comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com
"Quand 'Etat t'enseigne à tuer, il se fait appeler patrie." Friedrich Dürrenmatt
musique: Harold Berg
texte: Boris Vian
images: "Los desastres de la guerra" de Goya
Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
Monsieur le Président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C'est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m'en vais déserter
Depuis que je suis né
J'ai vu mourir mon père
J'ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants
Ma mère a tant souffert
Elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers
Quand j'étais prisonnier
On m'a volé ma femme
On m'a volé mon âme
Et tout mon cher passé
Demain de bon matin
Je fermerai la porte
Au nez des années mortes
J'irai sur les chemins
Je mendierai ma vie
Sur les routes de France
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens:
Refusez d'obéir
Refusez de la faire
N'allez pas à la guerre
Refusez de partir
S'il faut donner son sang
Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le Président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
que je porte des armes
et que je sais tirer.
Monsieur,
Vous avez bien voulu attirer les rayons du flambeau de l'actualité sur une chanson fort simple et sans prétention. Le Déserteur, que vous avez entendue à la radio et dont je suis l'auteur. Vous avez cru devoir prétendre qu'il s'agissait là d'une insulte aux anciens combattants de toutes les guerres passées, présentes et à venir.
Vous avez demandé au préfet de la Seine que cette chanson ne passe plus sur les ondes. Ceci confirme à qui veut l'entendre l'existence d'une censure à la radio et c'est un détail utile à connaître.
Je regrette d'avoir à vous le dire, mais cette chanson a été applaudie par des milliers de spectateurs et notamment à l'Olympia (3 semaines) et à Bobino (15 jours) depuis que Mouloudji la chante ; certains, je le sais. l'ont trouvée choquante : ils étaient très peu nombreux et je crains qu'ils ne l'aient pas comprise. Voici quelques explications à leur usage.
De deux choses l'une : ancien combattant, vous battez-vous pour la paix ou pour le plaisir ? Si vous vous battiez pour la paix, ce que j'ose espérer, ne tombez pas sur quelqu'un qui est du même bord que vous et répondez à la question suivante : si l'on n'attaque pas la guerre pendant la paix. quand aura-t-on le droit de l'attaquer ? Ou alors vous aimiez la guerre - et vous vous battiez pour le plaisir ? C'est une supposition que je ne me permettrais pas même de faire, car pour ma part, je ne suis pas du type agressif. Ainsi cette chanson qui combat ce contre quoi vous avez combattu, ne tentez pas, en jouant sur les mots. de la faire passer pour ce qu'elle n'est pas : ce n'est pas de bonne guerre.
Car il y a de bonnes guerres et de mauvaises guerres - encore que le rapprochement de " bonne " et de "guerre " soit de nature à me choquer, moi et bien d'autres, de prime abord - comme la chanson a pu vous choquer de prime abord. Appellerez-vous une bonne guerre celle que l'on a tenté de faire mener aux soldats français en 1940 ? Mal armés, mal guidés, mal informés, n'ayant souvent pour toute défense qu'un fusil dans lequel n'entraient même pas les cartouches qu'on leur donnait (Entre autres, c'est arrivé à mon frère aîné en mai 1940.), les soldats de 1940 ont donné au monde une leçon d'intelligence en refusant le combat: ceux qui étaient en mesure de le faire se sont battus - et fort bien battus : mais le beau geste qui consiste à se faire tuer pour rien n'est plus de mise aujourd'hui que l'on tue mécaniquement ; il n'a même plus valeur de symbole, si l'on peut considérer qu'il l'ait eu en imposant au moins au vainqueur le respect du vaincu.
D'ailleurs mourir pour la patrie, c'est fort bien : encore faut-il ne pas mourir tous - car où sera la patrie? Ce n'est pas la terre - ce sont les gens. la patrie (le général de Gaulle ne me contredira pas sur ce point, je pense.). Ce ne sont pas les soldats : ce sont les civils que l'on est censé défendre - et les soldats n'ont rien de plus pressé que de redevenir civils, car cela signifie que la guerre est terminée.
Au reste si cette chanson peut paraître indirectement viser une certaine catégorie de gens. ce ne sont à coup sûr pas les civils : les anciens combattants seraient-ils des militaires ? Et voudriez-vous m'expliquer ce que vous entendez, vous, par ancien combattant ? " Homme qui regrette d'avoir été obligé d'en venir aux armes pour se défendre " ou " homme qui regrette le temps ou Ion combat- tait" - Si c'est " homme qui a fait ses preuves de combattant ", cela prend une nuance agressive. Si c'est " homme qui a gagne une guerre ", c'est un peu vaniteux.
Croyez-moi... " ancien combattant ", c'est un mot dangereux; on ne devrait pas se vanter d'avoir fait la guerre, on devrait le regretter - un ancien combattant est mieux placé que quiconque pour haïr la guerre. Presque tous les vrais déserteurs sont des " anciens combattants " qui n'ont pas eu la force d'aller jusqu'à la fin du combat. Et qui leur jettera la pierre ? Non... si ma chanson peut déplaire, ce n'est pas à un ancien combattant, cher monsieur Faber. Cela ne peut être qu'à une certaine catégorie de militaires de carrière ; jusqu'à nouvel ordre, je considère l'ancien combattant comme un civil heureux de l'être. Il est des militaires de carrière qui considèrent la guerre comme un fléau inévitable et s'efforcent de l'abréger. Ils ont tort d'être militaires, car c'est se déclarer découragé d'avance et admettre que l'on ne peut prévenir ce fléau - mais ces militaires-là sont des hommes honnêtes. Bêtes mais honnêtes. Et ceux-là non plus n'ont pas pu se sentir visés .' sachez-le, certains m'ont félicité de cette chanson. Malheureusement, il en est d'autres. Et ceux-là, si je les ai choqués, j'en suis ravi. C'est bien leur tour. Oui, cher monsieur Faber, figurez-vous, certains militaires de carrière considèrent que la guerre n'a d'autre but que de tuer les gens. Le général Bradiey par exemple, dont j'ai traduit les mémoires de guerre, le dit en toutes lettres. Entre nous, les neuf dixièmes des gens ont des idées fausses sur ce type de militaire de carrière. L'histoire telle qu'on l'enseigne est remplie du récit de leurs inutiles exploits et de leurs démolitions barbares ; j'aimerais mieux - et nous sommes quelques-uns dans ce cas - que l'on enseignât dans les écoles la vie d'Eupalinos ou le récit de la construction de Notre-Dame plutôt que la vie de César ou que le récit des exploits astucieux de Gengis Khan. Le bravache a toujours su forcer le civilisé à s'intéresser à son inintéressante personne ; où l'attention ne naît pas d'elle-même, il faut bien qu'on l'exige, et quoi de plus facile lorsque l'on dispose des armes. On ne règle pas ces problèmes en dix lignes : mais l'un des pays les plus civilisés du monde, la Suisse, les a résolus, je vous le ferai remarquer, en créant une armée de civils ; pour chacun d'eux, la guerre n'a qu'une signification : celle de se défendre. Cette guerre-là, c'est la bonne guerre. Tout au moins la seule inévitable. Celle qui nous est imposée par les faits.