénine. Il se prêta d’autant plus à ce plan de bataille qu’il collaborait alors étroitement avec l’un des adversaires acharnés des principes organisationnelles de Lénine (le jeune Trotsky) et que Lénine l’attaquait dans Un pas en avant, deux pas en arrière. Quant à Rosa Luxemburg, elle fut sans doute informée plus tôt que Parvus des événements qui s’étaient produits à Londres dans la mesure où les délégués de son parti, Adolf Warzawski-Warski et Hanecki-Fürstenberg, avaient assisté au début du congrès pour y discuter des modalités d’affiliation de la SDKPiL au POSDR. Son article « les questions de la social-démocratie russe » - parut en même temps dans l’Iskra et dans la Neue Zeit. Elle prenait résolument parti pour la « minorité », attaquant les théories organisationnelles de Lénine, qu’elle qualifiait de jacobines et de blanquistes alors qu’elle citait en exemple la discipline fameuses du SPD. Comme elle passait pour l’experte des affaires russes dans le SPD et était toujours prête à donner des leçons à ceux qui qui prétendaient lui disputer ce rôle, son opinion était depoids et a largement contribué à ruiner la position de Lénine et de la « majorité » déjà précaire, auprès des dirigeants du SPD. Lénine tenta de lui répondre dans la neue Zeit, mais la contribution de Rosa Luxemburg avait, de l’avis de son rédacteur Kautsky, une portée nationale, alors que celle d’un Lénine n’était que spécifiquement russe.
Lorsque les social-démocrates allemands tentèrent de dépasser leurs jugements initiaux et de promouvoir l’unification du POSDR0. Lénine et les Bolchéviks estimèrent sans doute qu’il était trop tard, qu’ayant échoué une première fois il leur fallait d’abord acquérir une position de force, et par conséquent modifier et affermir leur tactique.
Le rôle et le poids politique de ces intermédiaires entre SPD et POSDR qu’étaient Parvus et Rosa Luxemburg ne sont donc pas négligeables. Car ils ne se bornaient pas à informer les dirigeants ou l’opinion publique social-démocrate allemande, ils intervenaient personnellement dans les conflits dont le centre de gravité se situait alternativement dans le SPD ou le POSDR. Le choix fait en s’engageant dans le mouvement allemand déterminait tout naturellement leur optique et leurs options, et ils acceptaient implicitement, mais à leur corps défendant, la suprématie du SPD.
Occurences : 10, 11, 35, 52-55, 57-59, 64, 86, 87, 93, 109, 111-112, 114-116, 118, 121, 124-126,128, 132, 133, 125-139, 143, 146, 150, 151, 152, 157, 128-162, 165-168, 219