Ce triste "mais" dans l'éditorial de l'Humanité après l'assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg
(Les indications entre crochets sont de l'auteur de l'article R. Merle)
Voici l'éditorial de L'Humanité, journal socialiste, 19 janvier 1919, qui, au-delà du salut sincère, mais formel, à Liebknecht et Rosa Luxemburg, reflète bien la prudence qui se veut réaliste de la plupart des socialistes français, et le refus de "l'aventurisme" spartakiste.
" Depuis les premiers jours de novembre, l'Allemagne est en révolution. La colère du peuple a d'abord balayé la clique dirigeante et réduit à l'impuissance les classes possédantes. Le kaiser et le kronprinz se sont enfuis en Hollande, les trônes des États confédérés se sont effondrés. Hobereaux, magnats de l'industrie, pangermanistes et caste militaire sont rentrés sous terre, et la Parti socialiste a pris le pouvoir.
L'agitation est allée croissante. Dans la carence presque complète des partis bourgeois, la lutte s'est poursuivie entre les différentes fractions prolétariennes. Le vieux parti social-démocrate est maître de l'heure. Quant à l'extrême-gauche, résolue à profiter des circonstances pour établir un régime nettement socialiste, elle livre des assauts répétés au gouvernement issu de la révolution.
Le conflit, dans ces derniers jours, a pris une forme violente. La révolution allemande a connu à son tour ses journées de juin. [juin 1848 - écrasement du prolétariat parisien par les républicains bourgeois et petits-bourgeois]
Liebknechet et Rosa Luxemburg sont tombés sous les coups des soldats de l'ordre [le journal ne précise pas que ces soldats "de l'ordre" sont les Corps francs réactionnaires, auxquels la direction socialiste a fait appel]. Tous les socialistes se rappellent leur lutte admirable menée pendant quatre ans contre la guerre. ["lutte admirable" contre la guerre qui n'a été en aucun cas celle des socialistes français] Tous ont rendu hommage à leur sincérité, leur courage, leur énergie. Tous ont partagé leurs souffrances et leurs espérances. Tous ont salué en eux les apôtres de la Révolution, les champions irréductibes de l'idéal socialiste.
Leur mort nous plonge dans la tristesse et pèsera lourdement sur l'avenir de la Révolution allemande.
Mais, au-dessus des passions et des sentiments les plus respectables, il importe de discerner clairement les faits et les possibilités [la fameuse "analyse concrète d'une situation concrète"] . Il est indéniable que tous les socialistes voudraient que la Révolution allemande ne fut point seulement une révolution politique, mais une révolution économique, une révolution sociale, transformant de façon radicale le régime capitaliste en régime socialiste. Cette transformation est-elle possible en l'état actuel des choses en Allemagne ?
L'ancien empire du Kaiser mieux que tout autre pays, est mûr pour le socialisme. La concentration capitaliste y est avancée plus qu'ailleurs. L'industrie y avait, avant 1914, atteint un développement tel qu'on pouvait envisager la socialisation rapide. Les services publics y étaient également très perfectionnés, et le socialisme d'État pouvait facilement être transformé en socialisme proprement dit.
D'autre part, les puissantes organisations corporatives et politiques de la classe ouvrière fournissaient des cadres tout prêts, non seulement pour la période révolutionnaire, mais encore pour assurer et développer les conquêtes matérielles de la Révolution. C'est ce que comprenaient Liebknecht et ses amis, et c'est pourquoi ils demandaient qu'on allât directement au socialisme intégral sans s'arrêter à mi-chemin.
La conception de Liebknecht était logique, et elle aurait pu se réaliser si les obstacles nombreux ne s'accumulaient sur cette voie. L'opinion publique, malgré l'expérience de la guerre, ne pouvait se transformer du jour au lendemain.
Non seulement un changement aussi total n'était pas possible dans les masses plus ou moins au courant des choses de la politique, mais, dans la social-démocratie elle-même, des chefs nombreux et autorisés avaient pactisé avec l'impérialisme, étaient devenus, peu à peu, des hommes de compromis. [Pour autant, au-delà de cette claire condamnation, l'édito continuera à souhaiter l'union avec ces "chefs nombreux et autorisés".]
Il faut donc, en outre, tenir compte de la situation internationale. L'Allemagne vaincue est prise à la gorge par les impérialismes alliés. L'Entente, qui songe à écraser par la force la Révolution russe, exerce en Allemagne une pression pour ce qu'elle appelle le maintien de l'ordre. Elle ne doit point laisser ignorer au nouveau gouvernement allemand que les conditions de paix dépendront de sa "sagesse", c'est-à-dire des garanties qu'il saura donner à la perpétuité des privilèges et de la propriété capitalistes.
Aussi comprend-on la perplexité dans laquelle se trouvent les socialistes indépendants - les Haase, les Bernstein, les Kautsky. [Il s'agit du parti créé en 1917 par les socialistes désireux de mettre fin au conflit] Ils sont débordés par les extrémistes de droite et de gauche [Les spartakistes, qui avaient adhéré au parti socialiste indépendant, viennent de le quitter en décembre 1918]. Cependant, ce sont eux qui nous paraissent être dans le vrai. Tenant compte des difficultés de l'heure, tout en n'abandonnant rien de leur idéal, il comprennent qu'il n'est pas trop de toutes les forces organisées du prolétariat et de leur union pour faire face aux réactions du dehors comme aux réactions du dedans, et ne pas compromettre dans un jeu de hasard l'avenir de la Révolution allemande.
Les événements d'Allemagne sont loin de nous surprendre. C'est le contraire qui nous étonnerait. L'histoire montre que des événements aussi formidables ne peuvent se dérouler sans heurts, sans excès, sans luttes fratricides. La Révolution française et la Révolution russe nous ont fixées à cet égard.
Toutefois, nous ne saurions assez exprimer le vœu que ces luttes entre révolutionnaires fassent place à l'accord de tous les éléments sincères, et que, surmontant les obstacles, la République allemande s'engage dans la voie du socialisme, où tous les pays la suivront.
Paul MISTRAL"
[Paul Mistral (1872), député de l'Isère, avait initialement approuvé l'Union sacrée. Il souhaitera ensuite, avec d'autres minoritaires, un règlement rapide et juste du conflit. On le retrouvera en 1920 parmi les "Centristes" qui refusent l'adhésion sans conditions à la IIIe Internationale]
http://merlerene.canalblog.com/archives/2017/12/12/35948071.html
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