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L'Arche, 1967 - Chapitre 1 - P 15 à 20
Le 4 août 1914, le parti social-démocrate allemand unanime vote au Reichstag les crédits militaires, inaugurant ainsi la politique "d'Union sacrée" que la majorité de ses dirigeants poursuivra jusqu'à la fin des hostilités, approuvant implicitement l'attitude du Chancelier Bethmann Hollweg et les décisions de son gouvernement, c'est-à-dire la guerre et l'invasion de la Belgique.
Au soir du 4 août, quelques opposants se réunissent dans l'appartement berlinois de Rosa Luxemburg. Il y a là Franz Mehring, Julian Karski-Marchlewski, Ernst Meyer, Käthe et Hermann Duncker, Hugo Eberlein et Wilhem Pieck. La proposition de quitter le parti fut repoussée. On convint d'inviter les sociaux-démocrates connus pour leurs sympathies envers les positions de la gauche à une réunion de discussion. Sur-le-champ, on expédia plus de trois cents télégrammes. Le résultat fut catastrophique. Clara Zetkin fut la seule à dire immédiatement son accord sans réserve. Beaucoup ne donnèrent même pas signe de vie. Ceux qui malgré tout, répondirent, invoquèrent de mauvaises et sottes raisons.
Ainsi, ces quelques opposants se retrouvaient seuls, ou presque. C'est le signe de l'effondrement quasi-total de la gauche dans le parti, ce que Liebknecht appelle "l'atomisation de l'aile radicale".
Comment expliquer cet échec?
Au Congrès d'Iéna, en 1913, la gauche social-démocrate s'était comptée à l'occasion de deux scrutins: elle avait recueilli un peu moins du tiers des mandats. Mais, maintenant, la guerre venait d'éclater qui bouleversait bien des choses. Et pourtant cette éventualité avait été prévue et avait l'objet de longs et passionnés débats.
La social-démocratie et la guerre
Bien avant 1914, le parti avait pris position sur le problème de la guerre. Dans les congrès de l'Internationale, on avait voté des résolutions. A Stuttgart, en 1907, Lénine et Rosa Luxemburg avaient proposé un amendement important, faisant obligation aux socialistes, si la guerre malgré tout venait à éclater, "de s'entremettre pour la faire cesser promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste".
Mais les résolutions que la social-démocratie acceptait de voter dans les congrès internationaux étaient une chose, autre chose la pratique politique quotidienne. On condamnait la guerre, certes - qui donc eût pu l'approuver? - mais si on était attaqué, ne fallait-il pas se défendre? D'où la distinction courante entre guerre offensive et guerre défensive qui allait permettre tous les accomodements avec le régime. Après Bebel et plus nettement que lui, Noske avait proclamé au congrès social-démocrate d'Essen en 1907, qu'en cas de guerre, les socialistes allemands ne se montreraient pas moins patriotes que les bourgeois : "Au cas où notre pays serait sérieusement menacé, les sociaux-démocrates défendront leur patrie avec enthousiasme [...] car ils ne sont pas moins patriotes que la bourgeoisie". Combattant ces idées, Clara Zetkin assurait qu'affirmer la nécessité de la défense nationale signfiait tout simplement "conserver [aux ennemis de la classe ouvrière] la patrie en tant que domaine où s'exerçaient l'exploitation et la domination d'une classe et permettre d'étendre cette exploitation, par-delà les frontières, au prolétariat d'autres pays".
Aussi Liebknecht préconisait-il avec insistance le développement de la propagande antimilitariste, parmi les jeunes surtout (sans méconnaître toutefois, la possibilité de guerres révolutionnaires : il peut y avoir des cas de guerre "que la social-démocratie ne saurait repousser" disait-il). Cependant les Gauches n'allaient pas jusqu'à considérer, avec Lénine, que le prolétariat devait s'employer à transformer en guerre révolutionnaire toute guerre impérialiste.
Les divergences que l'on constate entre la majorité et la minorité du parti social-démocrate allemand se retrouvent au sein de l'Internationale. Les délégués allemands s'y sont toujours opposés aux tentatives, émanant surtout des socialistes français, de faire inscrire expressément dans les résolutions des congrès la grève générale, voire l'insurrection, parmi les moyens les plus efficaces pour lutter contre la menace de guerre (motion Vaillant-Keir Hardie présentée à Copenhague en 1910). Les socialistes allemands ne voulaient pas avoir les mains liées par une résolution de cet ordre. Ils affirmaient que la grève générale paralyserait d'abord et surtout le pays où les socialistes étaient les plus forts et les plus disciplinés, favorisant ainsi les nations les plus rétrogrades; ils disaient aussi qu'un tel mouvement permettrait aux gouvernements de porter des coups terribles à l'organisation ouvrière; et les socialisrtes allemands étaient très fiers de leur organisation.
En fait, dès avant 1914, malgré la persistance de la phrase socialiste et l'élection de Haase (représentant le centre gauche) au poste laissé vacant par la disparition de Bebel, le parti social-démocrate allemand est aux mains de la droite.
D'ailleurs, en 1914, la crainte de la guerre a diminué. Après les alertes d'Agadir et des guerres balkaniques, on croit que le conflit austro-serbe pourra être, lui aussi, localisé. Plus profondément, l'idée a cours, dans les milieux socialistes, que l'imbrication internationale des capitaux est en dernière analyse un facteur de paix. Les capitalistes savent bien que leur guerre sera ruineuse, même pour le vainqueur. Peut-être cela explique-t-il qu'en juillet 1914, les socialistes allemands (y compris Rosa Luxemburg), tout comme les socialistes français, aient cru à la volonté de paix et à l'action pacifique de leurs gouvernements respectifs ...
L'argument de la légitime défense ...
Tout cela permet de comprendre les réactions des chefs sociaux-démocrates devant le conflit mondial.
Au lieu d'analyser le caractère de la guerre, on s'en tenait à la distinction, apparemment simple, entre agresseurs et agressés. La Russie ayant mobilisé la première et ses armes menaçant la Prusse orientale, l'Allemagne menait une guerre défensive. (En France, un raisonnement du même type prévaudra: l'Allemagne attaque, la France doit se défendre). "La Russie a allumé le brandon qu'elle a jeté contre notre maison", s'écrie le 4 août, devant le Reichstag, le Chancelier Berthmann Hoolweg en annonçant que l'Allemagne est en guerre. Et le sténogramme note : ("tempête de cris: très juste! Très vrai!) Messieurs" poursuit le Chancelier, "nous sommes à présent en état de légitime défense (vive approbation) et nécessité fait loi! (Tempête d'applaudissements)".
Au cours d'un entretien qu'il a avec le ministrte Dellbrück, quelques semaines plus tard, le député social-démocrate David dira : Si le groupe parlementaire s'est résolu à approuver unanimement les crédits de guerre, cela tenait pour l'essentiel, à ce qu'il s'agissait d'une guerre qui nous a été imposée par la Russie. La haine de la Russie et le souci passionné de porter un coup au tsarisme ont été les raisons principales de l'attitude de la social-démocratie". Cet argument, sous sa forme "populaire" : "Défendons nos femmes et nos enfants contre les hordes cosaques" sera repris à satiété par la presse social-démocrate.
D'ailleurs l'Allemagne est porteuse de progrès. Contre la réactionnaire Russie, toute victoire allemande sauvegarde les intérêts du socialisme international. Et de ressortir des textes de Marx (dans la gazette Rhénane, en 1848) ou un article d'Engels, publié en 1891, dans la Neue Zeit, sans préciser combien la situation avait changé puisque la Russie, depuis 1905, était devenue le pays des révolutions.
... Et celui de l'attitude des masses
En adoptant une position "patriotique", en mettant en avant, pour la première fois, l'argument "national", il semble que la social-démocratie exprime les sentiments qui animent les foules, à Berlin et dans plusieurs grandes villes du Reich.
Aux premiers jours d'août, la majorité du peuple allemand avait été emportée dans une sorte de tourbillon; à Berlin, comme à Paris d'ailleurs, une fièvre étrange embrumait les cerveaux. Rosa Luxemburg évoquera plus tard "l'ivresse, le tapage patriotique dans les rues, la chasse aux automobiles en or, les faux télégrammes successifs parlant de sources empoisonnées [...] d'étudiants russes lançant des bombes sur les ponts de chemin de fer de Berlin,de Français survolant Nuremberg; les excès d'une foule qui flairait partout l'espion, l'affluence dans les cafés où déferlaient une musique assourdissante et des chants patriotiques; la population de villes entières muée en populace prête à dénoncer n'importe qui, à maltraiter des femmes, à crier: hourrah! et à atteindre le paroxysme du délire en colportant elle-même des rumeurs folles; un climat de sacrifice rituel, une atmosphère de pogrome".
Un socialiste boër, Pontsma qui est resté à Berlin jusqu'au 28 août, parle lui aussi de la "frénésie patriotique"; l'Espagnol Alvarez del Vayo, rentré en Espagne le 17 septembre, publie dans El Liberal de Madrid ses impressions que l'Humanité reprend dans son numéro du 8 octobre: "Tout le monde est sûr [à Berlin] de deux choses : que les Allemands ont raison, qu'ils remportent partout des succès".
Un social-démocrate allemand, qui en août, passe brusquement de l'aile gauche à l'extrême-droite, Konrad Haenisch, a raconté comment, à la nouvelle de la déclaration de guerre, il était rentré à Berlin en toute hâte, persuadé que la révolution avait éclaté. A la gare, des camarades lui apprennenet que les Russes ont envahi l'Allemagne. Il court alors chez lui et rencontre son ami Hermann Duncker. Haenisch essaie de le convaincre, en invoquant l'invasion russe, de la nécessité de défendre la patrie menacée.
(L'utilisation du blanc et de l'italique sont le fait du blog. La suite de ce premier chapitre de l'ouvrage de Badia publié à l'Arche et consacré au vote des crédits de guerre en Allemagne le 4 août 1914, fera l'objet d'un prochain article. Il permet de suivre avec précision le processus qui a conduit au ralliement de la social-démocratie allemande à l'Union sacrée et de réfléchir à ce type de processus réformiste, nationaliste qui amène aux conséquences les plus graves aujourd'hui encore)