Le mouvement ouvrier et l’organisation de la jeunesse, 1er août 1908
Comment le parti social-démocrate et les syndicats ont tenté d'empêcher l'émergence des organisations de jeunesse
Le mouvement prolétarien de la jeunesse est un chaînon nécessaire du mouvement ouvrier moderne. La jeunesse prolétarienne est la tête et les jambes de la classe ouvrière. Les organisations libres de la jeunesse n’ont jamais eu d’autre but que de servir le mouvement ouvrier moderne, d’être une école préparatoire pour les organisations de combat des ouvriers. Comme tout nouveau mouvement, les organisations de jeunesse ont dû lutter durement pour se faire accepter par la classe ouvrière ; il leur a fallu de longues années de dur travail. Cependant, elles y sont parvenues. Le 29 septembre 1906, les ouvriers, au congrès de Mannheim, adoptèrent à l’unanimité cette résolution de sympathie :
« Nous saluons l’éveil, qui se manifeste de tous côtés, de la jeunesse prolétarienne à une activité indépendante, et demandons instamment aux membres du parti d’encourager, partout où les lois sur les associations le permettent, la création et le développement d’organisations de jeunesse. » (Cf Procès-verbal des débats du congrès du parti social-démocrate allemand, réuni à Mannheim du 23 au 29 septembre 1906, Berlin, 1906, P. 145.)
Motivant cette résolution, un orateur (le Dr Karl Liebknecht) déclara : « Mais là aussi, où les organisations de jeunes ne sont pas politiques, le parti doit affirmer sa sympathie à leur égard. C’est le devoir du congrès de dire aussi aux jeunes de l’Allemagne du Nord : Nous sommes d’accord avec votre activité ! »
Ces déclarations ont été vivement applaudies par le congrès. La jeunesse et la classe ouvrière ont entrepris de travailler énergiquement au développement des organisations de jeunes. Ce développement paraissait assuré. Mais dis aliter risum ! (les dieux en avaient décidé autrement).
Neuf semaines à peine après le congrès de Mannheim, les représentants des comités directeurs des centrales syndicales, lors d’une conférence tenue à Berlin les 26 et 27 novembre 1906, prenaient position contre la formation d’organisations spéciales de la jeunesse.
« La commission générale considère qu’une organisation centrale spéciale des jeunes n’est utile ni pour la défense des intérêts économiques ni dans le domaine de l’éducation de la jeunesse, mais plutôt nuisible. Ce n’est pas à la création d’une organisation de jeunesse que doivent travailler le parti et les syndicats, mais à une organisation propre à éduquer les jeunes. C’est aux syndicats qu’il faut qu’il faut laisser le soin d’organiser les jeunes ouvriers, et c’est aux directions syndicales, aux congrès syndicaux, qu’incombe la tâche d’amener les jeunes dans les syndicats, de les aider à s’y maintenir. Le prochain congrès syndical devrait s’occuper particulièrement de la question des jeunes ouvriers, de celle de l’apprentissage, et la prochaine conférence du Comité directeur devrait présenter des propositions relatives à ces problème. La conférence s’est ralliée à ses déclarations. »
Malgré cette prise de position des leaders syndicaux, le congrès social-démocrate qui se tint à Essen au mois de septembre de l’année suivante, au moment où se préparait la loi sur les associations qui devait interdire les organisations de jeunes, décida de « travailler d’une façon plus énergique que jamais, à la création d’organisations de jeunes et de demander aux membres du parti de faire comprendre le sens de cette action. » (Cf Procès-verbal des débats du congrès du parti social-démocrate allemand, réuni à Mannheim du 23 au 29 septembre 1906, Berlin, 1906, P. 145.)
Le vote de la loi sur les associations donna aux leaders syndicaux l’occasion de faire connaître au public leur opinion et leurs projets. On s’efforça de lire dans cette loi plus qu’il ne s’y trouvait. Que nos organisations ne sont pas concernées par cette loi, c’est ce que nous avons déjà montré ((Éditions de « Jeunesse ouvrière », n° 5 de l’année en cours). Le seul changement apporté par cette loi dans la question de l’organisation des jeunes, fut l’extension à l’Allemagne du Sud de ces organisations jusqu’ici cantonnées à l’Allemagne du Nord. Mais les leaders syndicaux réussirent à amener les jeunes du Sud à dissoudre eux-mêmes leur bureau de Mannheim, phénomène rare dans le mouvement ouvrier, que les jeunes de l’Allemagne du Sud regrettent déjà amèrement.
Il était réservé au congrès syndical qui se tint du 22 au 27 juin à Hambourg de prononcer la condamnation à mort des autres organisations de jeunes.
Comment a-t-il été possible que le congrès, malgré les décisions de Mannheim et d’Essn, prenne position contre les organisations de jeunes. Voici de quelle façon les choses se sont passées. Robert Schmidt fut chargé de présenter un rapport sur « l’organisation du travail d’éducation de la jeunesse ». Les ouvriers ne se doutaient pas que ce rapport serait un pamphlet contre les organisations de jeunes en vue de les supprimer. Et l’on pouvait d’autant moins s’y attendre que, pour les ouvriers, la question de l’organisation des jeunes était déjà tranchée (Mannheim, Essen).
Au Congrès lui-même, il n’y avait personne qui pût répondre aux attaques injustifiées dirigées contre les organisations de jeunes. Les reproches de Schmidt s’adressaient aux organisations politiques des jeunes ; celles-ci ayant cessé d’exister, ses déclarations devaient avoir pour effet de rabaisser dans l’opinion publique les organisations de jeunes existantes, dont Robert Schmidt savait très bien qu’elles n’avaient déployé aucune espèce d’activité politique. Le 2 mai, il s’était exprimé devant un membre dirigeant de notre organisation d’une façon peu glorieuse sur l’activité de l’association berlinoise. A Hambourg, si l’on en croit les rapports de presse, il ne dit pas un mot de notre organisation. Comme il ne fut contredit par personne, les délégués le crurent. Et lorsqu’il ajouta que sa résolution reposait sur un accord, elle fut approuvée à l’unanimité. Après la dissolution du groupe de Mannheim, les délégués crurent manifestement que les représentants des organisations de jeunes avaient participé également à cet « accord ». Ainsi, pour les délégués, tout paraissait en ordre, soigneusement préparé d’avance, et ils levèrent la main pour la condamnation à mort.
La faute commise par le rapporteur est d’autant plus grave qu’il savait parfaitement que les organisations de jeunes s’étaient opposées à la dissolution, n’avaient pas donné leur accord. Il devait savoir que les organisations de jeunes y avaient prêté moins d’attention que lui. C’est pourquoi il devait se dire : Audiatur altera pars ! (L’autre partie doit être entendue !) Au lieu de cela, le « procureur Schmidt recommande de couper la tête de l’accusé sans lui permettre de se défendre. Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione volontas ! (Ainsi je le veux, ainsi je l’ordonne ; que ma volonté tienne lieu de raison !)
Comme le montre la façon dont la décision a été prise et la question traitée au congrès, ce n’est pas là l’expression de la volonté des ouvriers organisés dans les syndicats. C’est uniquement l’œuvre de quelques leaders, qui voient dans les organisations de jeunes une concurrence dangereuse pour les syndicats, et cela prouve la méconnaissance totale des organisations de jeunes. Non seulement cette décision est en contradiction avec celles qui ont été prises à Mannheim et Essen concernant ces organisations, mais les motifs sur lesquels elle se fonde sont en opposition flagrante avec les principes que les ouvriers ont adoptés jusqu’à présent au sujet de l’éducation de la jeunesse. (Voir le compte-rendu du congrès du parti social-démocrate allemand, tenu à Mannheim sur le thème « Social-démocratie et éducation du peuple ». Rapporteur : Heinrich Schultz et Clara Zetkin.)
L’orientation préconisée par Robert Schmidt conduirait à la création de comités portant en eux le germe de la mort. Grouper les jeunes pour les éduquer n’est pas nouveau, mais toutes les tentatives sont restées à l’état d’ébauche. Assurément, ça et là quelques ouvriers éduqués sont sortis de ces groupes de formation, mais ceux-ci n’ont jamais eu une grande importance et cela s’explique facilement.
Et comment lui voyait en leur indépendance le fondement nécessaire de leur action.
L’organisation des jeunes requiert, pour réussir, deux conditions : indépendance de la jeunesse et défense de ses intérêts. Les organisations libres de la jeunesse, créées par la jeunesse elles-mêmes ont, les premières tenu compte de cette nécessité qui découle de la position même des jeunes dans la société économique. Le capitalisme moderne a donné au jeune ouvrier son indépendance : à l’usine il est à égalité avec les adultes ; les rapports patriarcaux d’autrefois entre maître et apprenti ont pour ainsi dire disparu. Cette position économique nouvelle donne aux jeunes le droit de constituer des organisations indépendantes. Leur psychologie en effet s’est modifiée, ils grandissent dans d’autres conditions qu’autrefois ; ces conditions nouvelles et les courants intellectuels qui se développent dans les villes, ont pour effet de hâter leur maturité ; ils sont conduits à prendre une part active dans les grandes luttes. Ainsi, sous la pression des circonstances, la jeunesse aujourd’hui éprouve plus que jamais le besoin d’indépendance c’est là une aspiration qu’on ne peut réprimer par la force, et celui qui tenterait de le faire commettrait un péché à l’égard de la jeunesse prolétarienne. C’est précisément l’indépendance qui caractérise l’homme : ce doit être le but d’une éducation raisonnable de permettre d’acquérir une personnalité.
Rien ne pèse plus lourd sur le jeune ouvrier, à plus forte raison sur l’apprenti, que sa situation actuelle. Cette pression est encore renforcée par l’ignorance où se trouvent les jeunes du régime social actuel, en général. En tous les cas, ils aspirent encore plus ardemment que les ouvriers adultes à leur libération économique, et tout ce qui est entrepris concernant leurs intérêts les plus fondamentaux, comme le sont les intérêts économiques, attire la grande masse des jeunes. Aussi le but auquel doit tendre l’éducation de la jeunesse est d’élever le niveau intellectuel de la masse, non de favoriser l’avancement de quelques jeunes particulièrement doués.
C’est uniquement au fait que les organisations libres de la jeunesse ont tenu suffisamment compte de ces besoins immédiats des jeunes, qu’il faut attribuer leur succès. Si l’on tient compte que ces succès ont été arrachés par leurs propres moyens au prix d’une lutte dangereuse avec les frères ignorantins, les employeurs, la police et la justice, on peut dire qu’ils sont excellents ; l’Arbeitende Jugend a déjà atteint un tirage minimum de 10 000 exemplaires ; la Junge Garde a assurément le même tirage, soit au total 20 000 lecteurs des journaux de jeunes en Allemagne. Quelles tentatives de formation de la jeunesse ont-elles atteint ces chiffres ? Que Legien crée une institution dont le financement et le travail soient supportés par les jeunes eux-mêmes et qui réussisse à en rassembler 20 000, alors il pourra appeler les organisations de jeunes une entreprise manquée !
Qu’on se rappelle l’enthousiasme suscité dans la jeunesse, à l’époque (octobre 1904) par la fondation de l’organisation libre de la jeunesse à Berlin. Ce n’est pas le fait en lui-même – combien d’associations ont été fondées à Berlin ! -, mais la défense pratique des intérêts des jeunes et l’indépendance de l’association qui, tel l’éclair, ont frappé l’opinion et particulièrement la jeunesse. C’est ainsi que, peu de temps après leur création, le Reich, organe du parti social-chrétien, écrivait : « Il a déjà été reconnu par M. Liz-Mumm (l’un des dirigeants des associations de jeunesse chrétienne), au cours de l’une de nos précédentes assemblées, qu’en ce qui concerne l’indépendance de nos adhérents, des erreurs sont commises dans un grand nombre d’associations. Nous pouvons prendre exemple sur le nouveau mouvement. »
La défense des intérêts des jeunes constitue le fondement d’une éducation intellectuelle systématique de la jeunesse. En partant de la situation matérielle des jeunes, on leur fait comprendre l’organisation de la société actuelle et on leur montre la voie qui permet à la classe ouvrière de se libérer du capitalisme. La jeunesse apprend en même temps à reconnaître la nécessité pour les ouvriers de se développer intellectuellement pour pouvoir mener jusqu’à la victoire leur lutte libératrice.
Mais l’indépendance de l’organisation et la défense des intérêts matériels des jeunes sont également des moyens d’éducation. La première forme, pour les organisations ouvrières, des fonctionnaires réalistes, fermes de caractère ; la seconde développe la conscience du droit parmi les jeunes. Éclairé sur ses droits, le jeune apprend à les défendre. Il faut faire pénétrer dans l’esprit du jeune prolétaire ce principe : il ne faut jamais abandonner un droit sans y être contraint par la plus stricte nécessité.
La défense des intérêts des jeunes par l’organisation des jeunes elle-même doit naturellement être assurée en liaison avec les syndicats, mais la jeunesse doit prendre à ce travail une part prépondérante. Que l’organisation des jeunes se substitue aux syndicats est hors de question ; de même, l’indépendance des organisations de jeunesse ne doit pas être comprise de telle sorte que, laissées complètement à elles-mêmes, elles végètent. Plus leurs effectifs s’accroissent, plus elles ont besoins de conseillers. Mais il faut que la démocratie y règne ; leurs dirigeants et leurs conseillers, c’est la jeunesse elle-même qui doit les choisir et ils doivent jouir de sa confiance. Ceux qui ne comprennent pas la psychologie des jeunes ne sont naturellement pas aptes à devenir leurs conseillers.
Il serait regrettable que la résolution de Hambourg soit appliquée. Ce serait dommage pour le coût personnel et financier de l’opération, car elle se révélerait rapidement vaine. En tout cas, la classe ouvrière ne devrait pas supprimer les organisations existantes de jeunes avant d’avoir créé, pour les remplacer, d’autres institutions dont on ait pu comprendre qu’elles étaient meilleures. Qu’on se garde donc de détruire inconsidérément l’œuvre créée par la jeunesse au prix de lourds sacrifices et de lui imposer en échange d’autres institutions dont elle ne peut comprendre la valeur. Il ne faut décourager à aucun prix la jeunesse prolétarienne si l’on ne veut pas que les ennemis de la classe ouvrière triomphent !
Puisse celle-ci satisfaire au désir justifié de la jeunesse de posséder une organisation indépendante ! Le jeune d’aujourd’hui est l’adulte de demain.