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Assassinat de Rosa Luxemburg. Ne pas oublier!

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg a été assassinée. Elle venait de sortir de prison après presque quatre ans de détention dont une grande partie sans jugement parce que l'on savait à quel point son engagement contre la guerre et pour une action et une réflexion révolutionnaires était réel. Elle participait à la révolution spartakiste pour laquelle elle avait publié certains de ses textes les plus lucides et les plus forts. Elle gênait les sociaux-démocrates qui avaient pris le pouvoir après avoir trahi la classe ouvrière, chair à canon d'une guerre impérialiste qu'ils avaient soutenue après avoir prétendu pendant des décennies la combattre. Elle gênait les capitalistes dont elle dénonçait sans relâche l'exploitation et dont elle s'était attachée à démontrer comment leur exploitation fonctionnait. Elle gênait ceux qui étaient prêts à tous les arrangements réformistes et ceux qui craignaient son inlassable combat pour développer une prise de conscience des prolétaires.

Comme elle, d'autres militants furent assassinés, comme Karl Liebknecht et son ami et camarade de toujours Leo Jogiches. Comme eux, la révolution fut assassinée en Allemagne.

Que serait devenu le monde sans ces assassinats, sans cet écrasement de la révolution. Le fascisme aurait-il pu se dévélopper aussi facilement?

Une chose est sûr cependant, l'assassinat de Rosa Luxemburg n'est pas un acte isolé, spontané de troupes militaires comme cela est souvent présenté. Les assassinats ont été systématiquement planifiés et ils font partie, comme la guerre menée à la révolution, d'une volonté d'éliminer des penseurs révolutionnaires, conscients et déterminés, mettant en accord leurs idées et leurs actes, la théorie et la pratique, pour un but final, jamais oublié: la révolution.

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Avec Rosa Luxemburg.

1910.jpgPourquoi un blog "Comprendre avec Rosa Luxemburg"? Pourquoi Rosa Luxemburg  peut-elle aujourd'hui encore accompagner nos réflexions et nos luttes? Deux dates. 1893, elle a 23 ans et déjà, elle crée avec des camarades en exil un parti social-démocrate polonais, dont l'objet est de lutter contre le nationalisme alors même que le territoire polonais était partagé entre les trois empires, allemand, austro-hongrois et russe. Déjà, elle abordait la question nationale sur des bases marxistes, privilégiant la lutte de classes face à la lutte nationale. 1914, alors que l'ensemble du mouvement ouvrier s'associe à la boucherie du premier conflit mondial, elle sera des rares responsables politiques qui s'opposeront à la guerre en restant ferme sur les notions de classe. Ainsi, Rosa Luxemburg, c'est toute une vie fondée sur cette compréhension communiste, marxiste qui lui permettra d'éviter tous les pièges dans lesquels tant d'autres tomberont. C'est en cela qu'elle est et qu'elle reste l'un des principaux penseurs et qu'elle peut aujourd'hui nous accompagner dans nos analyses et nos combats.
 
Voir aussi : http://comprendreavecrosaluxemburg2.wp-hebergement.fr/
 
10 avril 2009 5 10 /04 /avril /2009 02:13
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2 avril 2009 4 02 /04 /avril /2009 19:38

L'Univers des Experts
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Parmis les causes de l imperialisme du XIXème siecle laquelle vous semble la plus évidente?

 

 
 

 

 
 

 

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1 avril 2009 3 01 /04 /avril /2009 19:38
lu sur le net

Millerandisme, Il y a près de cent ans… le premier socialiste dans un gouvernement de la bourgeoisie

A la fin du XIXème siècle, s’il revint à un allemand, Bernstein, de faire la théorie de la révision du marxisme, le réformisme, c’est à un socialiste français, Millerand, qu’il revint d’en réaliser l’application pratique.

Alexandre Millerand était un avocat d’affaires. Elu en 1889, il faisait partie des socialistes indépendants, c’est-à-dire indépen-dants du contrôle des travailleurs socialistes. En fait, il était républicain et son objectif politique était de rallier le socialisme à la république de la bourgeoisie, cette république qui s’était érigée sur l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Réformiste, il disait : " La substitution de la propriété sociale à la propriété capitaliste ne sera que progressive ". Conséquent, il accepta la proposition de devenir ministre du Commerce et de l’Industrie, de 1899 à 1902, et il gouverna aux côtés du général de Galliffet, bourreau de la Commune devenu ministre de la Guerre.

Le mouvement socialiste international avait déjà imposé à la bourgeoisie par ses luttes, d’avoir ses propres représentants au parlement qu’il s’agissait d’utiliser comme une tribune pour s’adresser à l’ensemble du monde du travail. Pour les fondateurs du marxisme, il ne pouvait être question d’aller au gouvernement gérer les affaires de la bourgeoisie. Ainsi, lorsqu’en 1899, le prétendu socialiste Millerand entra au gouvernement, cela provoqua une vive polémique.

Les révolutionnaires du mouvement socialiste combattaient cette participation qui était l’aboutissement logique des théories réformistes. Rosa Luxembourg écrivait alors, en 1899 : " Lorsque, au parlement, les élus ouvriers ne réussissent pas à faire triompher leurs revendications, ils peuvent, tout au moins, continuer la lutte en persistant dans une attitude d’opposition. Le gouvernement, par contre, qui a pour tâche l’exécution des lois, l’action, n’a pas de place, dans ses cadres, pour une opposition de principes ; il doit agir constamment et par chacun de ses organes ; il doit, par conséquent, même lorsqu’il est formé de membres de différents partis, comme le sont en France depuis quelques années les ministères mixtes, avoir constamment une base de principes communs qui lui donne la possibilité d’agir, c’est-à-dire la base de l’ordre existant, autrement dit, la base de l’Etat bourgeois ".

Mais d’autres dirigeants socialistes, comme Jaurès, soutenaient la démarche de Millerand. Pour eux, les réformes sociales que pouvait obtenir un ministre "ami des ouvriers" étaient un pas vers le socialisme. Rosa Luxembourg leur répondait : " L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’Etat bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’Etat bourgeois ".

La suite des événements lui donna raison. Très vite, le gouvernement de Millerand montra sa nature de classe en réprimant les grèves ouvrières dans le sang, comme en Martinique en février 1900 où il y eut 9 ouvriers tués, et à Châlons-sur-Marne en juin où il y eut aussi des morts.

Par la suite Millerand deviendra ministre de la Guerre en 1912 et 1913, puis en 1914 et 1915. Il déclarait alors : " Il n’y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales : il n’y a plus que la guerre ". Puis, il gagnera de nouveaux galons contre les cheminots, lors de la grande grève de 1920, pour devenir président de la république de 1920 à 1924.

La rupture dans le mouvement socialiste fut inévitable et nécessaire. C’est de cette rupture commencée dans la lutte contre le millerrandisme puis la guerre impérialiste, et achevée par la révolution russe de 1917, qu’est né le parti communiste qui, aujourd’hui, comme il l’a déjà fait au lendemain de la deuxième guerre mondiale, renie ses origines.

Il s’agissait alors que la classe ouvrière retrouve un drapeau et un programme pour construire un parti qui n’avait plus aucun lien avec les "socialistes" de gouvernement, un parti ouvrier qui combatte tous les gouvernements de la bourgeoisie, et qui prépare le monde du travail à imposer son contrôle démocratique sur l’économie, par les luttes, en s’émancipant de toute solidarité politique avec les partis de gauche. Militant pour cette rupture entre politique bourgeoise et politique socialiste, Rosa écrivait en 1912 : "Une alliance entre les deux ne peut avoir qu’un seul résultat : paralyser la puissance de la classe ouvrière et jeter la confusion dans la conscience de classe du prolétariat".

Des paroles pour aujourd’hui.

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29 mars 2009 7 29 /03 /mars /2009 10:45

Ce texte est repris d'un site  : celui de la revue "Annales historiques de la Révolution française". Il analyse en quelle mesure la réflexion sur la révolution française était pour Jaurès source d'inspiration politique pour son action. 

Bruno Antonini

Jaurès historien de l’avenir : gestation philosophique d’une « méthode socialiste » dans l’Histoire socialiste de la Révolution française. in Annales historiques de la Révolution française, Numéro 337, [En ligne], mis en ligne le : 15 septembre 2007. URL : http://ahrf.revues.org/document1532.html.

Résumé

Le but de notre article est d'essayer de montrer en quoi l'expérience rédactionnelle et éditoriale de l'Histoire socialiste de la Révolution française fut pour Jaurès, hormis le prétexte pédagogique évident pour préparer les dirigeants à l'unité du mouvement socialiste encore divisé et pour éduquer politiquement les militants et le prolétariat, l'occasion d'affiner sa réflexion sur une future « méthode socialiste », à la veille de l'unité de 1905. Parce que « la Révolution française contient le socialisme tout entier », quels sont donc les événements que Jaurès juge les plus pertinents et les plus féconds pour l'avenir socialiste de la société et de l'État ? Rappelant le contexte et les conditions de cette grande entreprise, nous nous sommes attachés à retrouver ce qui fonde philosophiquement sa démarche et ses analyses historiques - spécialement au cours du « moment thermidorien » - à partir de sa méthode philosophique adossée à sa métaphysique de l'unité de l'être. Une esquisse, en somme, de l'analyse critique jaurésienne de la « dictature jacobine » et de l'esprit révolutionnaire de Robespierre conditionnant le socialisme réformiste gradualiste de Jaurès.


Texte intégral

Au moment où l’on s’apprête à commémorer Jaurès une nouvelle fois, avec le centenaire du journal L’Humanité, le 18 avril, les 90 ans de l’assassinat, le 31 juillet et les 80 ans de la panthéonisation, le 23 novembre 2004, il n’est pas inutile de rappeler ce que furent, il y a cent ans déjà, les conditions et les enjeux de sa monumentale étude sur la Révolution française. C’est en 1903 qu’il acheva la rédaction de l’Histoire socialiste de la Révolution française, vendue d’abord en fascicules puis en volumes. Elle se poursuivra avec d’autres collaborateurs jusqu’en 1908, pour la période allant du 9 Thermidor à 1900, comme nous le verrons plus bas. À la même époque, il est, pour l’année 1903 seulement, vice-président de la Chambre des députés et, dans la foulée de son œuvre historique sur la Révolution, il va proposer la création de la Commission d’Histoire de la Révolution française – ou Commission pour la recherche et la publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution française –, plus communément connue sous le nom de « Commission Jaurès » 1, dans son discours parlementaire du 27 novembre 1903. La proposition de Jaurès est approuvée à l’unanimité par les députés, et la Commission est créée le 21 décembre de la même année. Mais, en deçà de cette célèbre Commission, voyons donc quels étaient les enjeux à la fois intellectuels, politiques et philosophiques de l’Histoire socialiste de la Révolution française. En somme, qu’est-il allé chercher dans le passé révolutionnaire de la France pour penser le présent et dessiner la révolution sociale à venir ?

Après l’affaire Dreyfus, Jaurès adopte une vue plus proche de la réalité sociale. Pour lui, il s’agit désormais de consolider d’abord la République et de ne travailler à l’unité que dans et par la République. La révolution n’est plus pour demain, mais pour plus tard. Cependant après-demain, c’est par la République que la révolution socialiste sera réalisée ; c’est par elle que l’humanité (unité des hommes au-delà des divisions entre races, nations et classes) existera enfin pleinement. Cette République-là suppose un État (vraiment) démocratique, pour ouvrir ensuite la voie au socialisme.

Cette nouvelle approche porte en elle une autre démarche intellectuelle : Jaurès adopte une démarche non plus utopiste (comme dans ses articles sur l’organisation socialiste dans La Revue socialiste en 1895-1896), mais historique, qu’il mettra en œuvre dans l’Histoire socialiste de la Révolution française et, en 1910, dans l’Armée nouvelle.

Changement de perspective dans un changement de méthode : Jaurès reste fidèle à l’idée de révolution, mais selon une approche plus pragmatique et méthodique. Le philosophe se fait historien. Pourquoi une telle conversion ?

Certes, au moment où Zola publie son célèbre J’accuse, Jaurès écrit que « le socialisme n’est plus à l’état de préparation philosophique ; il est à l’état de parti, à l’état de combat » 2. Ce combat est celui d’une pédagogie de l’action des masses et une philosophie en action pour les masses. Jaurès entend en effet donner le rôle central au peuple, dans sa fresque historique sur la Révolution française ; cette Révolution est certes essentiellement bourgeoise, mais déjà germent en elle les premières formes de socialisme. Ouvriers et paysans doivent agir et s’instruire de concert. C’est dans la fraternité que la révolution sociale doit se préparer et s’accomplir. En cela, Jaurès se démarque de Marx, qui voyait dans la paysannerie un milieu rétrograde et réactionnaire. Pour Jaurès, l’alliance sociologique, historique et politique du prolétariat et du monde paysan est nécessaire au triomphe prochain du socialisme : « [il] faut que le socialisme sache relier les deux pôles, le communisme ouvrier et l’individualisme paysan », écrit-il dans le tome I de l’Histoire socialiste.

Une triple intention…

Dans cette monumentale entreprise socialiste et scientifique, l’intention de Jaurès est triple : elle est d’abord généreusement éducative, puis historiographique et polémique, et enfin audacieusement politique. Commençons par sa dimension éducative.

Il s’agit d’abord d’écrire une histoire de la Révolution française destinée aux ouvriers et aux paysans, en vue d’informer, et même de former le prolétariat, de l’instruire pour préparer efficacement la révolution à venir. Il faut que le prolétariat soit suffisamment éclairé, en France au moins, de sa tradition révolutionnaire unique au monde (1789-1793 ; 1830 ; 1848 ; 1871), pour réaliser la révolution sociale qui parachèvera la Grande Révolution. C’est donc que la Révolution française est inachevée et qu’il faut la compléter, l’accomplir pleinement par la révolution sociale de la propriété, liée à l’idée de démocratie, à la base de l’analyse sociale et critère principal du socialisme, qui s’inscrit pleinement dans la démocratie par la République. Sans la République, la démocratie fait du sur place : Révolution et République sont liées pour s’épancher en démocratie sociale. Ici, Jaurès ne fait pas qu’exprimer sa propre pensée : il exprime aussi un lien, une idée très française que la France a su se forger depuis 1789. Mais Jaurès reprend cette idée pour y inscrire le socialisme en perspective, avec la démocratie en filigrane.

Par conséquent, le socialisme est déjà à l’œuvre avant son avènement dans la République, mais plus amplement encore dans la Révolution « bourgeoise » : lorsque les bourgeois capitalistes luttaient contre le féodalisme, ils luttaient pour la démocratie, c’est-à-dire déjà, et malgré eux, pour le socialisme à venir. Le socialisme mûrit, il est préparé par les révolutionnaires, sans qu’ils le sachent, sans qu’ils le veuillent consciemment – même ceux qui combattent et combattront le socialisme –, comme par un mouvement profond de l’histoire qui englobe et dépasse tous les hommes, mais ne se nourrit que de leurs actions plus ou moins volontaires, communes, fraternelles ou antagonistes. Malgré soi, sans être socialiste, chacun agit pour le socialisme. Le socialisme est donc le point ultime, la finalité universelle de l’histoire humaine, dans la conception jaurésienne de l’histoire. L’historien Jaurès est un penseur messianique qui invite et incite à l’action et à l’espoir. C’est pourquoi la Révolution bourgeoise est, en un sens, la préfiguration de la révolution prolétarienne à venir. L’historien Jaurès s’arrête à la porte de la prophétie. C’est en puissance qu’est contenue dans la révolution bourgeoise la révolution prolétarienne qui se prépare ; les bourgeois participent donc malgré eux à une œuvre qui les dépasse : l’accomplissement lent, patient et méthodique de la révolution sociale qui, par la victoire de la classe la plus opprimée, proclamera la victoire universelle, celle du genre humain, celle de l’Humanité tout entière enfin réunie dans la justice et dans la paix des classes et des nations. Nul ne sera vaincu dans cet avènement de l’unité humaine. En ce sens, Jaurès reprend à son compte l’idée de Marx dans le Manifeste communiste de 1848 sur le caractère « éminemment révolutionnaire » de la bourgeoisie, mais en y ajoutant l’idée d’une implicite collaboration onto-axiologique des classes, qui, dans un mouvement plus dialectique – et plus hégélien – que chez Marx, produit le dépassement des antagonismes des classes en une unité supérieure, qui ouvre déjà la voie à Jaurès au gradualisme et au ministérialisme.

Cette étude sur la Révolution française est donc tournée vers l’avenir, vers l’action future ; d’où son aspect pédagogique, propédeutique, et son titre – qui a pu faire frémir ou en rebuter plus d’un au départ (à commencer par Aulard) ! – d’Histoire « socialiste » de la Révolution française. Comment, en effet, prétendre à l’objectivité et à la scientificité avec un tel titre et une telle démarche ? C’est dans la réponse à cette question que la deuxième intention de Jaurès se précise.

Si, à l’inverse de la sociologie, le socialisme n’est pas une science, celui-ci n’est en rien chez Jaurès la négation de la science. On peut même dire que si le socialisme peut être dit « scientifique », la science peut aussi être dite « socialiste » en son sens le plus large peut-être (eu égard à sa dimension universelle de la recherche de la vérité par la raison), mais aussi dans la pensée de Jaurès en particulier, car la science est, chez lui, ce par quoi l’humanité doit accéder à la justice et à l’unité par l’universelle raison.

Ainsi, si son histoire de la Révolution française est une étude scientifique digne de ce nom, c’est parce qu’elle procède scientifiquement : Jaurès part des traces documentaires pour les recouper, les analyser, les interpréter. Et c’est là que Jaurès est « scientifique ». Il fait parler les documents pour leur faire dire plus que ce qu’ils peuvent dire à première vue. Il les « force » donc à parler afin de reconstituer ce qui n’est plus à partir de ce qu’il en reste, comme le veut le travail de l’historien vu, par exemple, par Paul Ricœur en 1955 dans Histoire et Vérité. L’historien Jaurès doit interpréter pour dévoiler le non-dit du dit. C’est dans ce non-dit que se trouve le sens profond de l’histoire, la compréhension de la réalité historique, au-delà de sa simple et seule apparence politique, à laquelle se cantonnent les positivistes. Ce non-dit est celui d’un finalisme historique inconscient dont on peut tirer des éléments de méthode politique pour accompagner le mouvement immanent du devenir historique dans le sens de l’idéal socialiste.

L’historien Jaurès est donc un historien « scientifique » parce qu’il a une approche « socialiste », et il est, du même coup, un scientifique parce qu’il adopte une visée métapolitique. Plus que le socialisme scientifique marxiste, la « science socialiste » jaurésienne ouvre à la dimension de l’Humanité, elle marque le sens de l’évolution économique et sociale, le sens du progrès de la civilisation par l’étude des hommes en société. Le socialisme comme science est, chez Jaurès, une anthropologie sociale qui annonce et prépare la « civilisation socialiste ». C’est aussi en cela que Jaurès est un historien engagé, un scientifique militant de la vérité pour éclairer l’avenir.

Jaurès analyse les documents qu’il cite abondamment ; il interprète les faits par leurs traces au lieu de seulement les relever. Il étudie les phénomènes économiques et sociaux en déduisant les causes qui les déterminent, pour induire les faits et idées qu’il justifie a posteriori rationnellement, pour les approuver ou les désapprouver, et, dans ce cas, pour dire ce qui aurait dû être et pourquoi. Tout ceci ne l’empêche pas d’être objectif. Il est simplement critique et engagé, dans l’esprit et le ton qui étaient ceux des Encyclopédistes du XVIIIe siècle : une analyse critique et raisonnée, militante et scientifique, passionnée et parfois polémique. Jaurès prend donc souvent parti pour ou contre des idées, des hommes ou des événements. C’est cela qui contribue beaucoup à nous faire vivre la Révolution de l’intérieur en nous y impliquant comme si nous étions, sinon ses acteurs, du moins ses témoins avisés et contemporains. Jaurès nous fait partager ses émotions, ses doutes et ses jugements – parfois cinglants et toujours nuancés – et sait faire ainsi revivre les ambiances (comme par exemple les séances fiévreuses de la Convention). En historien soucieux d’exactitude et de documentation approfondie, par une approche en même temps critique et objective permettant de dégager un principe d’intelligibilité, Jaurès est le premier historien économique et social de la Révolution.

C’est en prenant de la hauteur que Jaurès s’immerge dans les profondeurs de la réalité objective. Il étudie les institutions, les mentalités et leurs conditionnements contextuels et matériels, trente ans avant Marc Bloch et Lucien Febvre et leur « École des Annales ». Le quotidien tient lieu d’aliment de base de l’historien Jaurès. Les temps longs et les structures économiques et sociales sont étudiés avec précision, sans tomber dans un déterminisme matérialiste. Les faits économiques et sociaux sont donc étudiés comme base, matériau historique, expression du réel ; ils ne sont que des points de départ obligés. Mais ils ne sont pas premiers. Seule la métaphysique est première, et le peuple seul demeure l’acteur essentiel parce qu’il agit sur les choses plus qu’il n’est façonné par l’ordre des choses. Les faits signalent, signifient, mais ils ne fondent rien. Ils ne sont que des supports de sens et non le sens lui-même. L’ontologie jaurésienne est ici supposée mais singulièrement polémique : l’histoire « socialiste » de Jaurès est une histoire antipositiviste : puisque la réalité est devenue, chez Jaurès, le problème de l’être et que l’être est réel comme la réalité est l’être, les faits réels – la réalité objective – ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils ne sont pas des fins en soi, parce que le sens est au-delà d’eux-mêmes tout en étant, en un sens, en eux-mêmes. Voilà pourquoi il faut interpréter les faits, et non les relever uniquement. C’est aussi parce que « bien que l’homme vive avant tout de l’humanité, bien qu’il subisse surtout l’influence enveloppante et continue du milieu social, il vit aussi par les sens et par l’esprit, dans un milieu plus vaste, qui est l’univers même » 3. Le sens de la réalité est le sens de l’être dans le monde objectif. Ainsi les faits sont premiers (comme l’acte l’est déjà sur la puissance), mais pas fondateurs ; ils sont faits pour être dépassés car le sens de l’être qui y gît est métafactuel. Il faut donc aller plus loin que les faits parce que l’enjeu est celui de l’accomplissement de l’esprit. Il n’y a pas de « force des choses » immuable et inexorable que les faits imprimeraient dans le réel ; il y a un élan, un mouvement, une force de/dans l’histoire – que les faits expriment – qui, comme l’art, est la manifestation de l’esprit dans le monde, par l’énergie des volontés et des consciences individuelles rassemblées. Les faits expriment donc l’être comme le langage exprime la pensée, mais sans que ce langage factuel ne fonde la pensée ontologique : il n’y a pas d’herméneutique de la facticité chez Jaurès, mais une herméneutique onto-métafactuelle de la réalité et de l’histoire.

Unité du réel et de l’idéel, donc ; union des sens et de l’esprit dans l’union du milieu social et de l’univers : l’enjeu philosophique de l’entreprise historienne de Jaurès dépasse de loin l’importance des questions économiques dans la causalité historique et la prétendue « dette » de Jaurès envers Marx. Mona Ozouf fait de cette « dette » la question essentielle de son article « Jaurès » du tome 5 du Dictionnaire critique de la Révolution française, en l’adossant, entre autre, à la conception de la relation entre liberté et nécessité. C’est précisément cette relation qui excède la question strictement économique et matérialiste de l’histoire révolutionnaire car cette relation, qui est celle de la raison et de la nature, est d’emblée une conciliation métaphysique de la réalité sensible et de l’être dans l’histoire, qui donne le primat à une métaphysique de l’unité de l’être qui renferme tout l’enjeu de l’unité humaine dans l’histoire universelle, par-delà toute causalité historique.

Son but est conforme à sa méthode déjà à l’œuvre dans sa métaphysique et dans sa philosophie politique : la conciliation de l’idéalisme et du matérialisme. Le politique n’est pas, pour lui, seulement le « reflet » de l’économique. Le matérialisme économique seul reste donc une explication insuffisante et un peu courte de l’histoire. En effet, sans nier le poids des facteurs économiques, Jaurès les lie à l’action des hommes et des idées, conformément à sa philosophie d’unité du réel et de l’idéel compénétrés. Aux confins des « petites patries », il attache de l’attention aux humbles, aux paysans comme aux citadins de Paris, de la province (que ce soient par exemple les révoltes de Lyon et Marseille durant l’été 1793, ou la lutte des factions dans quelques-uns de nos 83 tout nouveaux départements) et de l’Europe (citons le tome IV – composé par Mathiez dans son édition de 1922 –, entièrement consacré à l’écho de notre Révolution en Europe et à la réaction de certains de ses pays : l’Allemagne et l’Angleterre essentiellement, sans oublier un bref chapitre sur « l’idée révolutionnaire en Suisse », où Jaurès étudie la Révolution et la Contre-Révolution à Genève). C’est aussi dans le tome IV que Jaurès – ici en tant que philosophe – se livre à un tour d’horizon européen de la pensée, en exposant les doctrines et pensées politiques, sociales et philosophiques contemporaines de la Révolution, pour ainsi expliquer comparativement les mentalités, les réactions psychologiques, culturelles, intellectuelles et politiques de nos voisins.

Ainsi, comme Lavisse, Jaurès est déjà un historien de l’» histoire totale », intégrale, combinant diverses sphères (ou champs) : la sphère des idées philosophiques, du politique, les structures économiques, sociales et anthropologiques du quotidien. Une « histoire totale », culturelle, économique et sociale, de « l’Humanité totale » : l’humanité (ensemble des hommes) est un tout, une totalité historique, où les hommes se conditionnent mutuellement dans et par leur vécu social. L’enjeu jaurésien est alors celui d’une évolution du sentiment d’unité humaine (l’Humanité), par l’unité du temporel et du spirituel, de la nature et de l’esprit. Cette aspiration est une ouverture au socialisme.

Au-delà des structures économiques, il y a les hommes que ces structures servent et encadrent. Il n’y a donc pas chez Jaurès de primat absolu reconnu à l’économie : celle-ci n’est que fondement, base conditionnante ; les hommes font l’histoire, même s’ils ne savent pas toujours quelle histoire ils font. Le sens de l’histoire émergera de lui-même par l’action combinée des hommes qui s’unissent ou se combattent.

Primat de l’homme, des masses, du peuple, des individus ! Dans cette « mêlée étrange » qu’est l’histoire, on ne peut démêler ses fils que si on sait reconnaître le rôle des hommes avec leur conscience, leurs passions, leurs grandeurs et leurs faiblesses. L’Humanité totale, comme un tout unitaire et contradictoire. Voilà pourquoi, lorsque Jaurès évoque les grands hommes de la Révolution, il ne cède pas à un quelconque panégyrique ou à des hagiographies. Sûrement parce que nul homme n’est un saint. Ses portraits sont souvent psychologiques, montrant les forces et les faiblesses des uns et des autres acteurs de la Révolution, montrant l’élan qui les poussa et le feu qui les consuma tous de l’intérieur et embrasa l’esprit du temps. C’est ainsi que Jaurès rappelle et analyse les faits qu’ils ont perpétrés, juge leur valeur morale et leur portée politique, et, à l’occasion, n’hésite pas à dire ce qu’aurait dû faire ou dire pour l’heure tel ou tel acteur de la Révolution.

Le centenaire de la Révolution fut le bon prétexte à de nombreuses parutions d’études, mais aussi de documents d’époque, grâce au développement des moyens d’informations et à la création de répertoires et de recueils de textes. Une chaire d’histoire de la Révolution française est créée à la Sorbonne en 1891 (la municipalité de Paris ayant déjà créé un cours dès 1886), et confiée à Alphonse Aulard. Cet élan d’émulation commémorative et universitaire se maintiendra de 1889 à 1910 environ (la création de la « Commission Jaurès » s’inscrivant dans cet élan commémoratif à la fois civique, politique et scientifique).

Jaurès rechercha et rédigea assez vite. Sa puissance de travail est bien connue, mais elle n’explique pas tout. Il semblerait que cette Histoire socialiste soit l’aboutissement d’une longue réflexion et de recherches patientes et déjà anciennes. Ses premières réflexions et références bien connues sur la Révolution datent de 1890, lorsque, dans La Dépêche de Toulouse du 22 octobre, il écrit avec détails sur Robespierre, Vergniaud, et affirme, dans un premier élan de jeunesse et d’inexpérience de la déraison d’État, que « la Révolution dans tout son développement libre, de 1789 à 1795, avait été imprégnée de socialisme, [et qu’en proclamant] la République, elle formula en même temps et d’une vérité expresse, les vérités socialistes. […] La Révolution contient le socialisme tout entier ».

Après sa découverte de la réalité de la lutte des classes sur le terrain à Carmaux en 1893, dans les massacres de Fourmies en 1891, et après son adhésion explicite au socialisme, Jaurès a perdu ses illusions, mais pas son idéal : si la République ne conduit pas nécessairement au socialisme, le socialisme doit tout entier sortir des valeurs républicaines et des idéaux de la Révolution. D’où son intérêt plus grand pour la question sociale, vu l’importance de l’enjeu économique, qu’il négligeait autrefois. En 1893, toujours dans La Dépêche, il écrit : « Je tiens à répéter pour ma part ce que j’ai dit souvent : c’est que je ne sépare pas le socialisme de la Révolution française ; c’est qu’il n’y a pas d’émancipation sociale sans liberté politique et aussi que si la Révolution n’a pu combattre le capitalisme, à peine ébauché, elle a déposé cependant dans la société et dans les consciences un ferment de révolte contre toutes les tyrannies. Le triomphe du socialisme sera donc, non une rupture avec la Révolution française, mais la consommation de la Révolution française dans des conditions économiques nouvelles » 4.

La troisième intention de Jaurès est de préparer les chefs de file socialistes de son époque à l’unité, par-delà les différentes tendances du socialisme français et ses querelles intestines. Jaurès n’a pas pu éviter l’échec de l’unité du parti. Cette histoire de la Révolution est l’occasion rêvée pour Jaurès de mettre à contribution tous les grands leaders socialistes, comme pour célébrer déjà par un acte de foi un hymne à l’unité socialiste et un programme du même nom. C’est aussi en ce sens que cette histoire de la Révolution fut « socialiste ». Quels étaient donc ces collaborateurs ?

Ces chefs de chapelles appelés à collaborer sous la coordination de Jaurès (déjà d’une certaine façon apôtre de l’unité !) étaient au départ Paul Brousse au nom de la F.T.S., Jean Allemane pour le P.O.S.R., Jules Guesde pour le P.O.F. et Édouard Vaillant pour le P.S.R. Guesde et Allemane refusèrent ; Édouard Vaillant déclara forfait et proposa un de ses proches, le blanquiste Louis Dubreuilh, qui rédigea le volume consacré à la Commune. D’autres rejoindront alors l’équipe : Gabriel Deville, qui rédigea le tome Du 9 Thermidor au 18 Brumaire, Henri Turot pour D’Iéna à la Restauration (rebaptisé ensuite Consulat et Empire (1799-1815) après la défection de Paul Brousse, malade, et son remplacement par Louis Noguères), René Viviani pour La Restauration, Eugène Fournière et Gustave Rouanet – ce dernier renonça pour cause de tuberculose – (les « indépendants » de La Revue socialiste, en cela « héritiers » de Benoît Malon) pour Le règne de Louis-Philippe, Alexandre Millerand et Georges Renard pour La République de 1848, Charles Andler et Lucien Herr pour Le Second Empire (1852-1870) (en fait, ce volume sera rédigé par Albert Thomas et préfacé par Charles Andler), John Labusquière pour La Troisième République (1871-1885) et Gérault-Richard (directeur de La Petite République) pour La Troisième République (1885-1900). Il faut signaler que Millerand et Gérault-Richard renoncèrent également durant l’élaboration de l’œuvre, en raison de leur rupture avec le socialisme entre temps. L’équipe fut donc très fournie, mais aussi très mouvante ; ce qui rendit la coordination générale très délicate, en plus des nécessaires et inévitables ménagements des susceptibilités personnelles et des divers courants.

Dans un entretien paru le 11 février 1900 (le lendemain de la parution du premier fascicule) dans Le Matin, Jaurès affirme que « quelle que soit la diversité des points de vue particuliers et des groupements, tous les collaborateurs de l’Histoire socialiste sont en communion intime dans les idées et dans les sentiments… ». Quant à lui, il rédigea les tomes I, II, III, IV et XI consacrés à La Constituante (1789-1791), La Législative (1791-1792), La Convention jusqu’au 9 Thermidor et La Guerre franco-allemande. Il rédigea également la conclusion : le Bilan social du XIXe siècle, un texte court, savoureux et peu connu. 5

Dans son introduction biographique à l’H.S.R.F., « Le Livre et l’Homme », Madeleine Rebérioux explique qu’au total, ce sont douze volumes couvrant l’histoire de la France de 1789 à 1900 en plus de 3000 pages, qui paraîtront de 1901 à 1908. Au départ l’Histoire socialiste paraissait deux fois par semaine à partir du 10 février 1900 et jusqu’en 1903, sous forme de fascicules de 28 pages au modeste prix de 1 sou. L’édition en volumes débutera dès le 5 décembre 1901 avec la parution du tome I de 756 pages ; en 1902 le tome II ; en avril et décembre 1903 les deux volumes sur la Convention. L’ensemble de ces quatre volumes totalise 2 600 pages dont 483 illustrations, soit en moyenne une image toutes les six pages et demie. Brochée sous une couverture rouge-sang-de-bœuf qui « annonce la couleur » et rappelle celle des premières affiches, cette édition est émaillée de « Nombreuses illustrations d’après des documents de chaque époque » : de splendides reproductions en noir et blanc de documents imprimés ou manuscrits authentiques tirés des Archives Nationales (8% des images), et d’estampes (portraits en médaillons, scènes de la vie quotidienne ou d’événements marquants, etc.) de la Bibliothèque Nationale (28% des images), et surtout du Musée Carnavalet (57% des images). Toutes ces gravures avaient pour Jaurès « une valeur documentaire sérieuse », où les images traduisent le texte, le développent et l’animent, pour la « joie aussi de les jeter de nouveau au vent de la vie » 6. Le souci esthétique le dispute à la rigueur scientifique ; c’est à ce prix-là que l’entreprise est pédagogique et une vraie réussite éditoriale.

Le prix de ces quatre volumes était de 10 francs chacun (sauf le tome II, moins épais, au prix de 7,50 francs), c’est-à-dire 2 « thunes » (200 sous) ; soit en tout une semaine de salaire pour un ouvrier très qualifié, et presque la moitié du mois d’un instituteur débutant.

C’est l’éditeur Jules Rouff (un dreyfusard de gauche qui avait déjà publié les œuvres de Victor Hugo, de Lamartine et L’Histoire de France de Michelet, et qui sera en 1904 actionnaire de L’Humanité) qui fit la proposition à Jaurès en juin 1898 de prendre la direction d’un ouvrage collectif sur l’histoire de la France contemporaine depuis 1789. Jaurès accepta avec enthousiasme, d’autant plus qu’il était contraint à des vacances parlementaires forcées depuis son échec à Carmaux lors des élections législatives de mai 1898, victime de son engagement en faveur de Dreyfus.

Plus amplement encore, par son ampleur et sa facture nouvelle, l’Histoire socialiste constitue pour Jaurès l’occasion d’écrire une histoire du mouvement social, ou plutôt une histoire sociale du mouvement de masse que l’on peut et même que l’on doit insérer – et que Jaurès prétend implicitement insérer – dans une perspective large esquissant une histoire générale du socialisme, dont la Deuxième Internationale est le commencement et dont la Révolution française constituerait la première grande manifestation fondatrice, pour ne pas dire un de ses « premiers linéaments »…

C’est dire à quel point cette entreprise historique de l’historien Jaurès est multiple, féconde et pertinente à plusieurs niveaux. Par cette œuvre d’historien, Jaurès bouscule les traditions et les méthodes, innove et même anticipe sur le mouvement social lui-même – ainsi que sur les historiens en même temps – en inscrivant son travail dans un contexte qui est un mouvement en acte, en devenir, en marche, et qui est une action politique elle-même ! Jaurès est plus que jamais militant socialiste en écrivant cette histoire de la Révolution car son travail est aussi une action politique, une action qui prolonge l’action socialiste passée, qui poursuit le mouvement de l’histoire du mouvement social en lui donnant un regard rétrospectif, en lui tendant un miroir pour lui faire opérer un retour sur soi qui lui fera prendre conscience de sa force.

Le cadre en est l’Europe, mais l’enjeu en est mondial : poursuivre le mouvement sera prolonger son action jusqu’à l’humanité tout entière ; d’où l’ouverture à l’Internationale comme ouverture à une véritable histoire du socialisme dans sa dimension mondiale, pour mieux comprendre le mouvement d’ensemble du socialisme comme action historique des classes sociales.

Le prolétariat joue un rôle de premier plan dans ce dispositif, qui ne dissocie pas l’idéologie de l’étude du mouvement de masse. Le prolétariat est cette force qui va, à la fois auteur et acteur de l’histoire et de sa propre histoire. Dans l’épaisseur de l’histoire générale, le socialisme est précisément ce mouvement et cette idéologie que le prolétariat développe par son action collective organisée.

Jaurès embrasse du regard un large horizon, dans le feu de l’action et dans un monde en pleine évolution, en posant le socle intellectuel et politique d’une approche globale du socialisme qui n’est autre qu’un appel du pied à une action plus unitaire et donc pansocialiste de la Deuxième Internationale – cette organisation dont il attendait tant en raison de sa vocation d’emblée unitaire et universelle, mais hélas encore éclatée parce que toujours seulement structurée en fédération de sections nationales 7 –, afin que cette dernière devienne enfin ce qu’elle est en puissance (et donc ce qu’elle doit être), mais pas encore en acte : une institution unitaire prenant en charge le mouvement universel pour le socialisme, l’accomplissement de l’humanité, et devenant ainsi lui-même le mouvement de la classe ouvrière internationale.

En lisant l’Histoire socialiste entre les lignes, on peut y voir une critique de l’Internationale, de ses structures, de ses méthodes et de ses buts jugés encore trop étroits. L’internationaliste Jaurès veut supranationaliser l’Internationale (mais pas abolir toute idée de nation et surtout pas au niveau du prolétariat lui-même, comme il le rappellera dans l’Armée nouvelle en 1911) encore trop « internationale », car l’Internationale se doit d’être mondiale. Elle doit se mettre à l’écoute du prolétariat en mouvement pour non pas en prendre la direction, mais pour en saisir la force et la rassembler. Instance de coordination, l’Internationale doit devenir le carrefour de toutes les idées, le champ de toutes les forces socialistes encore dispersées, le pôle où se rassemble tout ce qui, dans la classe ouvrière – fondamentalement une par-delà ses diversités sociales et nationales –, est encore épars. L’Internationale doit à terme s’organiser en syndicats et partis politiques transnationaux. Le socialisme est donc bien, pour Jaurès, un phénomène international qu’il convient d’analyser comme tel, en partant de ce qu’il est d’abord : une réalité sociologique impliquée dans des contextes économiques et culturels divers au travers desquels le sens d’une unité devra être saisi par l’action des masses ; ce qui confère au socialisme une visée métapolitique de la politique, de l’unité historique ; une dimension anthropologique (transcendant les simples données sociologiques) en tant que réalisation de l’humanité.

L’action du prolétariat tout entier doit donc consister à investir l’organisation sociale de toute part en vue de la modifier de fond en comble. C’est cette action que Jaurès essaie de retrouver dans l’activité politique du prolétariat en général et déjà dans les mouvements révolutionnaires de 1789-1794.

… et une « triple inspiration »

En conclusion de sa célèbre introduction à l’Histoire socialiste Jaurès écrit : « c’est sous la triple inspiration de Marx, de Michelet et de Plutarque que nous voudrions écrire cette modeste histoire ». Ce choix est-il vraiment surprenant ?

Pour la référence à Marx, la motivation est bien connue : il s’agit de reprendre à son compte le matérialisme économique de Marx, qu’il érige ici au rang de méthode d’analyse historique. Dans sa perpétuelle tentative de conciliation de l’idéalisme et du matérialisme, Jaurès essaie de retirer ce qu’une doctrine ou une philosophie a de « bon » à ses yeux, plus du point de vue de la forme que du fond. Tel est le cas pour le matérialisme. Mais le matérialisme économique seulement, dont il s’est déjà entretenu dans sa célèbre conférence « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire », en décembre 1894.

Ainsi, sa référence à Marx consistera une fois de plus à montrer quelles sont les causes matérielles objectives déterminant les faits et les idées sociales et politiques, les mentalités et les goûts, dans le droit fil ici de la théorie marxienne du matérialisme économique stipulant que ce sont les infrastructures qui déterminent les superstructures. Dans sa démarche historiographique résolument moderne et neuve, Jaurès va plus loin encore, du point de vue philosophique. Non seulement il a confirmé dès 1894 le matérialisme économique comme réalité objective et méthode scientifique, mais il rappelle encore une fois – sans polémiquer – qu’un idéalisme induit – et donc inavoué – pénètre la pensée matérialiste de l’histoire chez Marx, avec l’idée d’une préformation cérébrale de l’humanité :

« Marx, en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les sociétés humaines n’avaient été gouvernées que par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes économiques ; les institutions, les idées n’ont pas été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que dans la préhistoire. » 8

Son adhésion au matérialisme économique de Marx n’est donc pas toute nouvelle : il consacra une conférence (hélas perdue) à cette question le 9 juillet 1894 devant les étudiants collectivistes et, déjà en 1891, il avait eu une approche éminemment socio-économique dans La Question sociale (la longue première partie encore inédite de ce texte appelé La Question religieuse et le socialisme), en se préoccupant avec détail et précision des prix, des salaires et des mouvements de la production agricole et industrielle (citons par exemple le tableau du prix moyen du froment de 1756 à 1790 que dresse Jaurès, ou encore les prix de la même denrée par département en octobre 1792, dans le chapitre VIII du tome III, consacré à la situation financière et économique). Pour Jaurès, comme pour Marx, vie économique et vie sociale ne font qu’un : l’une n’a de sens et de réalité que dans son rapport avec l’autre.

Mais cette dimension ne suffit pas. Il lui faut une dimension spirituelle – un pendant idéaliste – pour penser le réel avec vérité. Cette dimension complémentaire lui est donnée par l’approche mystique, qui enrobe toute action et toute destinée humaine pas toujours explicite, mais toujours profonde. C’est chez Michelet que Jaurès ira la chercher : « Aussi notre interprétation de l’histoire sera-t-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet » 9.

Dès le début de son entreprise d’historien, Jaurès semble déjà fixé sur ses sources d’inspiration et sur sa méthode. En effet, on trouve déjà une adhésion explicite de Jaurès à la conception mystique de l’histoire de Michelet, dans un article à La Petite République du 16 juillet 1898, à l’occasion du centenaire de la naissance de « cet ardent génie » de l’histoire, juste un mois après l’engagement de Jaurès auprès de Jules Rouff. Même si Michelet n’était pas socialiste et peu ouvert aux idées montantes (comme le communisme moderne) et aux grandes luttes prolétariennes, Jaurès admire en lui son vif amour de la France, qui transcende la nation pour embrasser l’humanité : « Est-ce la France qu’il aime, ou en elle, la pensée, la liberté, le droit ? […] Chaque siècle n’est pour lui que le lieu de passage de l’esprit en mouvement, et c’est dans la direction de l’avenir qu’il faut chercher la Patrie. […] La France est pour lui partout où l’humanité est grande » 10. Son « nationalisme » n’a donc rien de commun à celui « de nos nationalistes imbéciles [qui confondent] la Patrie avec le passé » 11.

Ainsi, selon Jaurès, sans être socialiste, Michelet a – sans le savoir, bien sûr –, sinon préparé, du moins préfiguré l’esprit du socialisme qui souffle sur l’histoire humaine :

« Ce qu’il cherche, avec souffrance et joie, c’est l’Unité, l’unité de tous les hommes avec eux-mêmes, l’unité de tous les hommes avec la nature. Que les peuples et les races soient réconciliés, que l’humanité soit une. Ceux-là ont été grands dans l’histoire, qui ont rapproché les continents, préparé la fusion des esprits. » 12

Jaurès ne peut être que conquis par cet apôtre de l’unité humaine ! Mais comment Jaurès peut-il concilier Michelet et Marx ? Jaurès se pose à lui-même la question dans l’intention évidente de clarifier cette synthèse d’où il tirera sa méthode d’analyse et d’interprétation dans l’Histoire socialiste, dont il nous dévoile à demi-mot le projet :

« Comment, par quelle philosophie, se peuvent concilier cet idéalisme mystique et ce matérialisme économique ? Il n’est point possible de le rechercher ici. Mais il n’y aurait point de tentative plus féconde. A vrai dire Michelet n’a point tenté cette synthèse. Il n’a même pas poussé jusqu’au bout l’un des principes : c’est par échappées seulement qu’il révèle l’action des causes économiques : il n’a pas su comme Marx développer en une chaîne continue le mouvement et la lutte des classes. […] Le socialisme va vers l’unité, vers la réconciliation et la fusion de tous les hommes, unis entre eux et unis à la nature. Mais cette ascension de l’humanité vers l’idéal n’est pratiquement possible que par l’avènement d’une classe, le prolétariat, qui n’étant pas captive de la fausse justice capitaliste, de la fausse unité capitaliste, peut seule préparer un ordre supérieur.

Ainsi, en même temps qu’il organise la lutte révolutionnaire de la classe exploitée contre le vieux monde, le socialisme prépare, par cela même, une révolution d’idéal. Il est à la fois la grande force concrète et le grand rêve. En lui les deux tendances qui, dans Michelet, tiraillent l’humanité discordante trouvent leur accomplissement et leur accord. » 13

Il est intéressant de noter que le socialisme est présenté ici comme méthode de conciliation du mysticisme et du matérialisme économique, en plus d’être d’abord un idéal d’unité humaine et de justice. Le socialisme est à la fois la fin et le moyen de l’histoire et de l’historien. Il est frappant de constater que Jaurès semble déjà prêt à se mettre à l’ouvrage ; une histoire « socialiste » peut donc être écrite : une histoire de France ou de la Révolution française, comme chez Michelet, ou même de l’Europe. Une histoire dont l’acteur principal est le Peuple : ce personnage immortel que Michelet a vu surgir dans la Révolution française ; en tout cas, chez Jaurès, une histoire de l’esprit universel en marche vers l’unité humaine.

Mais comment Jaurès parvient-il à traduire sa méthode philosophique d’unité par conciliation en méthode politique ? Comment sa méthode métaphysique d’unité de l’être s’épanche-t-elle, dans l’Histoire socialiste, en « méthode socialiste » en gestation pour le XXe siècle ? C’est dans son analyse de la dictature du Gouvernement révolutionnaire que culmine sa réflexion sur une « méthode socialiste » à déduire implicitement de sa métaphysique et plus explicitement de la Révolution.

Dans le grand conflit qui opposa la Gironde à la Montagne, Jaurès fit preuve d’une grande impartialité, tout en ne se privant jamais de juger les événements et les hommes, comme nous l’avons dit. Libre et engagé dans ses positions politiques, Jaurès le fut tout autant dans sa méthode d’historien, puisqu’il ne se laissa jamais tenter par une interprétation contre-révolutionnaire de la Révolution, en dépit des luttes violentes qui l’opposaient alors aux socialistes « intransigeants », marxistes et blanquistes. Au contraire, il n’hésita pas à prendre à bras le corps le corpus révolutionnaire pour, à l’inverse de l’historien François Furet qui voulait en 1978 « refroidir la Révolution », en attiser les braises et raviver l’absolu de la démocratie afin de le réinjecter dans le débat politique de son époque sur la question sociale (au cœur de la politique de Robespierre, avec la question des droits sociaux et le projet d’abolition de l’esclavage) et l’État.

Jaurès prit résolument parti pour les Montagnards, donc contre les Girondins, à qui il reprochait étroitesse d’esprit, étourderie et affolement. Pour lui, les Girondins eurent tort de s’armer contre Paris – le foyer et le centre de la Révolution – et de sacrifier la grande patrie à la petite patrie locale en voulant réduire la grande France révolutionnaire à une petite France méridionale :

« L’entreprise des révolutionnaires était immense et leur base d’opération était très étroite. Ils étaient à la merci de Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir opposé ou tenté d’opposer les départements à Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir obligé Paris à intervenir par la force, le 31 mai, pour mettre un terme aux divisions insensées, à la politique de déclamation, de contention et de querelle. Si elle n’avait pas, dès l’origine, brisé l’unité révolutionnaire de la Convention, si les délégués de toute la France avaient pu délibérer fraternellement, la Révolution aurait eu une base bien plus large, et le Gouvernement révolutionnaire n’aurait pas été contraint de surveiller avec inquiétude les moindres mouvements du peuple de Paris. » 14

Saisissant l’air du temps et, à travers lui, le sens d’une évolution, Jaurès entend défendre et confirmer la « tactique révolutionnaire », car c’est toujours à la mesure de ses moyens et facteurs politiques et historiques que le terme final de l’évolution doit se dresser à l’horizon : jamais l’évolution contre la Révolution, reprenant à sa façon le concept marxien d’» évolution révolutionnaire » lui permettant aussi, dès 1898, de penser sa méthode gradualiste (réformisme révolutionnaire) de dépassement du capitalisme par la propriété sociale.

La méthode ontologique d’unité de l’être s’épanche ici en méthode axiologique et politique. Une méthode propédeutique à l’action, où il convient de préparer le prolétariat à son émancipation. En effet, Jaurès ne pense pas que la révolution viendra d’un coup d’éclat rapide et brutal déclenché par un niveau extrême de misère. Il pense au contraire qu’elle doit se préparer méthodiquement avec un prolétariat organisé et évolué, c’est-à-dire par l’action graduelle et l’appui des classes moyennes. La tactique politique rejoint alors l’analyse du développement de la société ; ce qui conduit Jaurès à ne pas « faire aucune différence entre les différents partis bourgeois qui se succèdent. […] c’est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière » 15.

Ainsi est consacrée l’idée de coalition gouvernementale dans une stratégie de collaboration de classes. Mais c’est aussi une méthode d’anticipation de l’ordre à venir que Jaurès entend mettre en œuvre, en instillant des germes d’organisation socialiste dans le mode actuel de production capitaliste.

Après l’épreuve « éducatrice » de l’affaire Dreyfus – cette expérience de maturation politique du prolétariat grandeur nature –, Jaurès peut affirmer que « le prolétariat a doublement rempli son devoir envers lui-même. Et c’est parce que dans cette bataille le prolétariat a rempli son devoir envers lui-même, envers la civilisation et l’humanité ; c’est parce qu’il a poussé si haut son action de classe, qu’au lieu d’avoir, comme le disait Louis Blanc, la bourgeoisie pour tutrice, c’est lui qui est devenu dans cette crise le tuteur des libertés bourgeoises que la bourgeoisie était incapable de défendre ; c’est parce que le prolétariat a joué un rôle décisif dans ce grand drame social que la participation directe d’un socialiste à un ministère bourgeois a été rendue possible [allusion à la présence d’Alexandre Millerand au gouvernement Waldeck-Rousseau depuis 1899 et jusqu’en 1902] » 16.

Puisque la Révolution doit épouser le sens de l’évolution comme pour se réaliser « naturellement », comment Jaurès se situe-t-il par rapport à la tactique révolutionnaire du Comité de salut public ?

Jaurès a choisi son camp : le camp de Robespierre parce qu’il incarne le mieux, à ses yeux, l’âme même de la Révolution et l’esprit démocratique le plus vrai de nature à pouvoir annoncer l’évolution à venir du socialisme :

« La vraie pensée de Robespierre, c’est que la Révolution ne pouvait être sauvée que par la force d’un gouvernement révolutionnaire, s’appuyant à la Convention, mais réalisant la concentration de toutes les forces de combat. Dissoudre ou affaiblir la Convention, dissoudre ou affaiblir le Comité de salut public est donc un crime inexpiable contre la Révolution : c’est la livrer à l’anarchie, c’est-à-dire à l’ennemi. » 17

Et l’ennemi est la royauté ; le roi étant déjà mort, c’est toute opposition qui est jugée indésirable et suspecte, considérée même par Saint-Just comme un attentat à l’ordre public et à l’unité de l’État ! Danton devient alors suspect. Bien que reconnaissant l’excès de l’accusation, Jaurès suit la mouvance révolutionnaire du moment, comme si la force irrésistible et nécessaire de son évolution dût couvrir tous les excès et pardonner tous les crimes. Mais Jaurès comprend sans approuver ; il essaie d’entrer dans la logique de la Terreur pour comprendre ce qui pouvait alors hâter la marche de la justice révolutionnaire, dans ce rêve insensé où « l’excès de Terreur devait conduire à l’abolition de la Terreur » !

Mais, face à ce tourbillon de la mort, Jaurès semble faire prévaloir les faits a posteriori sur les principes. Les circonstances et situations étant ce qu’elles sont, il faut privilégier le pragmatisme et ainsi placer les actions collectives au-dessus des destins et intérêts individuels. Le conflit entre Girondins et Montagnards a permis à Jaurès de cerner les limites de l’interprétation de la lutte politique comme manifestation de la lutte de classe : fille en même temps de la misère et de la prospérité, la Révolution traduit l’ascension économique, sociale et politique de la bourgeoisie et la lutte des opprimés pour une société de justice par l’égalité des droits et des devoirs.

En soutenant Robespierre et le Comité de salut public, Jaurès ne voit-il pas dans le jacobinisme le moyen de concilier la dictature du prolétariat et l’instauration durable de la démocratie, comme l’a pensé Marx vers 1848-1849 ? Jaurès prétend s’inspirer de Marx dans cette étude, en reprenant son matérialisme économique. Mais s’en inspire-t-il aussi du point de vue des formes politiques de la révolution ? Jaurès connaît bien l’œuvre de Marx et a bien sûr lu ses écrits politiques (et ceux d’Engels) sur la Révolution de 1848 et ensuite sur la Commune. Et, même si le concept de dictature du prolétariat – apparu peu avant 1850 et de sens très variables et déjà présent chez Saint-Simon – est absent de la Guerre civile en France, il se situe au cœur de la réflexion marx-engelsienne sur la démocratie et sur les formes de transition au socialisme.

Jaurès plus engelsien que marxien ? Il y a de quoi le penser, même si Jaurès ne pense pas l’État comme un État de classe. Mais il peut souscrire à cette idée de dictature du prolétariat compatible avec une ou plusieurs formes démocratiques et avec une voie légale et pacifique. Mais comment cette conciliation entre dictature du prolétariat et démocratie se réalise-t-elle et réalise-t-elle le socialisme ?

Il semble que le concept de « révolution permanente » chez Marx et Engels permette de répondre et trouve un écho chez Jaurès. La révolution permanente est le processus par lequel la République démocratique participative se transmue en socialis

me. Elle est ce processus historique de destruction de fond en comble des anciennes institutions pour instaurer la pleine souveraineté du peuple et de nouvelles institutions. Il s’agit de tuer le vieux tout en faisant naître le neuf, sans écart, sans vide critique, entre le régime ancien et le régime nouveau à instaurer. Avec l’usage de la violence insurrectionnelle et armée, cet écart existerait. Comment s’assurer de cette mutation-transition progressive et continue de la République en socialisme ? Par une révolution du régime de la propriété, chez Jaurès plus que jamais ! Ce concept marx-engelsien de révolution permanente (emprunté à la Révolution française) se traduit chez les Jacobins par une radicalisation sociale de la révolution démocratique (la Constitution du 24 juin 1793, la plus démocratique que la France ait connue). Marx étudia de près la radicalisation sociale de la révolution de 1848 (avec la question du droit au travail) et de la Commune de Paris.

Réinvestissant les concepts marxiens dans l’étude de la Révolution, Jaurès a pu tirer des leçons de ces analyses pour sa propre réflexion politique en pleine évolution, mais aussi pour sa conception sur la nature de la révolution démocratique, à l’aune de ce concept de « révolution permanente ». Jaurès a pu aussi affiner sa position vis-à-vis de Marx et de sa théorie politique du pouvoir, de l’État, de la démocratie et de la révolution. Mais il a pu d’abord mûrir sa réflexion personnelle sur la Révolution française, en général, et sur la dictature jacobine en particulier. Pour Jaurès, révolution démocratique et révolution socialiste sont intimement liées car la seconde est contenue dans la première en laquelle elle se déploie : c’est parce que « la Révolution française contient le socialisme tout entier » que le socialisme est « la République menée jusqu’au bout » et « le maximum de démocratie ». L’une est l’autre et lui ouvre la voie d’emblée parce que l’idée de révolution permanente suppose un enchaînement des deux révolutions et non leur séparation en étapes successives. La seconde est la vérité effective de la première. Ainsi la révolution politique est d’emblée révolution sociale ; la démocratie s’inscrit déjà dans un processus de passage, de transition vers le socialisme dans l’unité et la continuité du mouvement révolutionnaire : selon Jaurès, même bourgeoise, la Révolution est démocratique en son fond, et sa direction sera assurée par le prolétariat, allié à la bourgeoisie libérale. Fidèle à l’idée de révolution permanente, Jaurès pense que la Révolution est donc une et d’un seul métal, à la fois démocratique et socialiste dans ses fins et dans son essence, mais il pense malgré tout que, en transposant le débat à son époque et dans l’avenir, c’est par étapes que se réalisera le socialisme en tant qu’achèvement de la grande Révolution.

Jaurès reste donc résolument attaché à la démocratie comme principe, c’est-à-dire à la souveraineté du peuple, fondée sur la volonté générale, base commune sur laquelle le législateur doit légiférer. Mais, dans le cas qui nous occupe, le Comité de salut public fonde-t-il en raison sa légitimité juridique et politique ? Ni magistrat ni souverain, le législateur doit d’abord construire l’État et non procéder à partir de lui. Il est donc hors de la Constitution et antérieur à elle, comme le fait remarquer Rousseau dans le Contrat social (II, 7). Le législateur est-il alors un dictateur ? Il semble que non, car la dictature est une suspension de la situation juridique existante prévue par la Constitution. Il n’est pas non plus un commissaire, mais celui qui ne fait qu’élaborer des projets de lois sages que le peuple devra ratifier par ses suffrages libres. Et ce n’est que si ces projets s’identifient à la décision du peuple que l’on peut dire que le législateur est la volonté générale, comme le rappelle Rousseau.

Or n’avons-nous pas affaire à une « dictature souveraine » avec la proclamation par la Convention du gouvernement provisoire en gouvernement « révolutionnaire », le 10 octobre 1793 ? Cette décision fut prise en raison de l’état de guerre aux frontières et du mouvement contre-révolutionnaire intérieur – essentiellement en Vendée –, suspendant ainsi la Constitution de juin 1793 (d’ailleurs jamais entrée en vigueur) et proclamant le gouvernement de la France « révolutionnaire » jusqu’à la paix.

« Révolutionnaire » devient alors quasiment synonyme de dictature

car le terme « révolutionnaire » désigne une situation exceptionnelle, dans laquelle des circonstances extraordinaires conduisent à s’écarter des principes légaux et démocratiques. Le Comité de salut public a-t-il été une dictature ? Il ne réunit pas en lui les pouvoirs législatif et exécutif. Cette dictature ne fut pas une « vraie » dictature, car il s’agit d’une nation d’hommes libres et éclairés qui exerce la dictature sur elle-même. Il ne peut donc y avoir qu’une dictature « à l’ancienne » – c’est-à-dire de commission 18 (du type de celle de la République romaine : institution qui donne au dictateur-commis désigné par le Sénat la mission de rétablir l’ordre républicain et de sauvegarder la liberté, sans changer la Constitution, dans un temps limité à six mois) – et non « souveraine », car une dictature souveraine n’en est pas une, du fait qu’elle n’est que souveraineté de la nation sur elle-même au nom du peuple qui la personnifie, pouvoir constituant tendant à transformer le peuple en organe de l’État. Mais quelle est la sémantique politique de cette symbolique ?

Qui était donc le sujet de la dictature souveraine contenue dans le Gouvernement révolutionnaire de la France de 1793-1794 ? Cette question du sujet renvoie d’emblée à celle de l’effectivité du pouvoir de la représentation et de la représentation comme pouvoir effectif et, par elle, du statut du souverain comme seul acteur de la scène politique. Mais qui est l’auteur de ce que le souverain « acte » ? Est-ce le peuple ? Autrement dit, en suspendant les lois, le dictateur (qui fait de la dictature un pouvoir constituant) peut-il vraiment prétendre agir, parler au nom du peuple ? Le peuple est-il toujours l’auteur de l’acteur dictateur ou bien est-ce le dictateur qui s’autodésigne comme l’auteur/acteur qui se fait peuple à lui tout seul ?

Le peuple n’existe que dans et par son représentant, et n’est [le] représenté que par lui en tant qu’image représentante. L’effectivité du pouvoir constituant qu’est la dictature du représentant constitue l’effectivité du peuple en ce qu’il en est la représentation constituante : une « forme formatrice » en ce qu’elle donne forme à ce qui est représenté. Si ce pouvoir constituant – et le dictateur représentant – n’est pas le peuple, il en représente l’unité fictive ; il devient le peuple symboliquement. C’est en son nom que le dictateur parle ; acteur effectif et auteur réel d’une réalité invisible qu’est la nation, personnification d’une Volonté du peuple ramenée à l’idée d’unité-totalité invisible à laquelle le pouvoir constituant donne chair par le fait et l’acte même de sa représentation. Le dictateur, figure représentative du pouvoir constituant uni-total, est alors la nation visible, et la nation le dictateur invisible. Le peuple un et indivisible est donc posé comme un dans la figuration du représentant. Le représenté est donc le sujet fictif (parce que symbolisé) de la figuration représentative, et le figuré est l’objet réel de la représentation autoconstituée. Le peuple est sujet passif du pouvoir constituant, et le dictateur est l’objet-sujet actif de ce même pouvoir, qui n’est nullement représentation d’un modèle déjà constitué, mais présentation constitutive, position, donation positive d’une réalité niée. Si le peuple est souverain en droit par la nation, il l’est aussi de fait, mais passivement, par le dictateur qui la personnifie.

Quelle a donc été la position de Jaurès vis-à-vis de la dictature souveraine du Comité de salut public comme méthode politique d’action révolutionnaire ? Il ne l’expose jamais ouvertement mais elle peut se déduire des jugements qu’il porte sur les événements qu’il s’efforce sans cesse d’interroger au fil de ses pages émaillées de longues citations d’archives qu’il reproduit dans un souci avant tout pédagogique, du fait du difficile accès de ces sources documentaires au grand public.

Dans sa visée d’emblée universelle et démocratique de la Révolution française en particulier et de l’action politique en général, Jaurès ne peut a priori que réprouver de telles méthodes et pratiques, condamnant par principe tout recours à la violence. Cependant, au-delà de ses principes, Jaurès tient compte des circonstances. Certes, si Robespierre n’a pas représenté le peuple à lui tout seul, il l’a incarné en représentant, à un moment, toute l’âme de la Révolution : en juin 1793, il est l’homme du moment. Pour Jaurès, « la Constitution de 1793 répondait bien aux conditions vitales de la Révolution, à la réalité politique et sociale de la France nouvelle. Tout ce qui s’éloigne d’elle, dans les constitutions plus modernes, est ou une concession à l’esprit de défiance conservatrice et de privilège, ou un reste des habitudes monarchiques. Elle est le type de la démocratie française ; en s’y ralliant, Robespierre réservait tout l’avenir, toutes les possibilités du développement social. Et il sauvait le présent » 19.

Les circonstances sont grosses des enjeux forts de l’avenir, et leur contingence – fût-elle pleine de violence – ne vaut que par les nécessités historiques qu’elles contiennent : la violence possède parfois ses justifications ; il faut, là aussi, faire de nécessité vertu.

Jamais Jaurès ne dit donc ouvertement qu’il soutient la Terreur ; il en explique les conditions de possibilité et la nécessité historique a posteriori au nom d’un « réalisme politique », d’un pragmatisme qui ne perd jamais de vue l’horizon de l’idéal. Non, il n’y a pas d’idéal de violence chez Jaurès, mais l’idée qu’elle a été objectivement nécessaire pour sauver l’essentiel de la Révolution. La violence n’est donc pas un modèle, un principe d’action ; elle n’est en rien fondatrice, mais seulement supplétive, si nécessaire : selon les circonstances sûrement atténuantes pour l’historien certes critique, mais distancié – et averti des issues encore inconnues parce que futures pour les acteurs –, qui pense malgré tout les fins à l’aune des moyens.

Le mal n’est alors qu’un moindre mal, mais qui, chez Jaurès, ne se substituerait pas à un idéal inaccessible. Au contraire, l’idéal révolutionnaire universel passe parfois par les chemins de traverse du mal relatif, telle une sorte de démodicée qui justifierait la violence de la Terreur comme circonstance dont les causes contingentes (intérieures avec l’insurrection fédéraliste, la guerre de Vendée, la Chouannerie, et extérieures avec les déclarations de guerre aux rois d’Europe) produiraient les nécessaires effets de la Terreur comme moyen ultime pour sauver la Révolution. Le « bien » résulterait donc d’une lutte contre la « mal » fondamental par un « mal » formel.

Préfigurant les révolutions du XXe siècle plus que celles du XIXe, la Révolution française pose déjà le problème du totalitarisme entendu par Carl Schmitt comme État total en tant qu’État contemporain, de type administratif, ayant réalisé l’identité État-société en passant par l’État neutre du XIXe siècle libéral. Dès l’aube du XXe siècle, Jaurès ne peut que s’inscrire en faux d’emblée face à cette conception de la dictature – et sous toutes ses formes possibles – et du type d’État qu’elle engendre. Pour lui, en homme encore du XIXe siècle, la grande question est la « question sociale », et l’idée de dictature du prolétariat – même passagère – ne saurait constituer un moyen décent ni efficace d’abolir la propriété privée. Point de théorie de la dictature du prolétariat ou souveraine ou autre – achevée ou même esquissée – chez Jaurès. Celui-ci veut comprendre les circonstances et il interroge les faits et situations, leurs enchaînements, parce qu’il s’interroge par la même occasion sur la tactique révolutionnaire et sur un processus historique à traduire en méthode politique pour l’avenir socialiste, le tout dans le cadre républicain tenant lieu, au fond, de dictature du prolétariat.

Alors, que penser des moyens à mettre en œuvre pour réaliser la révolution sociale de la propriété et du travail ? La dictature souveraine du prolétariat ne pourrait-elle pas être la forme extrême de la transition au socialisme, fût-elle subordonnée au système démocratique, source première d’une démocratie substantielle ?

L’importance de la question sociale en 1793 fit prendre à Jaurès une position nuancée sur le plan politique : contrepour la politique sociale de Robespierre, promesse d’égalité et absolu de démocratie. la dictature du Comité de salut public et le régime de Terreur plus sur le principe que sur les motifs et enjeux du moment ; mais

Comment Jaurès parvint-il à concilier ces deux positions sans s’écarteler et à ne pas adhérer malgré lui à la figure de la Terreur ? La transformation de la Terreur en moyen de gouvernement (exécution des hébertistes et des indulgents) avec la « Grande Terreur » affirma l’idée d’une souveraineté populaire, absolue et indivisible. Jamais coextensive à la Révolution, la Terreur participa d’une volonté de régénération et de rétablissement de l’unité du peuple, après l’élimination de tous les complots. C’est cela que Jaurès salue dans l’action de Robespierre : sa lucidité face aux enjeux fondamentaux du moment et de l’avenir, en dépit de l’horreur des moyens mis en œuvre, comme si une rationalité historique se déployait, toujours sinon justifiable du moins compréhensible a posteriori et dont les fins expliqueraient les moyens.

Si excessive, condamnable et regrettable qu’ait été la Terreur, il semble qu’elle ne tient pas, pour Jaurès, à une idéologie, mais à des circonstances : sa logique constitua une manière de réagir aux massacres de septembre 1792 (première Terreur), alors que la logique de Robespierre était plutôt de gérer les passions humaines ; le mal venant, selon lui (et dans un élan tout rousseauiste et tout imprégné aussi des idées de Montesquieu) du gouvernement et non du peuple. Libérer le peuple en combattant les tyrans, les factieux et autres accapareurs, intrigants et corrompus, ne semble pas devoir être retenu par Jaurès (tout comme Louis Blanc, dans le tome X, chapitre 1er du Livre XI de son Histoire de la Révolution française) comme substance même du gouvernement révolutionnaire et de l’œuvre de Robespierre.

Si la Terreur a pu inspirer les totalitarismes du XXe siècle, a-t-elle conduit le régime de Robespierre au totalitarisme ? On peut en douter quant à ses principes, car tout régime « totalitaire » se caractérisant par la toute puissance de l’exécutif contre le législatif, il n’est donc pas convenu de dire que la France de 1793 fut totalitaire parce qu’on assista au contraire à l’invention d’une souveraineté populaire, voulant rompre vraiment avec le régime censitaire et l’esclavagisme, toujours légaux et reconduits en 1790-1791.

C’est le Robespierre de la question sociale qui retient l’attention de Jaurès ; c’est l’universaliste passionné par le droit naturel, qui refusa que l’homme fût sacrifiable indépendamment du droit positif. C’est le politique en quête d’un élan et d’un souffle collectifs et individuels pour répondre aux inquiétudes métaphysiques et morales nées avec le XVIIIe siècle que Jaurès salue en Robespierre : le doute face à l’au-delà, les buts de la vie, le bonheur à inventer, etc.

Ainsi l’Humanité est bien la figure politique à constituer à travers les relations entre peuples, nations, individus (citons les divers Traités de Paix perpétuelle de Rousseau et de Kant) et à travers une conception active et souveraine de la citoyenneté, où les Droits de l’Homme étaient alors aussi les Droits du Citoyen.

Sur quelles questions Jaurès a-t-il mûri, à l’occasion de son énorme travail d’historien ? Qu’a-t-il retenu de cette expérience pour son action politique à venir ?

Jaurès a puisé un nouveau souffle dans son Histoire socialiste. Un souffle personnel et politique pour le socialisme, la République et l’État. N’oublions pas que Jaurès a accompli sa tâche d’historien de la Révolution française sans jamais rompre avec sa vie militante (bien que n’étant plus député depuis mai 1898). C’est donc en pleine action politique que Jaurès a rédigé cette histoire, à une période qui fut peut-être la plus chargée de sa vie politique : période de l’affaire Dreyfus et de la lutte contre les nationalistes, de la lutte pour la laïcité, la démocratie, les réformes sociales (l’affaire Millerand et son entrée dans le cabinet Waldeck-Rousseau, puis le soutien au ministère Combes) :

« C’est en pleine lutte que j’ai écrit cette longue histoire de la Révolution jusqu’au 9 thermidor : lutte contre les ennemis du socialisme, de la République et de la démocratie ; lutte entre les socialistes eux-mêmes sur la meilleure méthode d’action et de combat. Et plus j’avançais dans mon travail sous les feux croisés de cette bataille, plus s’animait ma conviction que la démocratie est, pour le prolétariat, une grande conquête. » 20

On voit là se profiler l’idée d’une méthode d’action politique enveloppée dans la méthode d’analyse historique. Au terme de son travail, Jaurès pense plus que jamais à traduire dans l’action politique présente les fruits de l’étude de notre passé fondateur. C’est ce qui est perceptible dans sa Conclusion sur « le bilan social du XIXe siècle », paru en 1908 à la fin du volume XII de l’édition Rouff, comme nous l’avons déjà signalé plus haut. Un bilan qui tient lieu d’enseignement politique pour guider l’action future :

« En fait, la Révolution française a abouti. Ce qu’il y avait en elle de plus hardi et de plus généreux a triomphé. Deux traits caractérisent le mouvement politique et social de la France depuis 1789 jusqu’au début du XXe siècle. C’est d’abord l’avènement de la pleine démocratie politique. Tous les compromis monarchiques ont été balayés ; toutes les combinaisons de monarchie traditionnelle et de souveraineté populaire ont été écartées ; toutes les contrefaçons césariennes ont été rejetées. La Constitution mixte de 1791 a sombré dans l’imbécillité et dans la trahison royales. La monarchie restaurée de 1815 s’est perdue par son étroitesse d’esprit. La monarchie censitaire de 1830 a révélé l’incapacité de la bourgeoisie française à gouverner seule, parce qu’elle ne peut se défendre contre les forces subsistantes du passé sans faire appel aux forces de l’avenir. Deux fois la démocratie napoléonienne a été engloutie dans le désastre, et maintenant, sous la forme républicaine, c’est bien le peuple qui gouverne par le suffrage universel. Il dépend de lui de conquérir le pouvoir. Ou plutôt il l’a déjà conquis, puisque aucune force ne peut faire échec à sa volonté légalement exprimée. Mais il ne sait pas l’employer vigoureusement à sa pleine émancipation économique. Les millions de travailleurs, ouvriers ou paysans, ne sont plus théoriquement des citoyens passifs. Ils le sont restés trop souvent encore par la résignation aux vieilles servitudes, par l’indifférence à l’idée nouvelle qui les affranchira. Mais c’est déjà chose immense qu’il suffise d’un progrès d’éducation du prolétariat pour que sa souveraineté formelle devienne une souveraineté substantielle. » 21

Jaurès pense que la Révolution doit se préparer méthodiquement avec un prolétariat organisé et évolué, c’est-à-dire par l’action graduelle et l’appui des classes moyennes. Jaurès commençait déjà en 1893 à laisser supposer l’idée d’une collaboration de classes, en groupant « autour du prolétariat quelques-unes des consciences les plus nobles et les plus hardies de la bourgeoisie et ainsi adoucir l’évolution, ménager les transitions, amortir les chocs » 22. Désormais, cette tactique devient une stratégie au fondement d’une méthode révolutionnaire de l’évolution historique. La « méthode socialiste » que recherche Jaurès est celle d’une évolution révolutionnaire pour théoriser une pratique réformiste de préparation graduelle du prolétariat à son auto-émancipation que sera la révolution sociale à venir.

L’exemple de Robespierre et de son idée de coalition politique entre bourgeois « avancés » et sans-culottes a fait école. En 1908, Jaurès a déjà bien assimilé cette méthode d’action qu’il a su exprimer dans plusieurs discours décisifs sur la méthode socialiste en 1900 et 1901 (sur « Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste », le 10 février 1900 ; sur « les deux méthodes », face à Guesde à Lille, le 16 novembre 1900 ; dans la lettre-préface « Question de méthode » aux Cahiers de la Quinzaine de Péguy, le 17 novembre 1901).

À l’épreuve des faits étudiés et des faits vécus, Jaurès pense, deux ans avant la rédaction de l’Armée nouvelle, que le socialisme, issu de la grande Révolution, a été tout entier dans la démocratie et au-dessus d’elle, et que le prolétariat français, qui a créé cette démocratie, devra la diriger en la dépassant dans et par le socialisme.

Pour cela, la méthode d’action se doit d’être tirée de celle adoptée par le socialisme durant tout le XIXe siècle ; une méthode qui s’inspire de tous les courants du socialisme, comme pour signifier en 1908 que l’unité de tous les socialistes – déjà réalisée en 1905 et dont Jaurès a été l’artisan essentiel – semble procéder d’un processus nécessaire immanent à l’histoire.

Notes
1Un livre sur l’histoire de cette fameuse Commission dissoute par arrêté ministériel, le 11 février 2000, est paru fin 2002 : Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Christine Peyrard et Michel Vovelle (dir.), Publications de l’Université de Provence.
2Jean Jaurès, « Le socialisme français », Cosmopolis, Revue internationale, n° 25, janvier 1898, t. IX, p. 107.
3Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1968-1973, (7 vol.), édition revue et corrigée par Albert Soboul, préface d’Ernest Labrousse, Introduction, t. I, p. 65.
4Jean Jaurès, « La jeunesse démocratique », La Dépêche de Toulouse, article du 2 mai 1893, dans Études socialistes I 1888-1897, Éditions Rieder, 1931, p. 138.
5Ce texte parut en 1908 aux pages 307-312 du volume XII consacré à la Troisième République. Jaurès avait signé un contrat avec Jules Rouff prévoyant une extension de cette réflexion finale en un volume entier. Hélas, Jaurès n’eut pas assez de temps pour honorer ce contrat. La Société d’études jaurésiennes (SEJ) l’a reproduit in extenso dans son Bulletin n° 77 (avril-juin 1980), pp. 3-7.
6H.S.R.F., t. Ier : « La Constituante », p. VII.
7À ce titre, l’H.S.R.F. constitue aussi une sorte de tentative, d’amorce d’une histoire sociale comme pédagogie de l’action socialiste, en partant du particulier au général, en analysant sociologiquement les structures populaires, les rapports sociaux, les mentalités et opinions des masses paysannes et citadines (ouvrières et bourgeoises), les conditions socio-économiques et leurs effets sur le mouvement social et celui des idées. Une histoire sociale du socialisme, en somme, qui s’ouvre sur l’Europe et s’invite à la table des débats de la Deuxième Internationale.
8Ibid., Introduction, p. 67.
9Ibid., p. 66.
10Jean Jaurès : « Michelet et le socialisme », La Petite République du 16 juillet 1898, dans ESI, op. cit., pp. 67-68.
11Ibid., p. 67.
12Ibid., p. 68.
13Ibid., pp. 69-70.
14H.S.R.F., t. VI, Chapitre IV : « La lutte contre les factions » – La faction de Danton, p. 385.
15« Les deux méthodes », conférence du 16 novembre 1900 opposant Jaurès à Jules Guesde à l’hippodrome de Lille, dans Études socialistes II, p. 195.
16Ibid., p. 199.
17HSRF, t. IV, Chapitre III : « Le mouvement populaire et la dictature de salut public (été 1793) » – Robespierre et la dictature révolutionnaire, p. 280.
18Nous reprenons la distinction utilisée par Carl Schmitt dans La Dictature (1923, rééditée par Seuil en 2000) : pour lui, contrairement à la « dictature de commission » de la République romaine, la « dictature thermidorienne » fut une « dictature souveraine » en ce qu’elle fut fondatrice d’une souveraineté politique du peuple. Une « dictature démocratique » comme moyen ultime pour fonder, refonder, voire même sauver la démocratie lorsque, en certaines circonstances, cette dernière est jugée en péril.
19H.S.R.F., t. VI, Chapitre II : « La politique montagnarde de conciliation (juin-juillet 1793) » – La Constitution montagnarde, p. 159.
20Ibid., Chapitre VI, – Démocratie et socialisme, p. 453.
21« Le bilan social du XIXe siècle », Conclusion de l’H.S.R.F., dans Bulletin SEJ, n° 77 (avril-juin 1980), p. 4.
22Jean Jaurès, « Collectivisme », article de La Dépêche de Toulouse du 25 septembre 1893, dans ESI, pp.160-161.


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23 mars 2009 1 23 /03 /mars /2009 20:15

Rosa Luxemburg a toujours mis au centre de ses combats la lutte des classes. Née dans une Pologne partagée entre trois empires, elle s'est refusé à tout nationalisme et voyait dans la révolution la possibilité pour toutes les cultures d'exister. C'est la même démarche qui explique sa position par rapport au Bund puis au sionisme naissant auquel fait référence un article de Bellaciao.


Extrait d'un article paru sur Bellaciao :

Même prétendument démocratique, avec son "fait majoritaire" (ainsi que l’oppression consécutive des minorités en tous genres), le nationalisme représente donc la dégénération inéluctable du socialisme, un phénomène ayant trouvé ses aboutissements extrêmes d’abord en Allemagne avec le nazisme (1933) et en Palestine avec le sionisme (1948). Mais en 1921 Ben Gourion, premier secrétaire élu du syndicat des travailleurs juifs (Histadrout), favorisait déjà le nationalisme contre l’idéal socialiste, laïc, en s’opposant à l’entrée de travailleurs non-juifs dans son organisation. Nazisme et sionisme, tous deux réellement nationalistes et prétendument socialistes, ne pouvaient historiquement que s’entretenir mutuellement à travers une symbiose hostile (2). Ainsi, à partir de 1914, dépassées par l’ampleur du grand raz-de-marée historique faisant proliférer des Etats-nation indépendants, égoïstes et mutuellement hostiles, les diverses Inter-nationales (la Deuxième socialiste, la Troisième communiste ou la Quatrième trotskiste) ne purent guère offrir d’alternative politique sérieuse à ce phénomène ; en 1919, au lendemain de la guerre et à la veille de son assassinat, Rosa Luxemburg entrevoyait déjà la dimension de ce drame (3).


(3) "Des nations et des mini-nations s’annoncent de toutes parts et affirment leurs droits à constituer des Etats. Des cadavres putréfiés sortent de tombes centenaires, animés d’une nouvelle vigueur printanière et des peuples "sans histoire" qui n’ont jamais constitué d’entité étatique autonome ressentent le besoin violent de s’ériger en Etats. Polonais, Ukrainiens, Biélorusses, Lituaniens, Tchèques, Yougoslaves, dix nouvelles nations au Caucase ... Les sionistes édifient déjà leur ghetto palestinien, pour l’instant à Philadelphie (souligné par nous), c’est aujourd’hui la nuit de Walpurgis sur le Brocken nationaliste", écrivait déjà Rosa Luxemburg au lendemain de la Première Guerre mondiale (Œuvres, t. II, Maspéro, 1978, p. 93).
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23 mars 2009 1 23 /03 /mars /2009 08:42
comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com

La réflexion sur l'impérialisme intègre étroitement celle sur le colonialisme. Et l'on constate en lisant les textes de la deuxième internationale, c'est à dire du mouvement ouvrier de la fin du XIXème siècle -début du XXème siècle combien était ambiguë une pensée qui transigeait avec les idées de classe. Ces citation de Jaurès (cliotextes) en témoignent, mais rares sont les penseurs de l'époque qui ont su s'en dégager.
 source
Discours de Jean Jaurès

Mots-clés. France. Jean. Jaurès. Répubique. politique. démocratie. capitalisme. capitaliste. prolétaire. ouvrier. économie. socialisme. vin. premier. mai. colonisation. seconde internationale. sfio. XX.



Un discours de Jean Jaurès à la Chambre des députés (1893)


"Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. (...) Mais, au moment même où le salarié est souverain dans l'ordre politique, il est, dans l'ordre économique, réduit à une sorte de servage.

Et c'est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c'est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c'est parce qu'il veut que la République soit affirmée dans l'atelier comme elle est affirmée ici, c'est parce qu'il veut que la nation soit souveraine dans l'ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l'ordre politique, C'est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain."

Jean Jaurès (1859-1914)


Les socialistes rejettent également les idées colonialistes. La Seconde Internationale condamne le colonialisme.

"Nous la réprouvons, parce qu'elle gaspille des richesses et des forces qui devraient être dès maintenant appliquées à l'amélioration du sort du peuple; nous la réprouvons, parce qu'elle est la conséquence la plus déplorable du régime capitaliste, qui resserre sur place la consommation en ne rémunérant pas tout le travail des travailleurs, et qui est obligé de se créer au loin, par la conquête et la violence, des débouchés nouveaux; nous la réprouvons, enfin, parce que, dans toutes les expéditions coloniales, l'injustice capitaliste se complique et s'aggrave d'une exceptionnelle corruption : tous les instincts de déprédation et de rapines, déchaînés au loin par la certitude de l'impunité, et amplifiés par les puissances nouvelles de la spéculation, s'y développent à l'aise; et la férocité sournoise de l'humanité primitive y est merveilleusement mise en oeuvre par les plus ingénieux mécanismes de l'engin capitaliste."


Jean Jaurès, "Les compétitions coloniales" in La Petite République, 17 mai 1896.



"La première règle pratique, c'est de veiller constamment à ce que les compétitions coloniales des divers peuples ne puissent jamais aboutir entre eux à la guerre. Il faudra pour cela que les socialistes aient le courage, chacun dans sa nation, de blâmer les prétentions excessives. Les socialistes n'y pourront réussir et ne pourront même s'y employer sérieusement qu'en suivant de très près, et pour ainsi dire au jour le jour, le mouvement colonial.

La deuxième règle, pour les socialistes de tous les pays, sera de demander pour les peuples vaincus ou les races soumises de l'Asie, de l'Amérique, de l'Afrique le traitement le plus humain, le maximum de garanties. Qu'il s'agisse des Hindous dominés par l'Angleterre, des Arabes dominés par la France ou des races africaines que se disputent et se partagent tous les peuples de l'Europe, c'est le devoir des socialistes de prendre, dans le Parlement de chaque pays, l'initiative des propositions humaines ou des protestations nécessaires. Cette action socialiste se produira, en chaque pays, avec d'autant plus de force et d'autorité qu'elle sera universelle et universellement probe, et que nul ne pourra y soupçonner un piège.

Enfin, il me semble que les socialistes devraient avoir comme troisième règle de marquer de plus en plus d'un caractère international les principales forces économiques que se disputent avidement les peuples. Il est visible par exemple, à l'heure actuelle, que tous les peuples européens cheminent vers les sources du Nil, parce que la possession du haut Nil et des grands lacs africains donne la maîtrise de l'Egypte et de tout le développement africain : c'est là le secret de tous les efforts, publics ou cachés, de toutes les combinaisons, loyales ou perfides, des peuples européens en Afrique, depuis dix ans surtout; et il est possible que ces rivalités, en s'exaspérant, aboutissent à la guerre. Pourquoi un système de garanties internationales n'assurerait-il pas le libre passage du Nil, de la source à la mer, à toutes les activités, comme on a fait déjà pour le Danube et pour le canal de Suez ?"


Jean Jaurès, article dans La Petite République , 1896.



La France républicaine

"Ah oui ! La société d'aujourd'hui est divisée entre capitalistes et prolétaires ; mais en même temps, elle est menacée par le retour offensif de toutes les forces du passé, par le retour offensif de la barbarie féodale, de la toute-puissance de l'Église et c'est le devoir des socialistes, quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté de conscience est menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de races et les atroces querelles religieuses des siècles passés paraissent renaître, c'est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celles des fractions bourgeoises qui ne veulent pas revenir en arrière."


JEAN JAURÈS , dans Études socialistes, 1900

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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 10:16

Pour consulter le blog : comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com


Le ralliement des partis de l'Internationale à la guerre a eu les conséquences politiques dont nous parlons régulièrement sur ce blog, afin qu'aujourd'hui aussi, nous soyons attentifs à ne pas confondre les belles paroles et la réalité, que nous puissions distinguer réformisme et démarche révolutionnaire, il a eu surtout cet invraisemblable coût en vies humaines. Et cela est d'autant plus manifeste quand ce sont des militants qui ont dû partir et ont trouvé la mort.


Ici une lettre de Rosa Luxemburg. C'est presque la fin du conflit (lettre du 18 novembre 1918) et c'est la mort du fils de camarades et amis proches. Le texte se trouve sur le site Collectif SMOLNY (29 novembre 2008 par eric)


Dans cette même lettre, on trouve cette phrase terriblement prémonitoire sur le sort qui l'attendait:


"La seule chose qui me console est la pensée amère qu’à mon tour peut-être je serai expédiée dans l’autre monde par une balle de la contre-révolution qui est partout à l’affût."



À Adolf et Marie Geck.

Berlin, hôtel Moltke.


Mes chers et bien-aimés amis, proches de mon cœur,


À l’instant je reçois de Breslau l’affreuse enveloppe noire [1]. Ma main et mon cœur tremblaient déjà lorsque j’ai reconnu l’écriture et le cachet de la poste, et pourtant j’espérais encore que cette chose terrible n’était pas vraie. Je n’arrive pas à comprendre et les larmes m’empêchent d’écrire. Tout ce que vous éprouvez intérieurement, je le sais, je le ressens, nous savons tous mesurer l’horreur du coup. J’attendais tant de lui, infiniment, pour le parti et pour l’humanité. On a envie de grincer des dents. Je voudrais vous être de quelque secours et pourtant il n’y a ni secours ni consolation possibles. Mes bien chers amis, ne vous laissez pas écraser par le chagrin, ne laissez pas cet affreux événement masquer le soleil qui brille toujours dans votre maison. Nous sommes tous soumis au destin aveugle ; la seule chose qui me console est la pensée amère qu’à mon tour peut-être je serai expédiée dans l’autre monde par une balle de la contre-révolution qui est partout à l’affût. Mais, aussi longtemps que je vivrai, je resterai liée à vous par l’affection la plus ardente, la plus fidèle et la plus intime, et je tiens à partager avec vous chaque souffrance et chaque chagrin.


Mille pensées.


Votre Rosa L.

Mes condoléances les plus affectueuses et mes pensées les meilleures.

Votre K. Liebknecht.



Source :

— LUXEMBURG Rosa, J’étais, je suis, je serai ! Correspondance 1914-1919, Textes réunis, traduits et annotés sous la direction de Georges Haupt par Gilbert Badia, Irène Petit, Claudie Weill, Paris, Éditions François Maspero, Bibliothèque Socialiste n°34, Paris, 1977, pp. 360-361 ;


[1] Annonçant que le fils des Geck, Brandel, venait d’être tué au front dans les derniers combats dans l’est de la France.


Publié le 30 novembre 2008

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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 10:12
lire aussi sur le blog : Leo Jogiches: un combat commun avec Rosa Luxemburg
lire aussi sur le blog: note sur leo Jogiches

Autour du juillet 1900

Très cher! Comme j'ai besoin de toi! Comme nous avons besoin l'un de l'autre! Aucun autre couple n'a autant que nous, pour devoir, de se façonner l'un l'autre dans la vie! Je le sens à chaque pas et ressens d'autant plus douloureusement notre séparation. Tous les deux nous continuons à "vivre" intérieurement, c'est-à-dire que nous changeons, grandissons, ce qui engendre une constante inadéquation intérieure, un déséquilibre, une dysharmonie des parties de l'âme avec d'autres, et il faut chaque fois procéder à une révision intérieure, ramener l'ordre et l'harmonie. Nous avons donc toujours quelque chose à faire avec nous-mêmes, mais sans perdre, à aucun moment la mesure générale des choses que sont à mon avis: l'utilité de la vie extérieure, l'acte positif, l'activité créatrice; le tout, pour ne pas s'enfoncer dans la consommation spirituelle et la digestion. Pour cela, il faut le contrôle d'un autre être, d'un être proche, qui comprenne tout, mais qui demeure au-dehors de ce "moi" cherchant l'harmonie. Je doute fort que tu y comprennes grand-chose, car cela ressemble à une série de signes algébriques. Tout ça n'est pourtant que la centième partie de la chaîne de pensées et de sentiments qu'un incident très douloureux a éveillé en moi. La vénérable rédaction de la L(eipziger) V(olkszeitung) m'a renvoyé un article (d'une teneur neutre : sur la guerre en Chine) avec un supplément polit qui met fin à ma collaboration.

Que cela dût se produire tôt ou tard, je le savais, connaissant trop bien Schönlank, dès que nos rapports personnels ont été rompus. La cause directe a sûrement été la longue interruption dans ma collaboration, bien que je l'aie expliquée par une maladie. Il était déjà évident pour moi que mes rapports avec la rédaction ne dureraient plus longtemps dans ces conditions. De toute manière, je n'aurais pas réussi à y publier un papier exprimant une orientation; exemple: cet article sur l'obstruction, qui était deux fois plus pâle et modéré quand je l'ai envoyé à la LV. Le fait accompli m'a pourtant fait très mal. Tu en jugeras toi-même, bien que je m'attende de ta part à une exagération pessimiste. Outre la question politique, je me heurte à la question matérielle, comment et où gagner (de l'argent)? Mais ne perdons pas la tête, ni notre sang-froid, des malheurs plus graves se produisent dans la vie et dans l'activité politique. Je t'embrasse des centaines de fois.


Ta R.

Publié dans Lettres à Léo Jogiches - Chez Denoël 1971

(sur le blog, le 6 mars 2009)
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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 10:12

C'était le 15 janvier 1919

Assassinat de Rosa Luxemburg


 

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg a été assassinée. Elle venait de sortir de prison après presque quatre ans de détention dont une grande partie sans jugement parce que l'on savait à quel point son engagement contre la guerre et pour une action et une réflexion révolutionnaires était réel. Elle participait à la révolution spartakiste pour laquelle elle avait publié certains de ses textes les plus lucides et les plus forts. Elle gênait les sociaux-démocrates qui avaient pris le pouvoir après avoir trahi la classe ouvrière, chair à canon d'une guerre impérialiste qu'ils avaient soutenue après avoir prétendu pendant des décennies la combattre. Elle gênait les capitalistes dont elle dénonçait sans relâche l'exploitation et dont elle s'était attachée à démontrer comment leur exploitation fonctionnait. Elle gênait ceux qui étaient prêts à tous les arrangements réformistes et ceux qui craignaient son inlassable combat pour développer une prise de conscience des prolétaires.

Comme elle, d'autres militants furent assassinés, comme Karl Liebknecht et son ami et camarade de toujours Leo Jogiches. Comme eux, la révolution fut assassinée en Allemagne.

Que serait devenu le monde sans ces assassinats, sans cet écrasement de la révolution. Le fascisme aurait-il pu se dévélopper aussi facilement?

Une chose est sûr cependant, l'assassinat de Rosa Luxemburg n'est pas un acte isolé, spontané de troupes militaires comme cela est souvent présenté. Les assassinats ont été systématiquement planifiés et ils font partie, comme la guerre menée à la révolution, d'une volonté d'éliminer des penseurs révolutionnaires, conscients et déterminés, mettant en accord leurs idées et leurs actes, la théorie et la pratique, pour un but final, jamais oublié: la révolution.

Publié le 20 février 2009


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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 10:11

24 avril 2006
sur http://www.europe-solidaire.org

Durant les dix années qui suivirent la révolution d’octobre, les communistes apportèrent un soutient actif aux peuples colonisés qui luttaient pour leur indépendance[1]. Au II ème congrès de l’internationale en 1920, ou furent précisées les conditions d’admission des partis à l’Internationale Communiste, Lénine définit la politique communiste vis-à-vis de la question coloniale. Le leader communiste affirmait la nécessité, dans les « Etats et Nations arriérés », d’un soutenir aux mouvements « nationaux révolutionnaire ». Cependant, ces différents mouvements devaient être soutenus uniquement dans la mesure ou ils seraient considérés comme réellement révolutionnaires et qu’ils ne s’opposeraient pas à la formation d’organisations paysannes et ouvrières communistes.

Ces considérations idéologiques poussèrent les communistes et leurs alliers du « Sud » à organiser, en février 1927, le premier congrès anti-impérialiste à Bruxelles. Ce congrès réunissait des représentants des différents peuples vivant sous le joug du colonialisme européen. Le Congrès fut organisé côté français par la Ligue contre l’oppression coloniale qui avait été créée pour soutenir la politique anti-colonialiste de l’Internationale Communiste. Cependant ce furent surtout des organisations allemandes, comme « l’Arbeitsanschub für die unterdruchen Volker » et la « Liga gegen koloniale unterdruchen » fondée par le Komintern qui fournirent la plus importante contribution à l’organisation de ce congrès.

Si ce congrès se voulait celui des peuples colonisés, de nombreuses organisations et personnalités européennes y participèrent. Les partis communistes de France, de Belgique et d’Allemagne y étaient représentés ainsi que des organisations telles que la CGTU, la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, la fraction minoritaire des Trade-Unions, l’internationale de l’enseignement et la Ligue internationale des femmes luttant pour la paix. De nombreuses personnalités du monde politique et intellectuel étaient aussi présentes. Parmi elles nous pouvons citer entre autre Albert Eisten, Felicien Challaye, Henri Barbusse, Romain Roland mais aussi le communiste anglais Lansbury et le dirigeant de l’internationale des transports Pimmen.

Du coté des peuples colonisés et dépendants différents mouvements et personnalités politiques avaient effectué le déplacement de Bruxelles. Parmi les personnalités qui devinrent les plus célèbre, il y avait pour représenter l’Inde le Pandit Nehru, pour l’Indonésie Mohammed Hatta. Pour le Machrek arabe, El Bakri représentait la résistance syrienne à coté de délégué Egyptiens et Palestiniens. L’Afrique subsaharienne n’était en reste, avec Lamine Senghor pour le Sénégal qui se trouvait au côté du Comité de Défense de la Race Nègre et de Colraine délégué au congrès par les Syndicats d’ouvrier noirs d’Afrique du Sud.

Les délégations les plus en vu furent les chinoises et les indochinoises. La première regroupait la veuve de Sun Yat Sen, les représentants de l’Armée Rouge revenant des champs de bataille de Manchourie, ceux du Kuomintang et ceux du gouvernement cantonais. L’Indochine quant à elle était représenté par le Parti Constitutionnaliste Indochinois et son rival le Parti Révolutionnaire d’Indochine après la scission intervenue au sein de l’Association Mutuelle Indochinoise ainsi que le Parti Annamite de l’indépendance.

Le Magherb était représenté par les trois délégués de l’Etoile Nord Africaine : les algériens Abdelkader Hadj Ali, Messali Hadj et le tunisien Chadly Khairallah.

Selon ce dernier, le congrès de Bruxelles « eut une portée incalculable, sa signification est claire. Pour la première fois dans l’histoire, plus de 150 délégués, représentant un milliard d’opprimés courbés sous le joug de l’impérialisme, se sont rencontrés avec les représentants de toutes les organisations d’avant-garde, d’Europe et d’Amérique, et avec tout ce qui reste encore d’hommes de pensée libérale pour les instruire de l’oppression qu’ils subissent, sous divers formes et suivant les pays, par l’odieux régime colonial des pays oppresseurs. Ils ont clamé à la face du monde entier leur douleur, ils ont expliqué leur martyre et affirmé leur volonté de lutte énergique, jusqu’à leur libération totale. Ils ont reçu l’assurance de leurs frères exploités d’Europe que, dans cette lutte, ils peuvent compter sur leur aide morale et matérielle sans aucune réserve »[2].

En effet, les représentants de huit millions de syndiqués européens s’engagèrent a aider par tous les moyens les peuples colonisés dans leur lutte libératrice avec la certitude que « la lutte pour l’indépendance nationale est, au premier chef, un épisode de l’action direct pour l’émancipation des masses ouvrières et paysannes »[3].

Chadly Khairallah poursuivait la description du congrès en mettant l’accent sur la volonté commune des représentants des peuples colonisés de conquérir l’indépendance de leur pays. « Toute les délégations coloniales ont présenté des résolutions claires et précises quant au but commun qui est l’indépendance de leurs pays respectifs. A cet égard, toutes les résolutions sont absolument concordantes. Ils ont ajouté à ce but général des revendications immédiates, propres à chaque pays, et suivant les différentes situations particulières de chacun d’eux. Ils ont ajouté à ce but général des revendications immédiates, propres à chaque pays, et suivant les différentes situations particulières de chacun d’eux. Ils se sont groupés avec leurs alliés d’Europe au sein de la Ligue contre l’oppression coloniale et l’impérialisme, et ont pris l’engagement mutuel de livrer la bataille décisive qui libérera les uns et les autres de oppression capitaliste et impérialiste »[4].

Messali Hadj au nom de l’Etoile Nord Africaine prononça un discours qui reprenait le programme de l’organisation nationaliste. Le jeune leader nationaliste qui entamait son ascension politique, affirma, devant tous les responsables des pays colonisés, que les Algériens étaient « réduits à l’état de bagnards » car ils ne possédaient « ni liberté d’association, ni liberté de la presse, ni liberté de réunion, sans lois sociales, sans école ». Il critiqua l’objection qui était souvent formulé à l’encontre des nationalistes algériens selon laquelle on ne pouvait donner « l’indépendance au peuple algérien car selon l’expression de Violette, ce peuple à encore la mentalité du XIe siècle »[5].

Puis Messali lut la résolution de l’Etoile. Cette résolution eut une grande importance dans l’histoire du nationalisme algérien car elle marquait les premiers jalons idéologiques dans lesquels il devait se mouvoir. Messali toute au long de sa vie militante, nous dit Mohammed Harbi, « a gardé un grand attachement pour les principes d’organisation léniniste, un sens aigu de la solidarité des victimes du colonialisme. Il ne modifiera pas le programme de l’E.N.A. qu’il a lui-même exposé »[6].

Ce programme combinait les revendications à caractères purement politique (indépendance, constitution d’une armée nationale), économique (confiscation des grandes propriétés accaparées par des féodaux alliés des conquérants, les colons et les sociétés financières, et la restitution aux paysans des terres confisquées) sociales (reconnaissance par l’Etat algérien du droit syndical, de coalition et de grève, élaboration de loi sociale) et culturel (enseignement de la langue arabe).

Au-delà de ces différentes revendications, la résolution de l’Etoile Nord Africaine nous permet de mettre en avant deux points qui furent les pierres en gulaire de l’idéologie nationaliste algériennes. Mohammed Harbi note que si les revendications économiques, sociales ou politiques évoluèrent en fonction des différentes conjonctures politiques et sociales, les deux piliers de l’idéologie nationaliste algérienne ne varièrent pas[7].

- Le populisme. Le mot de populisme est devenu trop souvent dans le sens commun synonyme d’extrémisme droitier ou de démagogie. Cela n’est qu’une déviation d’un terme qui à l’origine désignait « un mouvement politique et culturel russe par lequel une partie de « l’élite » se propose de prendre en charge les valeurs et les problème de la paysannerie et de moderniser le pays sur la base de son fond propre »[8]. Le mot d’ordre de ses premiers populiste était « aller au peuple », se fondre avec lui pour comprendre ses problèmes et ses aspirations. Le populisme repose sur une relation inégale entre deux acteurs l’un actif, « l’élite », et l’autre passif, le peuple. Dans la perspective populiste les oppositions politiques reposent moins sur une opposition de classe que sur une opposition de monde ; le monde des colonialistes et le monde des colonisés dans le cas du nationalisme algérien. Selon Mohammed Harbi, « la révolution ne s’appuie pas sur la lutte des classes, mais sur le peuple au sens plébéien, la classe ouvrière se confondant avec les pauvres en général, sans identité particulière ni intérêts spécifiques »[9].

La contradiction entre les deux modes qui se faisaient face, devait être levée par la médiation d’une partie du corps social détaché de la structure de domination : l’intelligentsia. Dans l’histoire du nationalisme algérien ce fut bien l’intelligentsia des diplômés du certificat d’études, des lettrés en arabe ou des diplômes supérieurs qui prit la tête du mouvement national. Deux idéaux étaient à la base même de l’engagement politique de cette intelligentsia et qui sont les deux ressorts essentiels du populisme. Premièrement, elle était animée d’un idéal missionnaire qui était à la base de ses relations avec le « peuple ». Deuxièmement, elle avait la volonté de concilier la marche vers le progrès technique et le développement économique avec les valeurs « authentiques » de la culture du pays.

- L’arabo-islamisme. L’importance accordée à ce point découle directement du populisme puisque l’identité arabo-islamique était considérée comme l’identité profonde et structurelle du peuple algérien. Les nationalistes algériens mettaient l’accent sur la particularité linguistique et culturelle de l’Algérie. Pour eux, l’islam était considéré comme le fondement de la personnalité et un facteur d’intégration et d’unité des Algériens.

Cependant cette quête « d’authenticité » n’était pas un phénomène propre au nationalisme algérien mais il était consubstantiel du processus de décolonisation. Celle-ci, d’après Anouar Abdel-Malek, était « un processus de lutte - contre autrui, mais aussi contre soi - de conquête, plus exactement de re-conquête de cet être profond, de cette identité déformée et dénaturée sous l’impact colonial, afin de pouvoir être soi, et, partant, de contribuer au fonds commun de la civilisation contemporaine »[10]. De fait, la défense de la langue arabe et de l’islam furent toujours au centre des procurations du mouvement nationaliste algérien.

Selon Ahmed Mahsas, « une société qui a été l’objet, comme la société algérienne, d’une politique de dépersonnalisation, éprouvait un besoin vital de réintégrer ses valeurs, afin de se restructurer et de mieux rebâtir son avenir ». D’après lui, les nationalistes « ont exalté le patrimoine de la civilisation afin de rendre à l’homme algérien sa fierté, sa dignité, la confiance dans ses valeurs et le courage indispensable au combat libérateur » [11]. Pour Mahsas, les notions d’identités et de spécificités était au centre du mouvement nationaliste algérien et de devais permettre non d’isoler Algérie du monde global mais au contraire lui permettre de rentrer dedans sur un pied d’égalité avec l’ensemble des peuples : « La notion de spécificité recoupe celle de personnalité et d’identité en tant que dynamique sociale de l’action autonome, irréductible (compte tenu de lois universelles) aux concepts hégémoniques de généralisation. Ceux-ci, en effet, appliqués dans toute sa logique, auraient pour résultat la perte de l’initiative des groupes humains ou des sociétés. Cette forme d’intégration à l’universel est à maints égards aliénante. Mais le véritable « universel » est bien celui qui englobe des composantes humaines spécifiques et qui en permet la manifestation distincte et autonome. C’est à partir de là que peuvent s’établir les rapports d’égalité au niveau de l’humain, c’est-à-dire au lieu où se rejoignent, dans leurs diversités, toutes les sociétés humaines.[12]

Après avoir lu le texte, Messali Hadj demanda au congrès de faire siennes les revendications inscrites dans le programme de l’Etoile.

Les militants de l’Etoile étaient satisfaits de leur participation au congrès. Ils avaient pu affirmer leur volonté d’obtenir l’indépendance des trois pays Maghreb sur la scène internationale. De plus, ils partageaient l’idée du congrès de donner la primauté à la question nationale dans les pays colonisés. Sur le plan international l’Etoile s’était faite connaître en s’affirmant comme une organisation anti-impérialiste.

Cependant congrès anti-impérialiste de Bruxelles marquait aussi le point de départ des premières épreuves que les militants étoilistes allaient affronter pour préserver leur indépendance. En effet, pour l’Internationale Communiste, le congrès de Bruxelles sonnait la fin de sa politique de soutient aux mouvements « nationaux-révolutionnaires » dans les pays colonisés et dépendants. Cela était du principalement à l’échec de la révolution chinoise en 1926-1927. L’Internationale Communiste s’orientait, par la volonté de Staline, dans ligne politique dite de « classe contre classe » qui impliquait la dénonciation des nationalistes des pays colonisés. Pour l’Etoile cela signifiait qu’elle ne pourrait plus compter sur l’aide des communistes français.

Ceux-ci ne se contentèrent pas de désapprouver la ligne politique de l’Etoile mais ils s’efforcèrent de lui imposer la leur. La majorité des militants étoilistes refusèrent de se plier aux nouvelles orientations des communistes. Dès le printemps 1927, le PCF suspendit son aide matérielle à l’Etoile en lui retirant notamment les locaux que les communistes mettaient à sa disposition. La séparation entre les nationalistes algériens et les communistes qui devait aboutir à la rupture presque totale après la dissolution de l’Etoile le 26 janvier 1937, commençait dès la fin du congrès Bruxelles.

Au lendemain du congrès anti-impérialiste de Bruxelles, Chadly Khairallah écrivait dans l’Ikdam Nord Africain que l’Etoile devait se placer sur le terrain du « nationalisme révolutionnaire ». Pour lui il n’était pas « besoin de s’accrocher à une théorie politique ni de se mettre à la remorque d’un parti quel qu’il soit, pour considérer comme précaire l’occupation étrangère, source de servage, de misère et travailler à l’avènement d’un avenir national et de liberté reconquise »[13].

Youssef Girard

Résolution de l’Etoile Nord-Africaine lu par Messali Hadj.[14]

L’impérialisme français s’est installé en Algérie, par la force armée, la menace, les promesses hypocrites. Il s’est emparé des richesses naturelles et de la terre, en expropriant des dizaines de mille de familles qui vivaient sur leur sol du produit de leur travail.

Les terres expropriées ont été cédées aux colons européens, à des indigènes agents de l’impérialisme et aux sociétés capitalistes. Les expropriés ont été obligés de vendre leurs bras aux nouveaux propriétaires du sol s’ils voulaient continuer de vivre ; des populations qui vivaient dans un état de prospérité qu’elles n’ont pas aujourd’hui, l’impérialisme en a fait des affamés, des esclaves. Et cette expropriation s’est faite comme partout sous le signe de la civilisation.

C’est au nom des cette soi-disant civilisation que toutes les traditions, les coutumes, toutes les aspirations des populations indigènes sont foulées aux pieds. Bien loin d’apporter à ce pays l’aide qu’il aurait pu utiliser pour se développer, l’impérialisme français a joint à l’expropriation et à l’exploitation, la domination politique la plus réactionnaire, privant les indigènes de toute liberté de coalition, d’organisation, de tous droits politiques et législatifs, ou bien n’accordant des droits qu’à une toute petite minorité d’indigènes corrompus.

A cela s’ajoute l’abêtissement systématique obtenu par l’alcool, l’introduction de nouvelles religions, la fermeture des écoles de langue arabe existant avant la colonisation. Et enfin, pour couronner son œuvre, l’impérialisme enrégimente les indigènes dans son armée en vue de poursuivre la colonisation, pour servir dans les guerres impérialistes et pour réprimer les mouvements révolutionnaires dans les colonies et dans la métropole.

C’est contre cette politique coloniale, contre cette oppression que les populations laborieuses d’Afrique du Nord ont menée et mènent encore une action permanente par tous les moyens dont elles disposent, pour atteindre l’objectif qui renferme leurs aspirations de l’heure présente, l’Indépendance nationale.

Cent années de colonisation

Depuis 1830, l’expropriation et l’oppression systématique et brutale ont conduit la population algérienne, non pas dans la voie du progrès social, mais à l’esclavage. Aujourd’hui, deux millions huit cent milles hectares des meilleures terres sont soit en surface, soit en sous-sol, la propriété des Européens capitalistes. Des familles indigènes expropriées ont dû vendre leurs bras aux nouveaux propriétaires du sol, émigrer vers les centres urbains.

En même temps, il a institué un système de domination politique détruisant les anciennes formes de la démocratie musulmane qui existaient avant la colonisation (douars, tribus, provinces), conservant seulement la caricature de ces formes, écartant les indigènes de la gestion des affaires du pays.

Cet état de fait a été codifié avec ce qu’on appel le Code de l’indigénat qui fait des indigènes des sujets privés de tous droits politiques, et soumis aux lois d’exception (tribunaux répressifs, cours criminelles, haute surveillance, responsabilité collective, amendes et punitions corporelles).

Le droit d’être citoyen est seulement réservé à une petite minorité d’indigènes qui ont été « assimilés » par l’impérialisme français. Seuls, les Européens et les privilégiés indigènes peuvent élire leurs représentants dans les assemblés de la colonie. C’est-à-dire que 800 000 Européens et quelques dizaines de mille de « bons » indigènes élisent leurs représentants, et 5 millions, c’est-à-dire l’immense majorité de la population, n’ont aucun droit. Par contre, ils doivent payer les impôts et faire le service militaire.

Dans le domaine culturel, la colonisation fait aussi son œuvre. 516 écoles avec 35 000 élèves indigènes, donnant l’enseignement en langue française, doivent suffire à une population de cinq millions d’indigènes. Par contre, pour huit cent mille européens, il y a 1 200 écoles ; les écoles libres en langue arabe ont toutes été détruites. L’accession des indigènes à l’instruction supérieure est quasi impossible.

Si l’on ajoute à tout cela, le recrutement militaire obligatoire des indigènes d’Algérie dans l’armée de l’impérialisme français pour une durée de service de 6 mois supérieure aux français, contingent dont on veut porter l’effectif d’après les nouveaux projets militaires du gouvernement français de 45 000 à 180 000 pour mieux servir les buts de l’impérialisme français, alors on aura un tableau objectif de ce que représentent cent années de civilisation française en Algérie.

La population d’Algérie exploitée et opprimée est en lutte permanente contre l’impérialisme français pour se libérer de son joug et conquérir l’indépendance.

Les revendications des Algériens

L’Etoile nord-africaine, qui représente les intérêts des populations laborieuses de l’Afrique du Nord, réclame pour les Algériens l’application des revendications suivantes et demande au Congrès de les faire siennes :

L’indépendance de l’Algérie ;

Le retrait des troupes françaises d’occupation ;

La constitution d’une armée nationale ;

La confiscation des grandes propriétés agricoles accaparées par les féodaux, agents de l’impérialisme, les colons et les sociétés capitalistes privées, et la remise de la terre confisquée aux paysans qui en ont été frustrés ;

Respect de la petite et moyenne propriété ;

Retour à l’Etat algérien des terres et forêts accaparées par l’Etat français.

Ces revendications essentielles pour lesquelles nous combattons n’excluent pas l’action énergique immédiate pour arracher à l’impérialisme français :

L’abolition immédiate du Code de l’indigénat et des mesures d’exception ;

L’amnistie pour ceux qui sont emprisonnés, en surveillance spéciale, ou exilés pour infraction à l’indigénat ;

Liberté de presse, d’association, de réunion ;

Droits politiques et syndicaux égaux à ceux des Français qui sont en Algérie ;

Le remplacement des Délégations financières élues au suffrage restreint par une Assemblée nationale élue au suffrage universel.

Assemblées municipale élues aux suffrages universels ;

Accession à l’enseignement à tous les degrés ;

Création d’école en langue arabe ;

Application des lois sociales ;

Elargissement du crédit agricole au petit fellah, etc.

Ces revendications n’ont de chances d’aboutir que si les Algériens prennent conscience de leurs droits et de leur force, s’unissent et se groupent dans leurs organisations pour les imposer au gouvernement.

L’Etoile nord-africaine.

[1]Notons néanmoins que ce soutient à la lutte des peuples colonisés ne s’appliquait pas aux colonies soviétiques d’Asie centrale et du Caucase.

[2]Kaddahce Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, Ed. Paris-Méditerranée, page 187.

[3]Kaddahce Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, Ed. Paris-Méditerranée, page 177.

[4]Kaddahce Mahfoud, s-Méditerranée, page 187.

[5]Kaddahce Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, Ed. Paris-Méditerranée, page 177.

[6]Harbi Mohammed, Le FLN mirage et réalité, Jeune Afrique, Paris, 1980, page 15.

[7]Harbi Mohammed, Le FLN mirage et réalité, Jeune Afrique, Paris, 1980, page 17. Harbi signale un troisième point constitutif de l’idéologie nationaliste algérienne qui serait le « spontanéisme » ; désignant par là le refus des nationalistes de s’appuyer sur une classe déterminé pour mener la lutte contre la puissance occupante. Nous pensons que cela est plus une facette du populisme qu’un point spécifique de l’idéologie du nationalisme révolutionnaire algérien.

[8]Carlier Omar, Entre nation et djihad : histoire sociale des radicalismes algériens, PFNSP, Paris, 1995, page 206.

[9]Harbi Mohammed, Le FLN mirage et réalité, Jeune Afrique, Paris, 1980, page 17.

[10]Abdel-Malek Anouar, La dialectique sociale, Le Seuil, Paris, 1972, page 69.

[11]Mahsas Ahmed, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, L’Harmattan, Paris, 1979, page 326.

[12]Mahsas Ahmed, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, L’Harmattan, Paris, 1979, page 10.

[13]Stora Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, L’Harmattan, Paris, 1985, page 56.

[14]Kaddahce Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome II, 1939-1951, Ed. Paris-Méditerranée, page 849.

GIRARD Youssef *Article paru sur le site de l’association ici et là-bas : www.icietlabas.lautre.net
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Grève de masse. Rosa Luxemburg

La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d'application, sa force d'action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l'on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l'Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre c'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l'action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l'action de la grève elle-même ne s'arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d'autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse..."

 
Publié le 20 février 2009