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Assassinat de Rosa Luxemburg. Ne pas oublier!

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg a été assassinée. Elle venait de sortir de prison après presque quatre ans de détention dont une grande partie sans jugement parce que l'on savait à quel point son engagement contre la guerre et pour une action et une réflexion révolutionnaires était réel. Elle participait à la révolution spartakiste pour laquelle elle avait publié certains de ses textes les plus lucides et les plus forts. Elle gênait les sociaux-démocrates qui avaient pris le pouvoir après avoir trahi la classe ouvrière, chair à canon d'une guerre impérialiste qu'ils avaient soutenue après avoir prétendu pendant des décennies la combattre. Elle gênait les capitalistes dont elle dénonçait sans relâche l'exploitation et dont elle s'était attachée à démontrer comment leur exploitation fonctionnait. Elle gênait ceux qui étaient prêts à tous les arrangements réformistes et ceux qui craignaient son inlassable combat pour développer une prise de conscience des prolétaires.

Comme elle, d'autres militants furent assassinés, comme Karl Liebknecht et son ami et camarade de toujours Leo Jogiches. Comme eux, la révolution fut assassinée en Allemagne.

Que serait devenu le monde sans ces assassinats, sans cet écrasement de la révolution. Le fascisme aurait-il pu se dévélopper aussi facilement?

Une chose est sûr cependant, l'assassinat de Rosa Luxemburg n'est pas un acte isolé, spontané de troupes militaires comme cela est souvent présenté. Les assassinats ont été systématiquement planifiés et ils font partie, comme la guerre menée à la révolution, d'une volonté d'éliminer des penseurs révolutionnaires, conscients et déterminés, mettant en accord leurs idées et leurs actes, la théorie et la pratique, pour un but final, jamais oublié: la révolution.

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Avec Rosa Luxemburg.

1910.jpgPourquoi un blog "Comprendre avec Rosa Luxemburg"? Pourquoi Rosa Luxemburg  peut-elle aujourd'hui encore accompagner nos réflexions et nos luttes? Deux dates. 1893, elle a 23 ans et déjà, elle crée avec des camarades en exil un parti social-démocrate polonais, dont l'objet est de lutter contre le nationalisme alors même que le territoire polonais était partagé entre les trois empires, allemand, austro-hongrois et russe. Déjà, elle abordait la question nationale sur des bases marxistes, privilégiant la lutte de classes face à la lutte nationale. 1914, alors que l'ensemble du mouvement ouvrier s'associe à la boucherie du premier conflit mondial, elle sera des rares responsables politiques qui s'opposeront à la guerre en restant ferme sur les notions de classe. Ainsi, Rosa Luxemburg, c'est toute une vie fondée sur cette compréhension communiste, marxiste qui lui permettra d'éviter tous les pièges dans lesquels tant d'autres tomberont. C'est en cela qu'elle est et qu'elle reste l'un des principaux penseurs et qu'elle peut aujourd'hui nous accompagner dans nos analyses et nos combats.
 
Voir aussi : http://comprendreavecrosaluxemburg2.wp-hebergement.fr/
 
3 juillet 2011 7 03 /07 /juillet /2011 17:49

comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com

A lire, à discuter


(Pour citer ce texte  : M. Rampazzo Bazzan et A. Cavazzini, « Les enjeux de la conjoncture 1917-1921 en Allemagne : Plaidoyer pour le dépoussiérage de nos bibliothèques », Cahiers du GRM, n° 1 : Penser (dans) la conjoncture, hiver 2010-2011, Toulouse, EuroPhilosophie Editions).

 

A lire en entier sur  http://www.europhilosophie-editions.eu/fr/spip.php?article56

 

 

La conjoncture allemande révèle l’impensé et l’impasse de la suture à l’Etat qui a dominé la politique du mouvement ouvrier après 1871. Les options connaissent une bifurcation décisive lors des affrontements théoriques et pratiques entre les sociaux-démocrates Majoritaires, Kautsky, R. Luxemburg et Lénine. L’enjeu est la détermination de la forme politique de la dictature du prolétariat, mais aussi le statut de la théorie marxiste.

Les enjeux de la conjoncture 1917-1921 en Allemagne.
Plaidoyer pour le dépoussiérage de nos bibliothèques

Le communisme et l’État


Le premier point que nous indiquent les discours théoriques qui seront analysés ici est le contenu essentiel de la conjoncture 1917-1921 en tant qu’elle marque un tournant décisif dans l’histoire du mouvement communiste et socialiste (MCS) – en entendant par là le mouvement né de la fusion entre la théorie de Marx et les organisations du mouvement ouvrier [1]. La conjoncture dont nous parlons scelle la conclusion (catastrophique) de la première phase de l’époque post-Commune du MCS, une phase qui a été marquée de façon décisive par la fonction de guide et de modèle à la fois sur le plan théorique et pratique exercée par la Social-démocratie allemande. D’où la portée extraordinaire des événements qui se déclenchent en Allemagne suite à l’éclatement de la guerre mondiale : la guerre jette une lumière on ne peut plus crue et impitoyable, non seulement ni principalement sur la « trahison » des sociaux-démocrates convertis au nationalisme, mais surtout sur la faillite de la forme d’existence que le MCS dans ses tendances majoritaires s’était donné après l’échec de 1871 – la forme du Parti politique moderne en tant qu’organe de la machine parlementaire et éventuellement gouvernementale, et par conséquent en tant qu’appareil d’État.La question de l’État est évidemment décisive dans toute la séquence qui nous occupera ici. La Commune avait été déclarée par Marx « la forme politique » de la dictature du prolétariat elle-même. En élevant au statut de paradigme la Commune, Marx critiquait par-là même l’État bourgeois en tant qu’appareil séparé, et l’idée de la politique comme fonction spécialisée d’une strate sociale de professionnels de l’agir politique, voire « politicien ». De ce point de vue, la « généralisabilité » de la Commune était affirmée sans équivoque. À ceci près que la Commune avait été écrasée par l’appareil étatique bourgeois : la Commune est donc un paradigme, mais un paradigme dont la valeur reste problématique. À vouloir généraliser la Commune telle quelle, on risque de généraliser les conditions d’un échec permanent. D’où l’exigence que le paradigme incorpore des réquisits supplémentaires par rapport à la simple exemplarité vis-à-vis de l’hypothèse communiste. Autrement dit, le destin de la Commune montre qu’il faut que l’axiomatique régissant les pratiques politiques du MCS incorpore la question du pouvoir, mieux : la question des conditions auxquelles il devient possible de faire face victorieusement au pouvoir d’État. Dès lors, le pouvoir étatique, et par conséquent l’État en tant que forme politique, devient après la Commune une sorte de référentiel extérieur, mais obligé et incontournable, de toute détermination des pratiques politiques du MCS. Que faire avec l’État ? Comment s’y rapporter ?On connaît la réponse de Lénine, qui va devenir celle du Mouvement communiste proprement dit : il faut briser la machine de l’État bourgeois, et lui substituer un non-État, l’État de dictature du prolétariat, dont il faudra par la suite veiller à ce qu’il dépérisse. Tout le problème étant le suivant : comment faire dépérir un pouvoir étatique qui, du fait de s’être mis en place par une prise de pouvoir, a dû développer un appareil au moins comparable à celui qui a été brisé ? Que faire alors si cet État post-révolutionnaire n’arrive pas à dépérir ? Le problème est justement que l’État post-révolutionnaire persiste à exister tout en incorporant comme la trace de l’échec que cette persistance implique, la trace d’une tendance inconsciente à vouloir dépérir. Car il faut bien que la dictature du prolétariat s’instaure et qu’elle résiste aux ennemis ; mais à quoi bon l’instaurer si ce n’est pas pour déclencher la dynamique du dépérissement ? Comme cette contradiction est intrinsèque à la détermination léninienne de la forme d’existence de l’hypothèse communiste – en tant que référée à la confrontation au pouvoir étatique – personne n’a jamais réussi à la maîtriser : y compris les groupes sociaux qui en ont profité. Elle est inscrite dans les dispositifs organisationnels que le MCS s’est donné, dans les concepts et les discours par lesquels il a cherché à (se) rendre intelligibles ses propres pratiques, et finalement dans les formes de subjectivation correspondant à ces dispositifs, concepts et discours : le MCS sous condition de la détermination léninienne interpelle les individus en sujets clivés par la contradiction entre la persistance et le dépérissement du pouvoir d’État [2].Mais avant la solution léninienne au dilemme légué par la Commune – solution qui, théorisée en 1902, ne deviendra opérante qu’en 1917 – la Social-démocratie en avait fourni une autre. Il s’agissait, dans ce cas-là, de renoncer à la confrontation avec l’État bourgeois pour devenir un de ses appareils, en l’acceptant comme terrain exclusif de l’action politique du MCS. L’émancipation des travailleurs et de toute l’humanité passerait alors par l’élargissement de l’influence de cet appareil au sein de l’État, mais toujours dans le cadre établi par celui-ci. Cette stratégie présuppose évidemment l’existence de l’État, qui devient littéralement la raison d’être des organisations du MCS qui sont devenues ses appareils. Là aussi, le dépérissement devient impossible : la nécessité de sauvegarder l’existence de l’État en tant que cadre obligé de toute politique du MCS entraîne une identification croissante des organisations à l’État, dans la mesure où celles-là voient en celui-ci la seule condition de leur existence comme organisations.L’identification à l’État implique logiquement l’incapacité de s’en démarquer lors de l’éclatement de la guerre mondiale. Mais c’est justement cette guerre qui va mettre en crise la solution sociale-démocratique au problème de l’État : non seulement parce qu’elle va devenir l’appareil d’un État impérialiste et agressif, et non plus celui d’un État intégrant progressivement les classes laborieuses dans son système de droits politiques ; mais surtout parce que la militarisation de l’État (qui, en Allemagne, va devenir une véritable dictature militaire au cours de la guerre), le dévoilement de sa nature impérialiste, l’essor du discours nationaliste, et finalement les craquements de la machine étatique à cause de l’effort militaire, vont jeter une lumière beaucoup plus crue qu’auparavant sur le système étatique du Reich, en (re)mettant par là à l’ordre du jour l’option de « briser » cette même machine étatique – mise à l’ordre du jour à laquelle contribue bien entendu une autre composante de cette conjoncture : la Révolution d’Octobre.La Social-démocratie allemande sera le paradigme de cette solution, s’opposant à l’option léniniste, face au problème de l’État. Dès la fondation de la Seconde Internationale jusqu’au vote des crédits de guerre, la Social-démocratie allemande verra son pouvoir au sein du Reich croître de plus en plus, justement en tant qu’appareil de l’État, progressivement intégré au système parlementaire, aux gouvernements locaux, et finalement, lors de la conjoncture de la guerre mondiale et de la défaite allemande, aux responsabilités gouvernementales. Lorsque les Junkers et les chefs de l’Armée permettent enfin à Friedrich Ebert et à Philipp Scheidemann d’accéder aux fonctions gouvernementales – essentiellement pour décharger sur la social-démocratie la responsabilité de l’armistice – le Parti Social-démocrate « majoritaire » est déjà un appareil politique très puissant, contrôlant des nombreux moyens de communication, des entreprises coopératives, et dirigé par une classe politique professionnelle habile et sans scrupules. Son identification à l’État sera alors complète.

L’actualité du socialisme et la marche de l’histoire

Pour mieux comprendre le clivage qui va se produire au sein du MCS, et le devenir de l’option sociale-démocrate, il faut partir d’un constat qui domine les discours de tous les acteurs théoriques de la séquence : entre la Grande Guerre et la Révolution d’octobre, la conjoncture fixe au prolétariat international, à ses dirigeants et aux théoriciens marxistes, la tâche de la réalisation du socialisme. Comme le remarque Karl Kautsky en 1918, « Der Sozialismus ist als praktische Frage auf die Tagesordnung der Gegenwart gesetzt », à savoir : « le socialisme est posé à lʼordre du jour du présent comme un problème pratique » [3]. Cela tient essentiellement à deux raisons. La première est celle apportée par Kautsky lui-même, le constat que « la guerre a conduit le monde entier sur la voie du socialisme », à savoir : la guerre a obligé les nations qui sont à la tête du développement du capitalisme à soumettre au contrôle public (voire à nationaliser) les plus importants secteurs économiques. Dit autrement : sous la forme du socialisme de guerre, le socialisme comme forme d’organisation sociale de la production s’est imposé comme tendance. La seconde est la prise du pouvoir par les Bolcheviks en Russie, qui fonctionne dans cette conjoncture comme événement dans la mesure où elle fixe aux responsables socialistes allemands la tâche d’affronter la question de la révolution sociale, donne un nouvel horizon de lutte aux masses, les excite, les pousse à l’agitation spontanée, provoque des questions à propos de « Que faire ? ». On pourrait dire à propos des textes qu’on va analyser qu’il s’agit d’établir au sein de cette tendance une stratégie pour conduire le prolétariat au pouvoir, ce qui implique en même temps de poser au sein du parti le problème de constituer le prolétariat comme sujet révolutionnaire et de maîtriser ou d’organiser cette spontanéité. La question devient ainsi : comment doit-on penser, organiser, lutter pour bâtir une société socialiste en Allemagne et en Europe ? Question, de toute évidence, qui est décisive pour le destin politique de tout le Continent. Sur le plan pratique, il s’agit de saisir les éléments de la conjoncture, de penser les modalités adéquates pour donner une forme à une République qui comblerait le vide laissé par un Reich soudainement dissout, malgré l’annonce – et cela encore pendant les derniers mois de guerre – d’une victoire proche, vis-à-vis d’une bourgeoisie terrorisée par la Révolution d’Octobre, des Junkers qui guident l’État-major d’une armée bâtissant, déjà avant la fin de la guerre, le mythe de n’avoir jamais perdu sur le champ de bataille, des corps francs à la solde des forces de l’Entente, des masses prolétariennes mobilisées dans les grandes villes et des conseils d’ouvriers et de soldats constitués suivant l’exemple des Soviets. Dans la théorie marxiste, la tâche qui s’impose consiste à répondre à la question qui porte sur la forme politique la plus apte à constituer la transition révolutionnaire pour la construction de la société communiste, ce qui remet en cause directement le rapport entre le MCS et l’État. En citant le titre de l’opuscule de Kautsky d’où l’on tirait la citation de tout à l’heure à propos de la tendance socialiste de la conjoncture, on pourrait dire que dans la lutte des classes – à la fois théorique et pratique puisque ces deux aspects coïncident dans toute conjoncture insurrectionnelle – la question qui se pose en 1918 est l’alternative suivante : « Démocratie ou Dictature ? ». On sait bien que, selon Althusser, la fonction maîtresse de la pratique philosophique, donc théorique, dans la lutte des classes est de tracer une ligne de démarcation entre les idées vraies et les idées fausses, c’est-à-dire entre l’idéologique et le scientifique. L’analyse du corpus des textes de cette conjoncture nous permet de repérer certains aspects qui éclaircissent la généalogie de cette position. Plus précisément, elle nous permet de saisir le geste théorique léniniste à partir duquel Althusser forge sa théorie de l’intervention théorique dans la pratique politique. Au sein du cadre problématique qu’on vient d’indiquer, la confrontation entre les dirigeants et théoriciens marxistes se produit dans l’élaboration de la stratégie qui doit conduire au socialisme en prenant en compte les éléments de la conjoncture nationale et internationale. Une révolution socialiste en Allemagne peut déclencher une révolution sociale au niveau européen. De cet enjeu sont conscients à la fois les socialistes et le bloc conservateur, tout comme la jeune république soviétique et la puissance qui aspire à devenir « empereur » du monde par le biais de la Société des nations. La conjoncture se présente comme l’ouverture d’un espace constituant qui implique une décision sur la forme politique de la lutte, sur la forme constitutionnelle du pays, ce qui renvoie au problème de la constitution du prolétariat comme sujet révolutionnaire, et au problème de l’expression de la volonté du peuple.Pour les socialistes, cela implique plus précisément une interprétation du corpus marxien, de l’évolution de la pensée des pères du socialisme scientifique à l’égard des conjonctures révolutionnaires dont ils furent les témoins et en partie les acteurs (notamment en 1848) et de leur mémoire, car la question de l’État investit tout d’un coup, dans le vide dʼune décision à prendre, le patrimoine des luttes réalisées, le parcours du mouvement socialiste dans son procès d’émancipation au cours des décennies précédentes. La décision à propos dudit enjeu est destinée à prouver dans les faits leur fidélité ou leur trahison à l’égard de ce mouvement, et doit tenir compte du fait que toute intervention théorique ou pratique (comme également toute non-intervention) implique et produit surtout une conscience révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, et quʼune politique conséquente est l’indice le plus fiable de l’union de la théorie et de la pratique. Dit autrement : le problème qui se pose ici est la question de la fidélité au marxisme et au communisme dans le contexte constituant, et imprévisible, de l’après-guerre.En articulant les deux enjeux que la conjoncture met à l’ordre du jour – le rapport à l’État du MCS et le lien au corpus théorique marxien –, il faut essayer de repérer ce qui, dans le discours théorique de Marx (et en général des « classiques »), a pu légitimer et soutenir ces effets d’étatisation qui feront en sorte que la Social-démocratie se décide pour l’État et contre la Révolution (ou, selon ses propres termes : pour la Démocratie et contre la Dictature). Dans le cas de la Social-démocratie allemande, c’est bien le présupposé d’un certain discours « progressiste », présent dans les textes de Marx, qui permet la construction évolutionniste que l’on retrouvera dans les discours « démocratiques » de Kautsky et des Ebert-Scheidemann. Le mythe du Progrès, donc, et l’idée que la politique du MCS puisse et doive s’orienter sur la base des « lois » de l’histoire, du sens de sa marche. D’où une difficulté à penser le MCS (à se penser) comme pris dans un conflit dont il est une partie non-totale : le MCS se pense volontiers comme pars totalis, comme ce en quoi la marche de l’histoire s’exprime en totalité. Les actes et les décisions politiques perdent leur nature essentiellement conjoncturelle, parfois hasardeuse, souvent expérimentale, toujours non-garantie : ils prétendraient plutôt s’autoriser d’un Savoir qui serait au-delà des divisions en quoi l’histoire consiste. D’où l’ambiguïté de la thèse du Manifeste selon laquelle les communistes ne seraient pas un parti parmi d’autres, mais la couche la plus avancée des mouvements qui luttent pour l’émancipation. Si, d’un côté, cette thèse indique l’universalité de la politique communiste, sa différence par rapport à toute revendication au nom d’intérêts particuliers, de l’autre elle suggère que les communistes ne sont pas partie prenante des conflits historiques, mais tout simplement les titulaires d’un savoir qui leur garantirait un regard en surplomb vis-à-vis de ces conflits.L’universalité est rabattue sur le fait de savoir se placer « du bon côté », c’est-à-dire là où il n’y a plus de division ni de partialité. Le MCS serait alors à l’abri des contradictions, et toute tentative d’y porter l’esprit de scission se ramènerait à l’aveuglement coupable des gens restés « du mauvais côté » – discours de la Social-démocratie, avant d’être celui du stalinisme ; mais aussi discours qui peut se construire sur la base de ce qui reste chez Marx de la dialectique hégélienne de l’Histoire. Chez Hegel, en effet, la marche de l’Histoire aboutit à l’universalité de l’État, qui délégitime en tant que particularité inessentielle toute position – fût-elle uniquement une position dans la pensée – anti- ou extra-étatique. Or, l’universalité du MCS – qui n’est pas « un parti », mais uniquement la prise d’acte de la marche de l’histoire – semble être une caricature de l’universalité étatique, elle aussi prétendant être littéralement im-partiale et im-partielle, et à ce titre critiquée par le jeune Marx (mais justement afin d’établir la vraie universalité, promise pour l’étape suivante du processus dialectique). Bref, si le MCS est le résultat de la rencontre entre la théorie marxienne et le mouvement ouvrier, il faut conclure que l’étatisation de la Social-démocratie relève d’une articulation (rendue possible par la période de l’après-1871) entre des effets d’appareils spécifiques et des effets discursifs internes à l’efficacité de la philosophie hégélienne de l’histoire au sein de la pensée marxienne (ou marx-engelsienne) [4].

Le progrès, l’État et l’appareil

Il importe au plus haut degré de lire dans les textes le discours que l’appareil d’État, qu’est devenue la Social-démocratie, tient sur ses propres pratiques – un discours qui n’est plus, bien entendu, marxiste, mais qui représente sans doute un destin parmi d’autres tant du mouvement socialiste que de la formation théorique d’origine marxiste dont il s’autorise ; et ce discours n’a jamais été plus limpide que dans les semaines précédant la révolution de novembre 1918, lors de l’entrée de Fr. Ebert et Ph. Scheidemann dans le gouvernement : « En peu de jours la situation politique intérieure du Reich a subi un bouleversement profond, dont de larges couches du peuple ne mesurent pas encore pleinement toute l’importance. L’Allemagne s’est engagée sur la voie qui mène de l’État autocratique (Obrigkeitstaat) à l’État populaire (Volksstaat). En Prusse, le suffrage égal est assuré et ceci représente le premier pas, un pas décisif vers l’abolition de la domination des Junkers. Dans les autres États du Reich aussi, les masses populaires bougent ; elles veulent éliminer les obstacles qui entravent la libre et authentique manifestation de la volonté populaire. La loi suprême, c’est la volonté du peuple, tel est le mot d’ordre qui doit très vite devenir et demeurer le leitmotiv de l’action gouvernementale ». [5] Le langage tenu est d’une très grande clarté : le principe fondamental de l’orientation politique sociale-démocrate est la « volonté libre du peuple » ; cette volonté s’exprime par le suffrage égal ; l’avènement du suffrage égal est (ou sera) l’aboutissement de la marche de l’histoire, voire il existe une tendance qui pousse en direction de l’épanouissement de la libre volonté du peuple ; la domination politique des Junkers, qui justement entrave l’établissement du suffrage égal, n’est qu’un obstacle à la tendance essentielle du processus historique, voire une déplorable survivance d’institutions anachroniques et arriérées. D’où un refus d’autant plus radical et net de toute tentative de « briser l’appareil d’État » : « La rénovation intérieure de l’Allemagne ne saurait être le résultat (…) de la guerre civile : celle-ci ne ferait qu’ajouter aux flots de sang qui coulent sur le front, au malheur qui s’est abattu sur l’Allemagne, de nouveaux flots de sang et un malheur nouveau. Elle ne ferait qu’accroître la misère et la faim et exciter la rapacité conquérante de nos ennemis. Non ! Comme l’ont toujours déclaré les représentants autorisés du parti social-démocrate, c’est par le canal d’une transformation pacifique que nous voulons conduire progressivement notre système étatique à la démocratie et notre économie au socialisme. Nous sommes engagés sur la voie de la paix et de la démocratie. Toutes les manœuvres tendant à fomenter des putsches contrecarrent cette évolution et servent la contre-révolution. Au moment où l’on voit poindre l’aube de la paix et de la liberté, la classe ouvrière consciente, au front et à l’arrière, ne se laissera pas aller à des actes irréfléchis qui ne profitent, en dernière analyse, qu’aux ennemis du peuple ». [6] Dans ces lignes tout est dit : l’histoire marche du bon côté, et elle a presque atteint le but de sa marche ; le socialisme (considéré comme une série de mesures économiques « sociales », voire étatiques, dont le cadre politique ne serait que la démocratie électorale) est le résultat d’une évolution dont on commence à percevoir l’aboutissement. En passant, on ne se privera pas de rappeler que telle est la position des « représentants autorisés » du parti : la volonté du peuple c’est bien, mais seuls ont droit d’établir la bonne ligne politique les « représentants autorisés ». Autorisés – à quoi ? Et par qui ? Eh bien, évidemment ils sont autorisés à dicter la ligne en se fondant sur un diagnostic de la conjoncture (diagnostic simple : tout est bien, à l’exception près de quelques obstacles…), donc implicitement à émettre un jugement sur la situation. En même temps, ils sont autorisés par la situation elle-même  : comme elle est définie par un progrès considérable, elle autorise les représentants du parti à la juger comme définie par un progrès considérable… Le constat que le progrès est en marche vient autoriser… l’autorité de ceux qui le déclarent, comme par hasard, en marche ! Logique circulaire (et inexpugnable) qui est celle de tout discours fondé sur la « tendance de l’histoire », sur sa marche triomphale qui autoriserait tel ou tel positionnement politique. Le geste même de s’autoriser, de soutenir ses propres actes par référence à un grand Autre incarnant le sens (le signifié et la direction) du processus historique, est le geste stalinien par excellence ; ses effets catastrophiques sont déjà visibles dans la Social-démocratie (d’où ils migreront vers la troisième Internationale), lorsque – après les tueries des insurgés en 1919 – elle laissera la voie ouverte d’abord à la réaction puis au nazisme. Mais ce geste et cette logique sont aussi l’indice d’une fétichisation de l’appareil de parti, de sa division entre direction et exécution, de sa monopolisation du pouvoir décisionnel par les dirigeants, tous ces traits faisant du parti lui-même une structure à l’image et à la ressemblance de l’État.Gilbert Badia a analysé quelques-uns des caractères du parti social-démocrate lorsqu’il accède au pouvoir gouvernemental – notamment le « mythe du suffrage universel » partagé par les sociaux-démocrates : « Le suffrage universel ne leur apportera-t-il pas la victoire, ne suffira-t-il pas à transformer l’Allemagne impériale en une Allemagne socialiste, telle qu’ils l’imaginent ? La plupart en sont persuadés. Sans doute faudrait-il remonter jusqu’aux premiers pas du mouvement ouvrier allemand, pour s’expliquer ces caractères de la Social-démocratie allemande. Ferdinand Lassalle déjà mettait tous espoirs dans le suffrage universel. Déjà aussi, comme Ebert téléphonait au Grand État-Major, il rendait en secret visite à Bismarck et supputait la possibilité d’un socialisme prussien, d’un socialisme instauré par décrets impériaux. L’État est déjà le primat, le socialisme une de ses réalisations ». [7] Cet étatisme du mouvement ouvrier allemand ne deviendra pourtant la ligne majoritaire du MCS qu’à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire au cours de la période de calme et de réorganisation (tant pour le MCS que pour les États et le capitalisme européen) qui suit l’écrasement de la Commune. Au début du XXe siècle, et lors de l’éclatement de la Grande Guerre, ce sont les marxistes orthodoxes qui ont épousé un étatisme au vrai beaucoup moins velléitaire que celui de Lassalle : « Lorsque en 1918, Kautsky fera le procès du bolchevisme, il fera porter l’essentiel de ses attaques sur le concept de dictature du prolétariat en lui opposant la notion de démocratie et de suffrage universel. Le jeu du suffrage universel n’avait-il pas assuré avant la guerre, à chaque élection nouvelle, les progrès du parti ? N’était-on pas fondé à penser que son extension à la Prusse, si longtemps revendiquée et enfin obtenue, de pair avec la réalisation par la social-démocratie, parvenue au pouvoir, de réformes démocratiques (droit de vote aux femmes, journée de huit heures, reconnaissance du rôle des syndicats, abolition des séquelles des droits féodaux à la campagne) assureraient au parti, sans violence, grâce à la libre expression de la volonté populaire, la majorité absolue, donc légalement, la totalité du pouvoir ? » [8].Ce qui démontre encore une fois que la Social-démocratie ne conçoit et le pouvoir et la politique que dans les termes établis par la forme étatique. Il n’y a de politique possible que la politique définie et délimitée par l’instance étatique, se déroulant à l’intérieur des formes propres aux appareils de l’État. La marche de l’histoire donc ne fait que marquer les progrès de la social-démocratie dans son accès aux appareils d’État (ce qui représente davantage l’étatisation de la social-démocratie que la démocratisation de l’État) : elle marque surtout les progrès dans l’étatisation de la politique, la réduction progressive de tout agir politique au référentiel étatique.Un dernier aspect de ce processus se fait jour : l’étatisme et le mythe du progrès convergent dans l’adhésion au nationalisme allemand, voire aux visées impérialistes : « Les convictions d’un Ebert paraissent établies : il semble parfois faire passer les intérêts de l’État allemand avant tout programme social démocrate. Plus exactement, il pense que le programme social-démocrate, réduit à des réformes sociales et à l’introduction du suffrage universel, est réalisable sans ruptures violentes (…). Ces Majoritaires souhaitent une Allemagne démocratique, un Empire démocratisé, où soit aboli l’ostracisme qui frappait tout ce qui était socialiste. Ils ne sont pas imperméables à une certaine forme de nationalisme : l’Allemagne, grande nation démocratique, ne pourrait-elle être appelée à civiliser non seulement les Zoulous ou les Hereros, mais aussi à assurer la tutelle des populations polonaises ou baltes, considérées, à bien des égards, comme sous-développées ? Les accents de Noske au Reichstag, en 1917, ne trompent pas : « L’Allemagne n’est-elle pas depuis des décennies le pays du suffrage universel, égal et secret, le pays qui abrite la plus grande organisation ouvrière du monde, le pays où existent des coopératives ouvrières florissantes ? L’Allemagne a réalisé une politique sociale, grandement améliorable, certes, mais à laquelle nous ne saurions renoncer » (…). Ces hommes veulent améliorer ce que l’Empire a fait pour la plus grande gloire de l’Allemagne ». [9]Si la marche de l’histoire conduit à l’État démocratique-socialisant, l’Allemagne, pays où cette forme étatique est à deux pas de sa pleine réalisation, est à la tête de la marche de l’histoire – hégélianisme vulgaire à la sauce évolutionniste. Mais, justement, l’État allemand est loin d’être un modèle de démocratie sociale : le petit schéma évolutionniste est perturbé par les transformations de l’État dans les conditions de l’impérialisme, de la guerre, des conflits déclenchés par la crise mondiale et la défaite militaire. L’identification de la social-démocratie à la politique étatique signifie par conséquent une caution sans réserves à l’égard de la répression brutale et des agressions impérialistes : les sociaux-démocrates, si soucieux de ne pas perturber par des éclats de violence l’évolution de l’Allemagne, « auront recours à la force pourtant, sans scrupule, impitoyablement, mais c’est pour maintenir l’ordre. Car le respect de l’autorité, c’est le premier devoir du citoyen » [10]. D’ailleurs, ils n’ont pas attendu la « semaine sanglante » de 1919 pour développer les virtualités autoritaires de l’appareil du parti :« Convaincus de la toute-puissance de l’organisation, les dirigeants majoritaires ont toujours veillé à tenir bien en main l’appareil du parti. Systématiquement, mais en prenant toujours bien soin de respecter les formes, d’appliquer la lettre, sinon l’esprit, des statuts, ils ont, par exemple, tout au long de la guerre, évincé de leurs journaux les rédacteurs opposés à l’union sacrée et suspects de sympathie avec la gauche du parti. En effet, les sociaux-démocrates ne font qu’utiliser les moyens mis à leur disposition par l’étatisation du parti : à savoir, les pratiques de pouvoir intrinsèques à la structure d’un “appareil séparé” ». [11] La conjoncture que nous examinons scelle la fin du consensus autour de ces présupposés. Mieux : elle scelle le moment où une certaine neutralité, même critique, à l’égard de cette étatisation de l’appareil du parti devient impossible et une décision s’impose qui va cliver irrémédiablement les différents courants du MCS allemand. Après l’abdication de l’empereur, pratiquement imposée au prince héritier Max de Bade par l’État-major de l’armée, cet ensemble de questions produit deux réponses différentes à propos de la forme politique à donner à l’Allemagne, qui correspondent aux deux proclamations de la République le 9 novembre 1918. Comme l’a souligné G. Badia, la révolution allemande est une révolution dont l’image est double. À un balcon du Reichstag, on retrouve Scheidemann, ministre du dernier gouvernement impérial et du premier gouvernement républicain qui crie : « Vive la république allemande ! » ; et à un kilomètre de distance, au balcon du Palais impérial abandonné par les Hohenzollern, on retrouve Karl Liebkneckt, sorti de prison depuis quinze jours, suite à une incarcération due à son opposition à la guerre, qui crie : « Vive la république allemande socialiste ! », à côté du drapeau rouge, c’est à dire die rote Fahne, futur titre du journal spartakiste. L’enjeu du socialisme, qui est aussi celui de sa forme politique et de sa position vis-à-vis de l’État, a produit une scission dont le débouché ultime sera un affrontement mortel dans les rues de Berlin.

Les positions de Kautsky

G. Badia parle d’un « procès du bolchevisme » mené par Kautsky. Celui-ci n’est pas un membre des Majoritaires, appartenant plutôt au courant orthodoxe. Autorité idéologique de la Seconde Internationale, Kautsky incarne à la fois l’appareil parlementaire de la Social-démocratie, son étatisation, et la référence stratégique à l’esprit et à la lettre de Marx et Engels. Ses positions articulent donc la tendance étatiste et l’incorporation de la théorie au mouvement ouvrier, ce qui implique un recours décisif à l’autorité de Marx afin de justifier la ligne sociale-démocrate. Dans La Dictature du prolétariat (Vienne, 1918), Kautsky se propose de critiquer la méthode bolchevique et implicitement les thèses de L’État et la Révolution. La polémique avec Lénine s’organise autour des problèmes à l’ordre du jour dans les différents pays, d’abord la Russie puis l’Allemagne, ce qui permet de vérifier, dans le déroulement pratique des événements, les thèses proposées. L’objectif des interventions de Kautsky est de modérer lʼenthousiasme des militants plus radicaux et de désarmer sur le plan théorique la perspective d’une action révolutionnaire violente. C’est de ce point de vue qu’il présente l’opposition irréductible entre deux méthodes de lutte : la démocratie et la dictature du prolétariat. Kautsky déploie une analyse érudite et presque chirurgicale des textes de Marx et Engels qui suscitera l’indignation et provoquera l’intervention théorique de Lénine. Sa réflexion part elle aussi, comme celle de Lénine, de l’expérience de la Commune. On a vu que, malgré son échec, elle est devenue dans le discours du MCS la forme politique paradigmatique de la réalisation du communisme. Kautsky en revendique la nature démocratique. Il affirme que dans cette expérience toutes les âmes du socialisme étaient représentées sans exclusion ou censure imposée par une partie aux autres. Dans la Commune tous les courants pouvaient s’exprimer librement, si bien que toute séparation aurait représenté l’auto-exclusion d’une minorité. Il est évident que son éloge de la Commune vise à critiquer les bolcheviks. Il revendique le principe démocratique qui gouverne le parti social-démocrate allemand en soulignant qu’il ne s’agit pas seulement d’un droit mais aussi d’un devoir vis-à-vis de ses membres : dans le parti règne la démocratie, et elle doit devenir la modalité de fonctionnement de l’État. C’est un point qu’il faut retenir parce qu’il a partie liée avec l’étatisation du parti, avec la structure spéculaire du lien parti-État.Kautsky présente comme le but de sa brochure la recherche de la signification de la démocratie pour le prolétariat, de la signification de la dictature du prolétariat et des conditions qu’elle peut fournir à la lutte d’émancipation de celui-ci. Au sujet des rapports entre socialisme et démocratie, Kautsky soutient leur complémentarité : il n’y a pas de vrai socialisme sans démocratie, ni une vraie démocratie sans socialisme [12] – ce qui signifie que lʼon ne doit pas interpréter l’une comme le moyen de l’autre. Le socialisme est simplement impensable sans démocratie, et la démocratie socialiste représente la forme authentique de la démocratie. Le socialisme ne signifierait pas seulement l’organisation sociale de la production, mais impliquerait aussi l’organisation démocratique de la société. En ce sens, il engage la tradition du parti social-démocrate allemand, le parti de Lassalle dont Kautsky est lui-même l’héritier. Dans cet espace constituant de l’après-guerre, tant les Majoritaires que Kautsky voient l’occasion d’atteindre par voie légale, c’est-à-dire par le biais d’une Assemblée constituante, certains objectifs fixés dans leur programme d’Erfurt – dont, en premier lieu, le suffrage universel – en les inscrivant dans une Charte constitutionnelle. Mais quelle place faut-il donner alors à la dictature du prolétariat théorisée par Marx ? L’effort herméneutique de Kautsky consiste à montrer du point de vue théorique que la dictature du prolétariat ne peut être rien d’autre que la véritable démocratie, c’est-à-dire la démocratie socialiste ; il déclare qu’« on ne peut penser la dictature du prolétariat que comme prise du pouvoir (Herrschaft) du prolétariat sur la base d’un système démocratique » [13]. S’interrogeant sur la signification juridique du mot « dictature », Kautsky en donne une formulation proche de celle que Carl Schmitt appellera « dictature commissariale ». Dans tout état d’exception, le pouvoir constitué peut décider dʼattribuer des pouvoirs spéciaux à une personne et de suspendre certains droits pendant une période limitée, par décret, afin de résoudre le problème dʼordre public qui menace la démocratie dans son ensemble, pour la protéger ou la renforcer. Bref, il s’agit de la suspension provisoire de l’État de droit pour le rétablir. C’est par son caractère temporaire que la dictature se distingue du despotisme. Si, comme c’est le cas pour le despote, dans la réalisation de son mandat, le commissaire n’a pas l’obligation de respecter les normes constitutionnelles, son pouvoir absolu lui est cependant confié par la Constitution et précisément avec le but de rétablir celle-ci. Il s’agit d’une situation dʼexception prévue et définie comme telle par la Constitution. La dictature est une mesure constitutionnelle, ce qu’on appelle dans le langage juridique « une exception concrète ». Mais, selon Kautsky, on ne peut pas penser la dictature du prolétariat théorisée par Marx et Engels sous la forme de la dictature d’un homme seul ou d’une minorité. À vrai dire il ne s’agit pas d’une dictature véritable, notion qu’il tend à réduire à celle de despotisme. De quoi s’agit-il alors ? Elle est la dictature d’une classe. Qu’est-ce que cela veut dire ? Elle est à penser comme la domination démocratique dʼune classe, le prolétariat, sur une autre, la bourgeoisie, au moyen d’élections libres, c’est-à-dire par décision populaire. Les intérêts des classes doivent trouver leur médiation dans le parlement à travers la confrontation de leurs représentants. La voie bolchevique constitue en revanche la suppression de la démocratie. Or, cette déclaration vise à établir une ligne politique pour la situation révolutionnaire, mais on devrait plutôt dire, à ce niveau du discours, pour la situation constituante de l’Allemagne en 1918. Les Majoritaires et Kautsky fixent leur tactique sur l’Assemblée constituante : il faut établir avant tout une démocratie parlementaire qui sera le moyen de bâtir dans la durée, petit à petit, la démocratie socialiste. Nous disons : « petit à petit » parce que Kautsky considère que les rapports de force ne sont pas encore mûrs pour la réalisation d’une vraie société socialiste. La tendance au socialisme qui s’exprime par une volonté pour le socialisme (Der Wille zum Sozialismus) est bien une condition de sa réalisation, mais elle ne suffit pas. Il faut aussi considérer le degré de maturation de la matière première (Rohstoff), le prolétariat. Bref, selon Kautsky on n’a pas encore atteint la configuration des rapports de force qui permettrait de prendre le pouvoir de la façon dont Marx l’avait envisagé. Dit autrement : le prolétariat n’a pas atteint l’état de majorité pour dominer – on devrait dire : démocratiquement – la bourgeoisie. Il a besoin d’une tutelle, celle des dirigeants qui décideront ce qui est bien ou mal pour le peuple ; qui l’éduqueront. Ce sont les conditions économiques qui ne permettent pas la formation d’un prolétariat capable de renverser les rapports de force, parce que la société dans son ensemble n’a pas atteint le degré de développement économique nécessaire. Le prolétariat n’est pas prêt. C’est par ces deux raisons qu’à l’ordre du jour n’est pas la révolution sociale, mais une révolution nationale-libérale. La chute des empires doit ouvrir en Europe la saison des démocraties nationales. Ici réside la différence avec la révolution russe, et la raison de la condamnation de l’action des bolcheviks comme une fuite en avant dangereuse et velléitaire. Ceux-ci ont brisé l’unité avec les mencheviks – que, en passant, Kautsky appelle « socialistes ». Ils ont boycottée l’Assemblée constituante et ont instauré une dictature qui ne correspond pas à la structure économique de la Russie : « Les bolcheviques ont été le premier parti socialiste dans l’histoire mondiale qui a réussi à prendre le pouvoir dans un grand empire et qui tente d’y réaliser le socialisme. Là repose leur grandeur et de là vient l’admiration de beaucoup de prolétaires envers eux. Mais les rapports étaient les plus défavorables possibles pour atteindre leur but parce que à cause de la situation arriérée du pays manquent les pré-conditions nécessaires à sa réalisation ». [14] Il sʼagit pour lui d’une erreur tactique majeure que l’Allemagne ne doit pas répéter. L’analyse économique fixe le cadre de la lutte politique : primat de l’économique sur le politique. La révolution allemande ne constitue alors qu’une étape vers le socialisme, visant à mettre en place les conditions matérielles de sa réalisation : cela se produira par le développement de la grande industrie et la conséquente formation d’un prolétariat industriel. Il s’agira ensuite de mettre progressivement l’appareil d’État au service du prolétariat. L’après-guerre n’est que l’occasion d’établir un système de garanties légales, voire constitutionnelles, afin de permettre d’abord la maturation du prolétariat comme classe, ce qui permettra ensuite sa prise pacifique du pouvoir. Kautsky s’appuie sur certaines indications de Marx, qui avait laissé entendre que dans des démocraties comme les États-Unis, on aurait pu atteindre une société socialiste par voie pacifique. La société socialiste devient le but de l’histoire dont la marche progressive et progressiste est confirmée par le nouveau pas en avant accompli par l’Allemagne ; en vue de cela, il faut passer par l’étape historique de la démocratie libérale. Le socialisme est la tendance de l’Histoire. C’est ici que l’on voit la jonction entre, d’une part, marxisme et philosophie de l’Histoire, et, de l’autre, le positivisme évolutionniste : l’idéal d’un progrès inéluctable, d’une téléologie prédéterminée qui aboutirait nécessairement à la société socialiste et démocratique. C’est cette jonction qui est le lieu d’une littérale et flagrante déviation.

L’appareil, les masses et la Révolution

Mais cette jonction est insuffisante pour comprendre la dialectique complexe de la Social-démocratie. L’évolution sociale-démocratique du MCS pose un problème ultérieur : celui de son rapport aux masses prolétariennes. Ce problème a partie liée avec la question concernant la capacité constituante réelle du prolétariat, toute l’argumentation de Kautsky consistant justement à nier la possibilité d’une forme politique dont les masses seraient porteuses et qui serait différente de la démocratie socialisante-libérale. Franz Mehring, dans une lettre du 3 juin 1918 adressée aux bolcheviks, l’avoue : « Le plus triste, c’est que les masses témoignent au socialisme gouvernemental une faveur qui lui a permis de battre les sociaux-démocrates indépendants (…) dans trois consultations électorales ». [15]Gilbert Badia confirme que ce constat ne vaut pas que pour la conjoncture de la guerre : « Ce parti (…) a réussi à conserver le contact avec les masses (…). Les Majoritaires sont bien un parti de la classe ouvrière. Pour la majorité des ouvriers allemands, ils demeurent, même en novembre 1918, après quatre ans de politique d’union sacrée, un, voire le parti socialiste. On le voit bien lorsque Noske est envoyé à Kiel par le gouvernement du prince Max de Bade ; il réussit à se faire accepter par les marins révoltés et les ouvriers des chantiers navals. Il exerce en même temps le pouvoir d’État : il se substitue au gouverneur militaire de la ville. Cette double fonction est caractéristique, symbole de l’attitude des dirigeants sociaux-démocrates ». [16]Voilà donc la dernière question soulevée par le trajet de la Social-démocratie : le soutien dont elle continue à jouir de la part des ouvriers. En fait, le consensus auprès des classes travailleuses ne commencera à s’affaiblir qu’après la semaine sanglante : avant les tueries de Berlin, ni l’union sacrée, ni l’étatisation, ni le nationalisme affiché, ne semblent avoir éloigné les masses populaires du parti socialiste. Un nouveau problème est alors ouvert : si l’appareil du parti a « trahi » la révolution, s’il s’engage sur la voie de l’étatisation en renonçant au socialisme et à l’internationalisme, on aurait pourtant quelques difficultés à lui opposer la vigilance, la droiture, voire le simple mécontentement des masses, de la classe ouvrière, en somme de la « base ».Ces problèmes jumeaux – l’évolution de l’appareil du parti et la conduite des masses – sont abordés par les textes de ceux qui deviendront les Spartakistes dès 1916, lors de la parution des Spartakus-Briefe  : manifestement, la critique à l’égard du parlementarisme et du nationalisme est beaucoup plus élaborée et efficace que la confrontation – de toute évidence douloureuse – avec l’insuffisance politique des masses. Néanmoins, les conséquences à l’égard de la Social-démocratie que Rosa Luxemburg (dont il va être question dans les lignes qui suivent) tirera de la conjoncture ouverte par la guerre mondiale sont loin d’être évidentes : elles constituent un bilan du trajet de la Social-démocratie qui aboutit à une mise en cause de toutes les tendances qui ont été jusqu’ici mises en évidence. Dans les Lettres de Spartacus, R. Luxemburg prône une rupture radicale par rapport à la parlementarisation du parti, « qui ronge notre parti comme un cancer depuis des années » [17], et par là elle appelle de ses vœux « une politique dont le centre de gravité se trouve hors du parlement, c’est-à-dire dans l’action des masses (…). Le rôle de l’autodétermination de l’opposition contre le courant du 4 août est au contraire de déplacer le lieu des décisions politiques, des chapelles parlementaires et autres “instances” vers la volonté lucide des masses et leur capacité d’action indépendante ». [18] C’est bien là l’enjeu de toute cette conjoncture : il s’agit de savoir si une pratique politique non-parlementaire et non-étatique serait encore possible pour le MCS, et, par conséquent, si une forme politique cohérente avec cette pratique pourrait représenter le débouché d’un processus constituant dans la situation ouverte par l’effondrement du Reich. D’où l’urgence de mettre à l’épreuve la capacité politique autonome des masses – capacité sans laquelle, en effet, la voie sociale-démocratique est la seule envisageable. Le pari d’une politique des masses en dehors des pratiques de l’appareil devient alors le pivot de l’action spartakiste, et de la critique de la Social-démocratie – cette politique des masses vient soutenir les critiques à l’égard de l’appareil séparé qu’est devenu le parti : « Rien n’a encore été prévu pour une politique et une action qui soient réellement celles des masses. Les travailleurs ne doivent plus applaudir en chœur l’action d’une poignée de parlementaires, ils doivent se risquer maintenant sur la scène politique. On devra toujours et toujours répéter aux camarades : n’attendez le salut que de vous-mêmes. Ce n’est que lorsque vous oserez enfin déployer toute votre force dans des actions de masses hardies avec une énergie croissante, sans craindre les dangers ni les victimes, que vous réussirez à sauver le parti des Ebert-Scheidemann et à remporter de haute lutte la paix et la liberté sur le chaos de la bestialité impérialiste. Le sort en est jeté. Il faut franchir le Rubicon ». [19] Ce ne sont pas que des exigences de rhétorique qui motivent cette conclusion lapidaire, cet appel à une décision irrévocable : il s’agit, pour R. Luxemburg, d’opérer une rupture définitive, sur les principes, avec la Social-démocratie, ce qui implique une tâche titanique, consistant à renverser les valeurs politiques qui ont dominé le MCS pendant plus d’une trentaine d’années. Il s’agit d’apprendre ou de réapprendre la capacité de penser la politique selon d’autres critères que ceux qui semblent avoir conduit la Social-démocratie de victoire en victoire ; d’accepter que ces victoires ne soient pas des victoires du prolétariat ni de la révolution ; de se convaincre que les succès électoraux, l’accès au gouvernement, la puissance de l’appareil, ne sont pas autant de synonymes de « socialisme » ; finalement, il faut mettre en question tout le système d’interpellations et d’identifications construit autour des effets d’appareil et des effets discursifs liés au mythe du progrès et de l’effacement pseudo-universaliste des contradictions – un système qui est profondément ancré dans les formes de subjectivation des militants du MCS, et qui soutient, malgré tout, les espoirs et les représentations des masses elles-mêmes.La portée de cette rupture – rendue inévitable par la « trahison » de 1914 – est bien exprimée par ce tract de 1916, intitulé Soit l’un… soit l’autre  : « Le 4 août a sonné le glas de la social-démocratie allemande officielle et avec elle l’Internationale s’est lamentablement effondrée. Tout ce que depuis cinquante ans nous avions prêché au peuple, tout ce que nous avions déclaré être nos principes les plus sacrés, tout ce que nous avions sans fin répandu en discours, brochures, en journaux et en tracts, tout s’est révélé brusquement n’être que du vent. Le parti du combat de la classe prolétarienne internationale est devenu (…) un parti national-libéral, notre puissante organisation, dont nous étions fiers, s’est montrée complètement impuissante et les ennemis mortels et respectés de la société bourgeoise sont devenus l’instrument passif et à juste titre méprisé de notre ennemi mortel, la bourgeoisie impérialiste. Dans tous les pays la même chute du socialisme s’est à peu de chose près produite (…). Jamais l’histoire universelle n’a vu un parti politique faire aussi lamentablement banqueroute. Jamais un idéal aussi élevé n’a été honteusement trahi et ainsi traîné dans la boue ! Des milliers de prolétaires pourraient pleurer des larmes de sang, de honte et de fureur : tout ce qui leur était saint et cher est devenu la risée du monde entier. Des milliers de camarades brûlent de combler la brèche, de laver le parti de sa honte pour pouvoir porter sans rougir et le front haut le nom de social-démocrate. Mais chaque militant doit pour ce faire garder une chose présente à l’esprit : seule une politique unie, claire et décidée peut sauver le parti d’une chute aussi grande (…). Chacun doit maintenant se dire : soit l’un… soit l’autre ». [20]

L’impuissance des masses et l’in-existance du communisme

R. Luxemburg est consciente du fait que, si aujourd’hui les pratiques politiques de la Social-démocratie sont devenues critiquables ouvertement, si une scission est envisageable, ce n’est qu’à cause de la guerre, et non pas parce que les masses auraient décidé de se libérer du joug de l’appareil du parti ; ce n’est que la guerre qui a pu remettre en cause les formes traditionnelles de la politique du MCS : « L’action parlementaire de quelques douzaines de parlementaires est donc toujours la base de l’action, la politique, l’axe de la vie, le nombril du monde ; les masses n’en sont que le chœur qui dit oui – et plus rarement encore non. Comme si le destin de la guerre et de la paix pouvait aujourd’hui encore être tranché au parlement ! Comme si l’action des parlementaires sociaux-démocrates pouvait avoir un autre sens, un autre but que d’éclairer les masses sur le fait qu’elles n’ont rien à attendre du parlement et tout d’elles-mêmes ! Les parlementaires devraient les secouer et les galvaniser dans ce sens par le mot et l’exemple ! » [21].On voit très clairement dans ces lignes l’aporie à laquelle se trouve confrontée la gauche révolutionnaire dans la conjoncture allemande. D’un côté, R. Luxemburg affirme l’autonomie politique absolue des masses par rapport aux médiations du parti et du parlement, et critique l’appareil du parti à cause de l’expropriation de cette autonomie ; d’un autre côté, elle reconnaît que les masses sont passives face aux actions des parlementaires, qu’elles se laissent exproprier de leur auto-détermination politique sans trop bouger, même face au vote des crédits de guerre. Donc, « les masses » – à la différence de l’appareil du parti – n’existent pas réellement en tant que porteuses d’une politique en acte. Elles ne sont qu’un référentiel, le site d’identification virtuelle d’une politique possible, non-étatique et non-représentative : une politique « à venir », si l’on veut, vers laquelle tendent les efforts des dissidents de gauche de la Social-démocratie, vers laquelle doivent tendre les efforts de tout révolutionnaire internationaliste, mais qui n’existe pas ici et maintenant. La politique des masses qualifie les masses « en droit » ; mais les masses « en fait » restent soumises à leurs représentants. Par conséquent, la rupture radicale dont parle « Spartakus » a lieu beaucoup plus entre deux systèmes d’axiomes définissant chacun une orientation politique qu’entre deux tendances réelles et constatables. L’autonomie des masses in-existe dans cette phase de la conjoncture – phase qu’on pourra définir comme un monde gouverné par les axiomes de la social-démocratie, et où, par conséquent, une politique non-étatique a un degré minimal d’existence [22]. Mais ce degré minimal est néanmoins en mesure de fonctionner comme site d’identification de l’ensemble des pratiques orientées vers l

a mise en place de cette politique in-existante.Une dialectique tout à fait analogue concerne l’appel à l’Internationale. R. Luxemburg stigmatise les positions des sociaux-démocrates, majoritaires et indépendants, affirmant :« Il serait déplacé de faire de l’Internationale socialiste le centre du mouvement ouvrier tout entier. Il serait déplacé de limiter la liberté des instances régionales du parti quant à leurs libres décisions sur le problème de la guerre, il serait déplacé et irréalisable de placer l’Internationale au-dessus du parti allemand et des autres partis. L’Internationale ne devrait être qu’un lien fédératif lâche qui laisserait aux partis ouvriers nationaux complètements indépendants une liberté de tactique en temps de paix comme en temps de guerre (…). Camarades ! C’est ici qu’est le nœud de toute la situation, la question vitale du mouvement ouvrier. Notre parti a reculé le 4 août comme les partis des autres pays parce que l’Internationale s’est révélée n’être que des mots vides et les décisions des congrès internationaux des mots d’ordre creux et impuissants ». [23] Mais les mesures pratiques proposées à cette fin semblent bien dérisoires : « Il faut éduquer les Allemands, les Français et tous les autres prolétaires qui ont un sens de classe dans l’idée que : La fraternisation mondiale des ouvriers est mon devoir le plus saint et le plus haut sur cette terre, elle est mon étoile, mon idéal, ma patrie ; je préfère mourir plutôt qu’être infidèle à cet idéal  ». [24] Difficile d’exprimer avec plus de clarté la profonde impuissance de la gauche internationaliste face à une réalité empirique qui ne laisse aucune prise à l’instanciation dans le réel de son propre positionnement. Les masses, la classe ouvrière, se plient au chauvinisme et au parlementarisme, elles confirment leur soutien au socialisme gouvernemental et impérialiste ; du même coup, les principes d’orientation deviennent de plus en plus radicaux, formulés dans la pureté tranchante des déclarations axiomatiques : mais cette pureté n’est pas une démonstration de force – elle exhibe le vide dans lequel ces déclarations ont lieu. C’est pourquoi les formulations se multiplient s’adressant à une classe ouvrière presque entièrement virtualisée – une classe ouvrière qui est réduite au pur nom d’une politique non-étatique et internationaliste, voire la Classe Ouvrière telle qu’elle devrait être pour être en mesure d’incarner dans la réalité les principes dont elle est le site pur d’identification : « La lutte de classes à l’intérieur de l’État bourgeois contre les classes dominantes et la solidarité internationale des prolétaires de tous les pays sont deux règles essentielles et inséparables de la classe ouvrière dans son combat historique et mondial de libération. Il n’y a pas de socialisme hors de la solidarité internationale du prolétariat ni hors de la lutte de classes. Le prolétariat socialiste ne peut, ni en temps de paix, ni en temps de guerre renoncer à la lutte de classes et à la solidarité internationale sans aller au suicide. (…) L’action parlementaire, l’action syndicale et la totalité des activités du mouvement ouvrier doivent être subordonnées à la lutte du prolétariat dans chaque pays contre la bourgeoisie nationale (…) et pousser au premier plan et renforcer la communauté internationale d’intérêts des prolétaires (…). C’est dans l’Internationale que réside le centre de gravité de l’organisation de classe du prolétariat ». [25]Une logique presque identique est à l’œuvre dans le rapport entre les Spartakistes et les Conseils. Les Conseils – leur existence et même leur nom – sont la démonstration que la base ouvrière de la Social-démocratie n’est pas immédiatement homogène aux visées de sa direction politique et syndicale. Si les Majoritaires « ne tarderont pas (…) à voir dans le bolchevisme “un nouveau tsarisme” (…) “asiatique”, “réactionnaire” et “impérialiste” » [26], et si Kautsky affirme que « à part une poignée de fanatiques sectaires, l’ensemble du prolétariat allemand comme l’ensemble du prolétariat international est attaché au principe de la démocratie universelle » [27], il n’y a guère que les Spartakistes qui « s’efforcent de populariser la révolution russe et préconisent d’imiter en Allemagne l’exemple des Soviets » [28], et les masses ouvrières, quant à elles, « semblent avoir eu moins de prévention que la plupart de leurs dirigeants politiques contre l’expérience soviétique. Sinon, on ne s’expliquerait pas comment a pu se répandre en Allemagne l’idée de constituer, à l’exemple des Russes, des Soviets, ces Räte, ces Conseils d’ouvriers et de soldats qui se formeront partout, dans les usines et les unités militaires, pendant les dernières semaines de l’Empire et les premiers jours de la Révolution. Il est vrai que le rôle de ces Conseils différera souvent de celui des Soviets. Il n’en reste pas moins qu’A. Rosenberg a raison de noter qu’aux premiers jours de la Révolution de novembre (1918) “Les soldats et les marins rebelles suivaient le modèle de révolution russe vue de l’extérieur : en chassant leurs officiers et l’Empereur, en proclamant la toute-puissance des Conseils d’ouvriers et de soldats, ils faisaient un peu de bolchevisme” ». [29]

« Tout le pouvoir aux Conseils »

D’où le clivage majeur qui va diviser les sociaux-démocrates des Spartakistes, un clivage concernant le statut politique des Soviets, de leur pouvoir. Novembre 1918 et la formation des Conseils dans tout l’Empire allemand marquent un tournant dans le rapport des déclarations spartakistes à la réalité des masses : « En août, les tracts spartakistes sont pleins d’amertume contre la passivité des ouvriers et surtout des soldats allemands qui “pataugent dans le sang des peuples” » [30]. Quelques mois après, l’Allemagne est en révolution : les masses semblent bien s’être réveillées et avoir dépassé de loin les limites que les socialistes gouvernementaux voulaient poser à la crise politique. Dès les premiers signes de craquements des structures impériales, les Spartakistes appellent immédiatement à l’insurrection et à la substitution des pouvoirs traditionnels par les Conseils : « Pour la classe ouvrière allemande le problème est clair et son action lui est tracée sans équivoque. Nous devons utiliser le moment favorable. Il s’agit de mettre à profit les difficultés extérieures de nos exploiteurs et de nos oppresseurs pour renverser les classes dominantes et leur substituer la domination de la classe ouvrière allemande. Il n’y a pas d’autre moyen de sortir de cette mer de sang et de misère où nous pataugeons (…). Il faut s’organiser dans les entreprises et les unités militaires, au front comme à l’arrière. Il s’agit d’appuyer par tous les moyens, les mutineries spontanées qui éclatent dans les rangs des soldats, de les faire aboutir à une révolte armée, d’élargir cette révolte en une lutte qui assure la totalité du pouvoir aux ouvriers et aux soldats ». [31] Dans la Rote Fahne (le journal spartakiste dont le premier numéro paraît le 9 novembre 1918), la question du pouvoir des Conseils est ouvertement indiquée comme le point de division maximale entre les socialistes gouvernementaux et les Spartakistes : « Le drapeau rouge flotte sur Berlin. Cette fois-ci, ce ne sont pas les ouvriers de Berlin qui ont déclenché les premiers la révolution. Mais ils font la promesse d’aller jusqu’au bout dans la réalisation du programme communiste-révolutionnaire. L’abdication d’un ou deux Hohenzollern ne signifie rien. Et la présence de deux ou trois socialistes gouvernementaux signifie moins que rien ! »Parmi les revendications avancées par ce texte, de toute première importance, sont les suivantes : « Prise en charge de tous les pouvoirs civils et militaires par des hommes de confiance du Conseil d’ouvriers et de soldats (…). Remise aux délégués des Conseils d’ouvriers et de soldats de tous les bâtiments militaires et des usine d’armement (…). Remise également de tous les moyens de transport, des usines et des banques (…). Dissolution du Reichstag et de toutes les diètes (…). Mise à pied du Chancelier, de tous les ministres et secrétaires d’État, ainsi que de tous les fonctionnaires qui ne se mettent au service du peuple socialiste. Leur remplacement par des représentants des ouvriers (…). Election, dans toute l’Allemagne, de Conseils d’ouvriers et de soldats, sur lesquels reposera exclusivement le pouvoir législatif, exécutif, l’administration de toutes les installations sociales, des banques et tous autres biens publics. À l’élection de ces Conseils prend part tout le peuple travailleur adulte, à la ville comme à la campagne, sans distinction de sexe (…). Prise de contact immédiate avec les partis frères socialistes des autres pays (…). Camarades ! La réalisation de ces revendications marquera notre entrée dans un monde neuf. Soutenez-les ! Le pouvoir est entre vos mains ! » [32].Le point qui divise définitivement la Social-démocratie est bien la question des Conseils : organes du pouvoir révolutionnaire, donc entité politique à part entière, pour les Spartakistes, ils doivent uniquement mener à l’élection d’une Assemblée Constituante pour les majoritaires et, avec les oscillations habituelles, pour les Indépendants. Ceux-ci s’accorderont avec les Majoritaires sur la convocation d’un Congrès national des conseils qui devra discuter de l’Assemblée Constituante et du destin des Conseils eux-mêmes. G. Badia expose avec une grande précision le processus au cours duquel les Conseils, en fait dominés par les Majoritaires (auxquels les Indépendants ne seront pas capables de s’opposer réellement), se suicideront politiquement en refusant d’assumer le pouvoir et en acceptant d’être remplacés par une Assemblée nationale : « En novembre et décembre (1918) on discute ferme de la structure des nouveaux pouvoirs. En fait, le litige majeur porte dès le début sur la place et le rôle de ces Conseils qui sont, en fin de compte, une des créations les plus marquantes de la révolution. Faut-il donner tout le pouvoir aux Conseils, faut-il au contraire les considérer comme des organismes provisoires, transitoires ? Dès le 16 novembre (…) Däumig a posé le problème en des termes d’une netteté parfaite : “Le 9. 11. l’ancien système gouvernemental s’est effondré, qui se composait de la monarchie et des assemblées législatives (…). À sa place doit être instauré le système des Conseils d’ouvriers et de soldats (…). Le pouvoir exécutif et législatif doit être exercé par les Conseils. Le gouvernement doit nous être subordonné (…). Il faut bien comprendre ce que cela signifie. Si notre Comité se prononce pour la convocation d’une Assemblée nationale, alors c’est signer notre arrêt de mort. L’activité des Conseils ne sera que provisoire (…). La République prolétarienne ne saurait l’emporter. La bourgeoisie entrerait en force dans le nouveau gouvernement (…). La République démocratique bourgeoise s’attacherait à maintenir l’économie capitaliste”. Il est difficile de ne pas être frappé par la clairvoyance de ces paroles de Däumig. Pourtant il ne fut pas suivi. Lorsqu’on passa au vote sur la proposition Däumig, qui écartait l’idée de l’Assemblée constituante et prévoyait de faire des Conseils la base du nouveau régime, elle fut repoussée ». [33]D’une très grande clarté est aussi la position des Majoritaires face aux Conseils : « Pour l’auteur de l’article (du Vorwärts du 16 décembre 1918) les Conseils ne méritent pas de survivre. Ils n’ont bien fonctionné que lorsqu’il étaient dirigés par des militants expérimentés (entendez des Majoritaires) : “Ces organismes auxiliaires, ces organismes de transition de la révolution, composés d’ouvriers et de soldats, ont sans doute une fonction irremplaçable, mais l’image qu’ils nous donnent n’est pas sans comporter des taches. Sans vouloir flatter quelque parti que ce soit, on peut dire que les Conseils ont parfaitement travaillé, là où ils étaient composés de praticiens expérimentés du mouvement ouvrier et que de vilains dégâts n’ont été commis que là où une masse inorganisée a jeté par-dessus bord les chefs éprouvés” ». [34]Cette apologie du primat de l’appareil de parti se soutient également d’une apologie du suffrage universel et du parlementarisme : « Les élections dont (le Congrès des Conseils) est issu n’ont malheureusement pas eu lieu au suffrage universel, égal, direct (…). Le peuple, qu’emplit le sentiment de la démocratie, ne souhaite pas que de telles élections se reproduisent (…). Le problème (…) : Assemblée nationale ou Système de Conseils aura déjà été éclairci avant même que d’être discuté. Pour la social-démocratie, l’alternative ne se pose pas : elle considère qu’il y va de son devoir le plus sacré de donner au peuple tout entier (…) le droit démocratique à l’auto-détermination, donc de procéder à l’élection de l’Assemblée nationale (…). Mais jusqu’à cette date, la direction du Reich, qui jouit de la confiance populaire, doit avoir les coudées franches. On ne peut pas tolérer que des para-gouvernements discréditent la cause du socialisme ». [35]On voit très bien que les trois axes de division entre Majoritaires et Spartakistes (action des masses vs. parlementarisme, Internationale vs. nationalisme, Conseils vs. appareil de parti et État bourgeois) constituent autant de points – pour reprendre le mot d’A. Badiou – dont le traitement ne tolère aucun compromis, sur lesquels il ne faut à aucun prix céder si l’on veut sauvegarder l’orientation communiste (raison pour laquelle les Indépendants se scinderont après des innombrables oscillations, faute d’être capables de tenir un point jusqu’à ses conséquences nécessaires). Tous ces points concernent un seul clivage majeur : qui est le porteur de l’initiative politique ? Mieux : qui doit être tenu pour le porteur de cette initiative – ou encore : quel lieu doit être considéré comme site politique exclusif et éminent – afin que cette politique corresponde à l’hypothèse communiste ? Les Spartakistes (et, du côté opposé, les sociaux-démocrates majoritaires) tirent les nécessaires conséquences de leurs façons respectives de traiter ce point. Mais il semblerait qu’ils le fassent en se disjoignant, en tant qu’avant-garde porteuse de cette décision politique, des organisations des masses, qui, elles, s’avèrent beaucoup moins à la hauteur du point à traiter. Sans vouloir atténuer la nature démesurément méprisable des propos sociaux-démocrates, force est de constater que l’argument concernant le manque d’autonomie politique des Conseils semblerait bien correspondre à la réalité : « Le 18 décembre le Congrès adopta sans débat le texte suivant qui anticipait la solution du problème (…) : “Le Congrès national des Conseils d’Ouvriers et Soldats d’Allemagne, qui représente la totalité du pouvoir politique, transfère le pouvoir législatif et exécutif au Conseil des Commissaires du Peuple, en attendant que l’Assemblée nationale décide d’une nouvelle réglementation” ». [36] Les Commissaires du peuple étant sous le contrôle des hommes d’appareil sociaux-démocrates, on peut bien dire que les Conseils acceptent par cette déclaration de se nier comme site de détermination politique en faveur à la fois de l’appareil de parti et de l’État bourgeois : la Révolution se suicide en rentrant dans le rang, c’est-à-dire en supprimant l’invention d’une instance politique nouvelle, externe à l’État et aux pratiques du parlementarisme. Du même coup, l’affirmation des principes à la base de cette invention se trouve rabattue au statut d’une pure déclaration, privée de ce lien entre l’orientation et la réalité en acte constituée par les Conseils. Les masses ne sont pas insensibles aux mots d’ordre de l’agitation spartakiste, et leurs positions ne sont pas réductibles à une pure passivité face aux routiers cyniques du parti social-démocrate. Néanmoins, elles n’arriveront jamais à franchir le seuil qui les aurait constituées en pôle politique opposé à l’État et aux dirigeants Majoritaires, qui aurait fait d’elles une instance politique à part entière, autonome et extra-étatique.

Les masses introuvables

Lorsque les provocations gouvernementales entraîneront les révolutionnaires dans une lutte perdue à l’avance, et que les Freikorps, déchaînés par une Social-démocratie pour une fois fort peu soucieuse des règles, auront écrasé les insurgés par un bain de sang, Rosa Luxemburg esquissera un bilan des insuffisances de l’action révolutionnaire en Allemagne, en renouant par là avec la ligne qui avait été la sienne au moins dès le début de la guerre, lors de la crise de la Social-démocratie : « Les combats révolutionnaires sont à l’opposé des luttes parlementaires. En Allemagne, pendant quatre décennies, nous n’avons connu sur le plan parlementaire que des “victoires” ; nous volions littéralement de victoire en victoire. Et quel a été le résultat lors de la grande épreuve historique du 4 août 1914 : une défaite morale et politique écrasante, un effondrement inouï, une banqueroute sans exemple (…) il faut étudier dans quelles conditions la défaite (de la révolution) s’est produite. Résulte-t-elle du fait que l’énergie des masses est venue se briser contre la barrière des conditions historiques qui n’avaient pas atteint une maturité suffisante, ou bien est-elle imputable aux demi-mesures, à l’irrésolution, à la faiblesse interne qui ont paralysé l’action révolutionnaire ? (…) Comment juger la défaite de ce qu’on appelle la “semaine spartakiste” ? Provient-elle de l’impétuosité de l’énergie révolutionnaire et de l’insuffisante maturité de la situation, ou de la faiblesse de l’action menée ? De l’une et de l’autre ! Le double caractère de cette crise, la contradiction entre la manifestation vigoureuse, résolue, offensive des masses berlinoises, et l’irrésolution, les hésitations, les atermoiements de la direction, telles sont les caractéristiques de ce dernier épisode. La direction a été défaillante. Mais on peut et on doit instaurer une direction nouvelle, une direction qui émane des masses et que les masses choisissent. Les masses constituent l’élément décisif, le roc sur lequel on bâtira la victoire finale de la révolution ». [37] Ces lignes de R. Luxemburg, apparemment en continuité avec les positions qu’on lui associe habituellement, sont en réalité marquées par une très grande ambiguïté : les masses sont l’élément décisif, bien sûr, et en plus elles sont innocentées vis-à-vis de l’échec de la révolution. Mais ce même échec, imputé à une direction défaillante, suggère que l’action d’une direction a un poids sur le plan de l’organisation et de l’orientation qu’on ne saurait réduire à une simple fonction d’« éveil » de la conscience critique, ou de porte-parole d’une volonté et d’une capacité politiques caractérisant d’emblée les masses : la volonté et la capacité politiques ne sont pas spontanées chez les masses ; celles-ci peuvent les exhiber uniquement à partir de l’action structurée et structurante d’une organisation quelconque : ce que l’on appelle « spontanéité » révolutionnaire des masses est en effet le résultat d’une pratique politique qui, tout en s’inscrivant dans la réalité immédiate des ouvriers et des classes populaires, n’en constitue pas un développement « naturel ». Afin que les masses puissent réellement se constituer en instance politique en se donnant une forme d’existence politique en mesure de durer face au pouvoir d’État et à l’emprise des appareils politiques et syndicaux, il faut qu’un agencement de pratiques politiques se forme – des pratiques que le devenir social et historique ne produit nullement avec la nécessité d’une loi naturelle (classique). Si la défaite est imputable à une direction défaillante, cela signifie qu’une direction politique est essentielle à la révolution. Mais alors l’orientation politique axée sur l’hypothèse communiste et ses conditions de réalisations risquent de se trouver irrémédiablement dissociées. D’où l’intérêt d’un éloge paradoxal de R. Luxemburg que prononcera G. Lukács en 1921, lorsque le philosophe, dirigeant de la gauche communiste internationale, essayera d’articuler luxemburgisme et léninisme : « Rosa Luxemburg n’était pas seulement un martyr de la révolution prolétarienne ; toute sa vie était un grand combat pour que le prolétariat devienne révolutionnaire, pour que la juste prise de conscience de la situation de la lutte de classe, obscurcie consciemment ou inconsciemment aux yeux de la classe ouvrière par les opportunistes sociaux-démocrates, soit introduite dans la conscience du prolétariat : pour que la conscience de classe ainsi développée se transforme en action révolutionnaire ». [38] Lukács envisage la pratique politique comme une lutte entre des lignes opposées dont le prolétariat est à la fois le terrain et l’enjeu : « Les opportunistes, en mettant au premier rang leurs propres intérêts myopes et trompeurs, ont empoisonné durant des décades les réflexions et les sentiments de la classe ouvrière. Ils l’ont habituée à ne pas regarder les événements du point de vue des intérêts de classe généraux du prolétariat, mais que chacun se soucie tout d’abord de ses intérêts personnels, i. e. ceux qui touchent au métier ou à l’usine dans un sens restreint ». [39] Lukács touche ici au caractère structurellement divisé du prolétariat : porteur d’une stratégie révolutionnaire et intégré aux programmes réformistes ; sujet de l’action politique et titulaire d’intérêts économiques particulier ; foyer d’antagonisme systémique et composante des rapports de production capitalistes – ces antinomies accompagneront une grande partie de l’histoire postérieure du marxisme, au moins jusqu’à l’opéraïsme italien. Chez Lukács, lesdites antinomies se concentrent dans une formule frappante : le « vrai sens du marxisme » consisterait à travailler « pour la révolutionnarisation du prolétariat  » [40], à mener une action pour réduire cette division du prolétariat d’avec soi-même et le ramener à l’identité accomplie de perspective politique et réalité sociale. En même temps, Lukács prend soin d’affirmer que le véritable sujet de la politique d’émancipation est la classe ouvrière elle-même – sa critique du primat social-démocrate de l’organisation, du Parti, pourrait valoir également pour le léninisme orthodoxe : « Selon la conception ancienne de la social-démocratie, l’organisation est une prémisse de la révolution : on peut penser à la révolution seulement quand la classe ouvrière est déjà organisée de telle manière qu’elle peut l’accomplir avec succès (…). Rosa Luxembourg rompt avant tout avec le concept strict et mécanique de la grève générale, selon lequel elle est une action momentanée, bien préparée et putschiste, pour la prise volontaire du pouvoir politique, ou pour atteindre un autre but politique quelconque. Elle démontre que la grève générale est un processus. La grève n’est pas un moyen de la révolution, mais elle est la révolution elle-même. Elle n’est pas la simple utilisation du pouvoir économique de la classe ouvrière pour acquérir certains buts politiques mais la grève générale est l’unité inséparable de la lutte économique et politique (…). Par conséquent, l’organisation n’est pas une prémisse (une condition) mais elle est la conséquence de la grève générale, donc de la révolution. Le mot d’ordre du Manifeste communiste selon lequel le prolétariat s’organise en classe par la révolution a été clairement confirmé par la révolution russe ». [41] Par cette critique radicale du primat politique d’un appareil organisationnel séparé, Lukács anticipe des tendances et des problématiques qui referont surface tout au long de l’histoire qui va suivre (dans les Quaderni Rossi et les théories opéraïstes en Italie, par exemple, ou bien chez le théoricien du mouvement étudiant allemand, Hans-Jürgen Krahl) : la révolution communiste est un acte des masses exploitées, qui présuppose leur capacité d’inventer et déployer des formes novatrices d’organisation politique, et cet acte implique nécessairement le dépassement de tout clivage entre le déroulement spontané des intérêts sociaux et la dimension stratégique de l’initiative politique. Les masses, ou la classe, ne peuvent pas se donner une organisation politique sans nier, par une action en première personne, leur propre cantonnement à la légalité des données sociologiques – et pourtant, la spontanéité de ces données ne permet pas (au moins prima facie) d’y trouver des principes d’orientation susceptibles de se prolonger en action politique : d’où l’exigence de révolutionnariser les masses, tout en affirmant que la révolution ne peut être accomplie que par leur initiative. La compréhension parfaite de la part de Lukács des enjeux théoriques et politiques ne se traduit pas, chez lui (et, il faut le dire, nulle part ailleurs), en résolution de l’aporie létale – la dissociation entre l’hypothèse et ses assises sociales n’est pas réabsorbée.

Cavazzini Andrea

Rampazzo Bazzan Marco

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Grève de masse. Rosa Luxemburg

La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d'application, sa force d'action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l'on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l'Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre c'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l'action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l'action de la grève elle-même ne s'arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d'autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse..."

 
Publié le 20 février 2009