A Leo Jogiches, 16 mai 1898 (suite)
Je reviens à ce que je disais. Que j'avais partout des bleus à l'âme, je t'explique ce que je ressens. Hier soir, dans mon lit, dans cet appartement étranger, au milieu d'une ville étrangère, je me sentais si mal et je pensais tout au fond de mon âme : cela ne serait-il pas plus heureux de vivre tous les deux quelque part en Suisse, calmement et heureux, de jouir de notre jeunesse et de se réjouir au lieu de mener cette vie aventureuse? Mais lorsqu'en pensée, je me retournai pour un instant vers le passé, pour voir ce que je laissais derrière moi, alors je vis une place vide et je compris que tout cela n'était qu'illusion. Nous ne vivions pas ensemble, nous n'étions pas heureux et il n'y avait rien d'heureux (c'est ce que je pensais de notre relation et je fais là abstraction des disputes car elles ne peuvent empêcher de vivre en pleine harmonie). Au contraire, en regardant en arrière, les six mois passés et même plus loin encore, je ressentis le sentiment d'une profonde disharmonie, quelque chose d'incompréhensible, de torturant, de profondément triste, je sentis comme des élancements dans les tempes, et réellement la sensation de bleus à l'âme, si bien que je ne pouvais plus me tourner ni vers la gauche, ni vers la droite. Ce qui était terrible c'était le sentiment de ne pas comprendre, comme s'il y avait dans ma tête un profond brouillard, et que je ne savais plus pourquoi, pour quelle raison, tout cela...
Et imagine-toi que justement, ces bleus à l'âme, c'est ce qui me donne aujourd'hui le courage de commencer une nouvelle vie. Je compris que je n'avais rien abandonné de bien, que cela ne serait pas mieux, si nous étions ensemble, que je serais entourée aussi d'une atmosphère que je m'efforcerais de comprendre, en vain et au prix de grandes souffrances, d'une disharmonie constante. Ce que je regrettais pour un instant, n'était que fruit de ma propre imagination et je me sentis comme ce chat - rappelle-toi à Weggis - que le chien avait acculé entre montagne et lac. Imagine-toi, le chien représente la vie qui est en moi et la montagne, ton coeur de pierre, fidéle et solide comme un roc, mais tout aussi dur et inaccessible que lui, enfin le lac, les flots de la vie dans laquelle je me jette à Berlin. Choisir entre deux maux est au moins plus facile et il faut seulement faire attention que je ne me noie pas avec le temps dans les flots berlinois, comme le chat.
Parce que cela me touche toujours quand je parle de moi-même (en français dans la lettre), cela me donne envie de pleurer mais mon oreille avertie, entend aussitôt ta voix impatiente dire : arrête de pleurer, tu vas avoir l'air de dieu sait quoi et aussitôt je lâche mon mouchoir pour ne pas avoir l'air demain, de dieu sait quoi (en polonais dans le texte)! ....
La part du diable, la part de dieu, n'est-ce pas! Malgré tout ce que tu m'as dit avant mon départ, résonne en moi l'ancienne mélodie, satisfaire ses besoins personnels. C'est un fait, j'ai terriblement envie d'être heureuse, et je serais prête à me battre jour après jour avec l'obstination d'une pour ma petite part de bonheur. Mais ce ne sont plus que des restes: cette envie est de plus en plus faible du fait de l'impossibilité - non pas lumineuse comme le soleil, mais triste comme la nuit - d'être heureuse. Pas de bonheur sans joie, mais peut-être que la vie, c'est-à-dire notre relation (pour moi, c'est la même chose, vous savez les femmes [en français dans le texte]) est une chose sans joie et sombre. Je commence à comprendre que la vie, cela peut être de prendre les choses à bras le corps et de ne pas lâcher et qu'il n'y a rien à comprendre. je commence à m'habituer à l'idée que ma seule tâche est aujourd'hui de penser aux élections et à ce qui se passera après ...
(La traduction est en cours. Ces extraits cependant pour donner à chacun l'envie de suivre Rosa Luxemburg, de nous suivre dans la lecture. N'hésitez pas à proposer des améliorations de traduction pour ce texte. c.a.r.l)
Note sur Jogiches sur Wikipedia
(né le 17 juillet 1867 à Vilnius ; mort le 10 mars 1919 à Berlin), communiste polonais.
Leo Jogiches s'engage très jeune dans l'action révolutionnaire, et en 1890 se voit contraint de quitter la Pologne alors sous domination russe. En 1893, il co-fonde (avec notamment Rosa Luxemburg) le SDKPIL, parti marxiste de Pologne et de Lituanie.
Il participe à la révolution russe de 1905, est arrêté à Varsovie et condamné aux travaux forcés. Il s'évade et se réfugie en Allemagne, en dirigeant le SDKPIL en exil. Au sein des partis "marxistes" de l'empire russe, Jogiches combat toute forme de nationalisme, et s'oppose à la fraction bolchevik du POSDR.
En 1914, il s'oppose à la guerre mondiale et passe dans la clandestinité. Au cours de la guerre, il participe à la création de la ligue spartakiste (Spartakusbund) avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Les principaux militants spartakistes sont arrêtés pour "propagande anti-militariste", mais Jogiches, toujours en clandestinité, parvient à échapper aux arrestations.
Il s'investit activement dans la révolution allemande dès son déclenchement en novembre 1918. Il participe, comme les autres spartakistes, à la création du Parti Communiste d'Allemagne (KPD) en décembre 1918, et fait parti de sa centrale de direction.
Au cours de la révolution, les militants du KPD doivent faire face à une répression féroce, Rosa Luxemburg est assassinée en janvier 1919, et Leo Jogiches est à son tour arrêté et assassiné en prison le 10 mars 1919.