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Cher ami,
La soirée est avancée, je suis assise dans mon fauteuil (à bascule) à mon bureau sur lequel se trouve une lampe avec un grand abat-jour rouge fabriqué par mes soins et je lis Börne. La porte du balcon en face de moi est ouverte et un souffle d'air frais pénètre à l'intérieur - un éclair aveuglant de temps en temps et l'orage commence (que dieu me pardonne cette mauvais prose poétique !...). Comme on se sent bien parfois dans la solitude! ... Rendez-vous compte: pas un seul ami dans la grande ville de Berlin aux deux millions et demi d'habitants. Pour l'instant, cette idée me procure un tel plaisir que j'en souris béatement. je ne sais pas si je suis faite d'un mauvais bois qui s'imprègne trop facilement de l'atmosphère ambiante mais je ne peux rester un seul jour dans la foule sans que mon propre niveau intellectuel ne baisse au moins d'un cran. Et cela ne dépend pas tellement de la sorte de gens que je fréquente; c'est la fréquentation elle-même, le contact avec le monde extérieur qui émousse et estompe les angles et les lignes brisées de mon moi - momentanément bien sûr. Un seul jour de solitude me suffit pour me retrouver, mais j'éprouve toujours le sentiment amer du remords, celui d'avoir perdu un morceau de moi-même, de m'être abaissée. En de tels moments, j'ai toujours envie de me retrancher totalement du monde extérieur derrière une barrière de planches. Un garçon passe dans la rue et siffle une rengaine - cette manifestation perçante d'autrui qui s'impose brutalement à mes oreilles et fait incursion dans ma tranquillité suffit à m'offenser. Vous vous étonnez peut-être de ce que je lise le vieux Börne; je n'ai pas encore rencontré un seul Allemand qui le lise encore. Pourtant, l'effet qu'il produit sur moi est toujours aussi fort et il éveille en moi des pensées nouvelles et des sensations vives. Savez-vous ce qui me tracasse? Je suis mécontente de l'art et la manière qu'on a d'écrire les articles la plupart du temps dans le parti. Tout est si conventionnel, si rigide, si stéréotypé. La résonance des mots d'un Börne semble à présent venir d'un autre monde. Je sais, le monde a changé et à d'autres temps, d'autres chansons. Mais justement des "chansons", la plupart de nos gribouillis ne sont pas des chansons, mais un bourdonnement incolore et sourd comme le bruit de la roue d'une machine. Je crois que la cause réside en ce que les gens oublient pour la plupart quand ils écrivent de puiser au fond d'eux mêmes et de ressentir toute l'importance et tout la vérité de la chose écrite. Je crois que chaque fois, chaque jour, pour chaque article, on doit revivre la chose, la re-sentir et on trouve alors des mots neufs, qui vont droit au coeur pour exprimer ce qu'on connaît depuis longtemps. Mais on s'habitue tant et si bien à une vérité qu'on débite comme une patenôtre les choses les plus profondes et les plus sublimes. J'ai décidé de ne jamais oublier de m'enthousiasmer pour la chose écrite et de puiser en moi-même lorsque j'écrirai. C'est pourquoi je lis de temps en temps le vieux Börne. Il me rappelle fidèlement mon serment.
Pauvre Fred! J'ai toujours eu beaucoup de sympathie pour les gens qui ne savent pas organiser leur vie pratique, gagner de l'argent, etc. (peut-être, parce que, moi-même, je n'y comprends goutte). Je les soupçonne d'avoir quelque chose de l'artiste, ou du moins, de l'homme très bon. Pour vous, c'est bien sûr une mince consolation, je le comprends. J'attends quelques lignes de Mathilde. Est-elle encore à Gugi? Encore un mot me concernant: je ne peux souffrir Berlin ni la Prusse et ne pourrai jamais les souffrir.
Une cordiale poignée de main.
Votre Ruscha
Ludwig Börne