La question d’Orient et le Vorwärts
Sächsische Arbeiter-Zeitung (Dresde)
N° 273, 25 novembre 1896
Gesammelte Werke, Tome 1/1
Berlin 1970 – P. 69 – 73
Traduction Dominique Villaeys-Poirré, oct. 2016
J’ai adressé le 14 de ce mois à la rédaction du Vorwärts une réponse à la déclaration du camarade Liebknecht parue dans ce journal le 11. A ce jour, elle n’a pas été publiée, elle n’a pas non plus fait l’objet d’une réponse sous quelle que forme que ce soit de la part de la rédaction. Cela équivaut vraisemblablement à un refus de publication. J’espère que la rédaction de la « Sächsische Arbeiterzeitung » ne me refusera pas la publication de la réponse ci-après, et que je pourrai ainsi défendre ma position concernant la question d’Orient telle que je l’ai présentée dans la « Sächsische Arbeiterzeitung », position qui a été si fortement critiquée par Liebknecht.
Selon une étrange logique du destin, l’interpellation du Vorwärts par une assemblée berlinoise à propos de la question arménienne a eu la conséquence suivante : le camarade Liebknecht s’est placé avec mes articles sur ce thème dans la « Sächsische Arbeiterzeitung » en accusateur, a prononcé mon exclusion de la question d’Orient et mon bannissement sur les terres des « atrocités » polonaises. D’une part, mes articles n’apporteraient rien de neuf selon Liebknecht, car « pour n’importe quel béotien du socialisme, il est clair que le soulèvement arménien est lié aux conditions économiques », mais d’autre part ils ne constitueraient rien d’autre qu’une qu'une reproduction grossière des analyses de la presse de Gladstone et de la presse russe, qui aurait pu être réalisée par n’importe quel camarade en Allemagne.
En ce qui concerne la relation existant entre les mouvements politiques et nationaux et les causes économiques, je ne doute pas un instant que cela soit clair pour le camarade Liebknecht puisque pour Liebknecht « même ( ?!) les guerres de rapine des tribus africaines les plus arriérées peuvent être expliquées par des causes économiques». Seulement, le facteur économique "à l'oeuvre à l’arrière-plan" en Turquie prend pour lui une forme orientale étrange, c’est-à-dire que ce n’est pas pour lui un effet du développement économique interne de la Turquie mais du rouble russe. Ainsi lisons-nous littéralement dans une notice de l’édition du Vorwärts du 6 septembre de cette année : « Les oppositions nationales et religieuses, dont on ne voyait auparavant aucune trace, s’exacerbent de plus en plus et les Grecs et les Arméniens qui au cours des siècles étaient parvenus à la possession de presque toutes les richesses et de tous les postes, se retrouvent brusquement en position d’opprimés ! … Et tout ceci depuis que la diplomatie européenne s’est mêlée des affaires turques et que la Turquie est devenue le proie et le jouet des intrigues politiques. ». Dans un autre article, on nous assure que les Arméniens dans leur ensemble et en particulier sont un peuple vile, haï de tous, dans un troisième que les atrocités n’existent que sur le papier et dans un quatrième que Salisbury serait le seul à pouvoir faire régner le calme en Orient etc, etc. Le rouble est en soi sans aucun doute un facteur « économique » ». Mais le Vorwärts, en en faisant un facteur historique fondamental, réduit toute l’histoire moderne en Orient à une simple et gigantesque question de corruption, à un jeu d’intrigues diplomatiques, c’est-à-dire à quelque chose qui ne peut être vu comme « conditions économiques » qu’au sein d’un épais brouillard où tous les chats sont gris.
Mais il ne s’agissait en aucun cas de faire une découverte évidente, à savoir qu’il y a quelque chose d’économique dans les fondements du mouvement arménien. Cela ne serait en effet qu’un « lieu commun ». Il s’agissait de fait de reconstruire l’évolution économique de la Turquie à partir des faits connus et qui sont vus habituellement comme des éléments épars et sans relations entre eux de la vie sociale, d’en montrer les ferments internes et l’orientation et d’en tirer les conséquences politiques d’une part et pour les intérêts de la social-démocratie en Orient d’autre part, en bref – non pas d’expliquer l’histoire de la Turquie à l’aune du rouble, mais au contraire d’expliquer le rôle du rouble à partir de l’histoire de la Turquie, non pas d’intégrer de force les événements dans nos analyses sclérosées mais au contraire de mettre en harmonie nos analyses et les événements actuels. En partant de ce point de vue, on devait nécessairement parvenir à la conclusion que le déclin de la Turquie n’est que la conséquence naturelle de sa décomposition économique interne, qui de son côté a été causée par l’économie financière et la modernisation de l’appareil d’Etat, que ce processus que nous ne pouvons arrêter nous est très profitable car il nous donne, avec une Turquie libérée de ses protecteurs chrétiens de même qu’avec des Etats des Balkans libérés du joug turc, une arme puissante contre les convoitises russes en Orient. Il est possible que mes articles comme le pense le camarade Liebknecht n’aient pas apporté de lumière sur ces questions, c’est d’ailleurs sans importance. Ce qui importe c’est que le Vorwärts a fait montre en tous les cas dans ses analyses d’une longue suite de manquements. Toute la faiblesse de sa position nous apparaît de fait résider dans ce que Liebknecht considère comme sa plus grande force : il a étudié la question d’Orient - contrairement à nous - à partir de ses propres conceptions (parmi elles, il compte la fréquentation de Karl Marx et l’école de Londres du génial Urquhart), à savoir celles du temps de la guerre de Crimée. Mais depuis la guerre de Crimée, 40 années entières ont passé et beaucoup de choses ont changé depuis sous les cieux et sur la terre. Depuis, la Russie qui était un pays d’économie naturelle est devenue un pays capitaliste et s’est élevée sur le tas de cendres politiques au rang de maître de l’Europe. La Turquie est passée depuis à l’économie financière. Depuis, il y a eu la guerre de 1877 et le Congrès de Berlin (1878). Depuis, la Roumanie, la Serbie et la Bulgarie, la Bosnie et l’Herzégovine se sont séparées de la Turquie. La décomposition économique qui a conduit à son déclin politique n’est parvenue à son plus haut point qu’après la guerre de Crimée. D’autre part, la diplomatie russe elle aussi n’a pu tirer que de l’expérience de l’indépendance de la Bulgarie, de la Roumanie, de la Serbie et donc dans les années 80, les enseignements politiques, à savoir que l’effritement progressif de la Turquie est dommageable, qu’au contraire son intégrité compte tenu de son affaiblissement interne peut jusqu’à un certain point rendre de grands services. L’état des choses concernant la question orientale a donc connu, aussi bien matériellement que pour les conséquences politiques qui en découlent, un virage à 180° depuis la guerre de Crimée et pris une direction complètement opposée à celle existant auparavant. Les choses s’étant transformées en leur propre antithèse depuis la guerre de Crimée, il était donc nécessaire que les idées de l’époque se transforment en leur contraire elles aussi, par rapport aux événements actuels et dans le même temps aux présupposés d’autrefois.
La politique orientale poursuivie autrefois par les socialistes avait pour cible toute entière la Russie. La Russie recherchait inlassablement le déclin de la Turquie, les socialistes se battaient donc pour son intégrité. Au contraire, aujourd’hui, la Russie veut protéger l’intégrité de la Turquie. Comme le Vorwärts persiste dans son ancienne politique et sonne l’alarme pour défendre l’intégrité de la Turquie au moindre frémissement sur la péninsule balkanique, il retombe dans le travers originel suivant :
Tout d’abord, les changements sur le front de la Russie semblent tout à fait incompréhensibles si on les analyse à partir des points de vue de la politique socialiste de 1855. C’est pourquoi le Vorwärts croit les voir comme « uun mirage trompeur », et comme il a en tête les anciennes intrigues russes, il recherche obstinément des signes du vieux jeu diplomatique russe dans les évènements d’aujourd’hui qui sont en complète contradiction avec lui.
Deuxièmement, l’ensemble de l’évolution de la situation en Turquie qui conduit aux soulèvements et à sa décomposition n’est pour lui rien d’autre qu’un fait désagréable, gênant et est donc tout simplement ignoré. On dénonce les accusations de cruautés comme un mensonge, ceux qui se soulèvent comme un peuple dénué d’intérêt et les révoltes comme une pièce de théâtre.
En un mot du fait de son hostilité envers la Turquie, le Vorwärts en est arrivé à la même situation que la diplomatie russe ; en cherchant à s’interposer contre les prétendus projets de la Russie, il devient un défenseur inconscient de ses véritables plans. Et comme les événements réels dérangent ses interprétations, il en déclare tout simplement la réalité comme un effet de l’imagination.
Il est possible que si l’on part du point de vue de cette politique, c'est-à-dire du point de vue de la guerre de Crimée, ma conception de la question d’Orient puisse paraître russophile. Mais il me semble tout à fait incontestable que la politique orientale du camarade Liebknecht constitue du point de vue actuel, un service rendu malgré lui au bastion de l’absolutisme européen. Cela me semble incontestable. Faire un lien entre Liebknecht et la politique russophile peut paraître une mauvaise plaisanterie. Mais une telle mauvaise plaisanterie peut devenir l’Histoire avec un grand H, car tout béotien du socialisme sait bien qu’avec le temps "La raison devient folie, le bienfait, tourment".
Camarades ! Liebknecht me fait comprendre à la fin qu’en étudiant la question d’Orient, j’aurais d’une certaine façon pénétré dans son domaine réservé et que je ferais mieux de m’occuper des atrocités commises en Pologne. Si personne ne pouvait plus étudier des événements pour lesquels le Camarade Liebknecht s'est forgé en leur temps une opinion, cela constituerait en tous les cas une conséquence fatale, à ce jour inconnue des historiens, de la guerre de Crimée. Mais Liebknecht est le moins bien placé pour imposer "une séparation stricte des domaines où s’exerce la violence", car il a lui-même justement du temps de la guerre de Crimée de manière grave craché dans la soupe de nous autres socialistes polonais, en servant par ses déclarations le nationalisme polonais et en prenant parti dans une question divisant les socialistes polonais, question qu’il ne connaît ni de par ses propres analyses ou ni par d'autres analyses, ni par la presse de Gladstone et par une autre presse.
(Merci de toute proposition d'amélioration de la traduction)
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