Badia - Le Spartakisme (extrait)
L'Arche - 1967 - P 20 à 25
C'est dans ces conditions que le 3 août se réunit à Berlin la direction social-démocrate pour fixer son attitude devant la demande de crédits militaires que le gouvernement va présenter le lendemain au Parlement. Voter ecs crédits, c'est approuver le gouvernement et donc accepter la guerre. A vrai dire, du côté gouvernemental, on a déjà des assurances.
Le 27 juillet encore, la social-démocratie avait organisé, dans la seule capitale du Reich, vingt-sept meetings contre la guerre. Des manifestations analogues avaient eu lieu en provinve: à Stuttgart et Hambourg, à Gotha et en Saxe. Mais un député socialiste, Südekum, avait rendu secrètement visite au Chancelier, le 29 juillet. Après avoir vu les principaux dirigeants du parti: Ebert, Braun, Hermann Müller, il confirme à Berthmann Hollweg "qu'aucune action d'aucune sorte n'était ni projetée ni à redouter (grève générale ou partielle, sabotage, etc)".
le 3 août, au cours de la réunion du groupe parlementaire et du Comité directeur (on avait également convié Kautsky à cette séance, en raison de sa réputation de théoricien), le parti social-démocrate, passant de la neutralité bienveillante au soutien, décida de voter les crédits de guerre demandés par le gouvernement. Ce vote, s'il constituait une rupture flagrante avec le programme et les engagements pris dans les congrès internationaux, à Bâle notamment, se situait bien dans le prolongement de la politique suivie par les dirigeants du partie et des syndicats.
D'ailleurs, à la veille de la séance, les membres de l'aile droite du parti s'étaient concertés, Scheidemann, nous le confirme dans ses mémoires. Liebknecht, en février 1915, parlera à son tour de "ces vingt à trente camarades qui, selon le témoignage d'Edmund Fischer, étaient prêts, le 4 août 1914, à violer la discipline et à voter les crédits militaires au cas où le groupe parlementaire aurait décidé de voter contre".
Et pourtant, à la réunion du 3 août, l'opposition fit entendre sa voix. Une opposition divisée et faible, puisqu'au moment du vote quatorze députés se prononcèrent contre l'approbation des crédits.
Encore cette minorité s'inclina-t-elle et accepta-t-elle, à son coeur défendant d'émettre, en séance publique, un vote qu'elle désapprouvait. Haase, qui était d'avis de refuser les crédits, se laissa convaincre de lire à la tribune une déclaration expliquant et justifiant le vote unanime des socialistes.
On peut s'étonner que le 4 août, Liebknecht lui-même ait voté contre ses convictions. Pour lui, comme pour ses amis, le respect de la discipline de vote était un principe. Dans le passé, la gauche, dans le parti, s'était toujours battue pour imposer le respect des décisions des congrès, pour l'imposer, en particulier, à la majorité des députés révisionnistes de Bavière qui n'hésitait pas à voter le budget et à mêler ses voix, contre l'avis du Comité directeur, à celles des députés des partis bourgeois. Le parti social-démocrate tirait en partie sa force de sa cohésion. D'où les scrupules des opposants à briser cette cohésion. D'autre part le 4 août, on ne savait pas encore ce que serait la politique du parti. "La minorité", dira Liebknecht, "escomptait que, pour le reste, le parti pratiquerait malgré tout une politique d'opposition, une politique de lutte de classe, même pendant la guerre".
Or il n'en fut rien. Le chauvinisme gagna la presse social-démocrate. L'engagement d'un jeune député Franck, puis l'annonce de sa mort sur le front occidental, furent l'occasion d'articles exaltant sans mesure le patriotisme de la social-démocratie et la gloire du Reich. Devant les succès remportés par les armées allemandes, plusieurs députés socialistes n'hésitèrent pas à envisager la possibilité d'agrandissements territoriaux. Lors de leur visite en Belgique, Noske et Koster, socialiste de Hambourg, expliquèrent à leurs interlocuteurs belges que la Belgique ne serait pas annexée, mais que ses forts seraient rasés "et que l'Allemagne ferait d'Anvers la base d'une flotte de guerretellement puissante qu'elle imposerait à l'Angleterre l'abandon de toute idée de guerre future". C'était approuver la politique d'annexion préconisée par les pangermanistes.
Clivage au sein de la social-démocratie
Dès les premiers jours de la guerre, les front se dessinent à l'intérieur de la social-démocratie allemande. C'est sur le problème du caractère de la guerre que le clivage se fait. Pour la majorité, l'Allemagne est engagée dans une guerre défensive et les socialistes se battent aux côtés de tous ceux qui veulent sauver la patrie menacée. Pour Liebknecht et ses amis, cette guerre est une guerre impérialiste qu'il faut dénoncer sans concession, à laquelle il faut mettre fin au plus vite, dans l'intérêt du peuple.
Mais la guerre n'a été en fait qu'un catalyseur. Dans la social-démocratie de 1913, coexistent des tendances tout à fait opposées : une aile révolutionnaire, qui pense que la lutte du parti doit tendre à faire éclater la société capitaliste, à substituer au régime impérial la République socialiste; un centre réformiste qui accepte une monarchie mais souhaite l'amender, collaborer avec elle pour obtenir ou hâter des réformes sociales ; une aile droite enfin qui veut transformer la social-démocratie, l'intégrer au régime.
Nous avons de la réalité de cette tendance, des preuves indiscutables: rendant visite secrètement, à la fin août, au ministre de l'Intérieur von Dellbrück, le député socal-démocrate David lui explique que son objectif est une "démocratie nationale", dont la social-démocratie serait membre à part entière. Reçu le 2 octobre 1914 par le secrétaire d'Etat Wahnschaffe, un autre député socialiste, Cohen-Reuss, est plus explicite encore. Il explique à son interlocuteur qu'"une forte majorité du groupe parlementaire social-démocrate s'emploie avec zêle à faire du 4 août un tournant pour le parti. On veut faire la paix avec la monarchie et l'armée et l'on veut, par tous les moyens combler le fossé qui coupe le peuple allemand en deux. Mais l'aile droite du parti ne réussira à prendre la direction du S.P.D. que si le gouvernement fait preuve lui aussi de compréhension ..." Dans la suite de l'entretien, Cohen déclare: "... que lui aussi envisage une évolution du parti social-démocrate dans le sens monarchique, analogue à celle du parti progressiste ...". On parle de "récupérer" les masses ouvrières, de les intégrer à la vuie de l'Etat, et le député social-démocrate pense que "les révisionnistes vont si loin à cet égard qu'ils ne reculeraiebnt nullement devant une scission du parti".
Les milieux gouvernementaux suivaient avec l'attention que l'on devine la lutte qui se déroulait au sein de la social-démocratie et soutenait de diverses façons les efforts de l'aile "intégrationniste". Le Chancelier Bethmann Hollweg multipliait les contacts. Les commandants de régions militaires avaient été invités à laisser désormais la presse social-démocrate pénétrer dans les casernes. L'Association nationale contre la social-démocratie (Reichsverband gegen die Sozialdemokratie) suspendait ses activités. Mais il y avait toujours, à droite, des réactionnaires bornés pour qui le plus chauvin des sociaux-démocrates restait un dangereux "rouge".
C'est contre eux que s'élève, dans une note de septembre 1914, le ministre de l'Intérieur de Saxe :"La répétition d'attaques de ce genre ne pourrait manquer d'inciter la social-démocratie à la réplique, ce qui provoquerait une fêlure dans l'unité des partis qui est d'une si pressante nécessité. Or il m'apparaît que maintenir cette unité des partis politiques sur les questions nationales n'est pas seulement ce que commande, pour la période de la guerre un souci d'habileté tactique, mais aussi une exigence politique à long terme, pour quiconque envisage l'avenir du peuple allemand [...]. S'l y a lieu de tenter jamais de faire sortir la classe ouvrière d'elle-même pour en faire une force politique saine, ce n'est possible qu'à une époque de sursaut national, comme celle que nous vivons présentement. Il se pourrait qu'une occasion plus favorable ne se présentât pas dans les cent années à venir. Aussi la chose doit-elle être tentée. Mais non pas en rompant les ponts et en insistant sur l'abîme infranchissable qui sépare les partis bourgeois de la social-démocratie; il importe au contraire de se rencontrer sur le terrain commun de la conscience nationale et de sauvegarder ce moment idéal dont la force et la vitalité se sont manifestées de façon si surprenante au cours des dernières semaines".
Si nous avons insisté sur ces tentatives du pouvoir vis-àvis d'une partie de la social-démocratie allemande, c'est qu'elles font mieux comprendre l'attitude des futurs spartakistes et la difficulté de leur lutte. Ils sont contraints de se battre sur de multiples fronts. Ils doivent aller à contre-courant de la vague chauvine et pour cela, ils vont analyser le caractère de cette guerre ; reprenant l'argumentation socialiste classique, mais oubliée ou ignorée pour l'heure en Allemagne, ils vont montrer que la guerre n'a fait qu'accentuer la lutte de classes et aggraver l'exploitation des ouvrier par la bourgeoisie. Dans le parti, ils dénonceront la politique d''Union sacrée qui masque les vrais problèmes et trahit les principes socialistes.
Du coup, ils seront en butte à l'hostilité vigoureuse et de l'appareil du parti et de l'appareil répressif gouvernemental. L'un et l'autre, ayant intérêt à ce que la voix des futurs Spartakistes ne porte pas et que leurs arguments ne soient pas entendus, s'efforceront, par tous les moyens de faire taire ces gêneurs.
Dès le début, il semble que ce mouvement soit voué à l'échec, qu'il doive être écrasé sous le poids du nombre et de la force. L'opposition social-démocrate paraît donc se lancer dans une lutte courageuse, mais désespérée ...
La publication de ce premier chapitre de l'ouvrage de Gilbert Badia a deux buts:
. montrer l'intérêt d'un ouvrage qui décrit les événements avec précision, les étaie par le recours aux sources et présente ainsi une analyse fine d'un processus, que chacun connaît dans son ensemble mais non dans sa réelle logique politique et théorique.
. Et aider ainsi à une réflexion sur les processus en cours aujourd'hui. Car ce chapitre n'éveille-t-il pas des parallèles historiques comme le vote des pleins pouvoirs lors de la guerre d'Algérie, où l'on constate les mêmes logiques de ralliement quand les logiques nationales contrarient la lutte des classes?
Et cela ne nous permet-il pas de réfléchir aux événements d'aujourd'hui (Irak, Afghanistan, Géorgie ...) en nous affranchissant de la "propagande ambiante" et en nous posant deux questions : que recherche le capitalisme, l'impérialisme avec ces conflits, que faire pour que chacun partout puisse exister sans exploitation, sans oppression?
c.a.r.l. (comprendre-avec-rosa-luxemburg)