Lire ces lettres posent deux grands types de problèmes:
. L'intrusion dans la vie de ces deux militants car ces courriers n'avaient aucune vocation à être lus par d'autres. Cette intrusion, avons-nous vraiment le droit de nous la permettre?
. L'utilisation, par beaucoup, de ses lettres pour insister sur le caractère si humain de Rosa Luxemburg - sous-entendu si inhumains d'autres militants. Et cela est un total dévoiement. Car il y a bien une seule et même logique dans la vie de Rosa Luxemburg qu'elle s'exprime dans ses grands textes politiques, dans son action, dans ses lettres.
Ces problèmes sont réels, et nous avons à y réfléchir. Cependant la correspondance de Rosa Luxemburg et en particulier cette lettre sont aussi le témoignage, que nous pouvons tous ressentir, de la tension entre vie personnelle et vie politique. Entre la nécessité qui nous fait agir politiquement et les sentiments qui nous animent. En cela, elle sont un enseignement pour chacun. D'autre part, la complexité des relations entre Rosa Luxemburg et Leo Jogiches ne les a en rien empêchés de mener un combat constant, en commun, de la lutte sur la question nationale polonaise en cette année 1894 à leur mort, assassinés, à quelques semaines d'intervalles en 1919.
Extrait d'une lettre de Rosa Luxemburg à Leo Jogiches.
Sans date. D'après la teneur: Paris 24 mars 1894. Dimanche, 3 [heures] et demie.
Mon chéri, j'étais déjà furieuse, j'ai quelques vilaines choses à te reprocher. J'étais déjà si fâchée que j'avais l'intention de ne plus t'écrire jusqu'au départ. Mais le sentiment a pris le dessus. Voici ce que je te reproche
1) Tes lettres ne contiennent rien, mais rien, si ce n'est [ce qui concerne] La Cause ouvrière, des critiques de ce que j'ai fait et des indications sur ce que j'ai à faire. Si tu me dis, indigné, que tu m'écris pourtant dans chaque lettre un tas de mots gentils, je te répondrai que les mots tendres ne me suffisent pas, que je t'en dispenserai même plus facilement que d'une nouvelle, quelle qu'elle soit, te concernant personnellement. Pas un mot! Seules nous unissent la cause et la tradition des anciens sentiments. C'est très douloureux. Je l'ai vu clairement ici. Quand, exténuée par la sempiternelle cause, je m'asseyais pour souffler un peu, je me mettais à penser à ce qui m'entoure et je prenais conscience que je ne possède aucun coin à moi, que je n'existe nulle part et que je ne vis pas en tant que moi. A Zurich, même réaction et encore plus pénible. Je sentais que je n'avais pas plus envie de revenir à Zurich que de rester ici. Ne me dis pas que je suis incapable de supporter un effort soutenu, que c'est le besoin de repos qui parle.Que non, je peux endurer deux fois plus, ce qui me fatigue et me lasse, c'est d'entendre partout, de quelque côté que je me tourne, le seul et même mot La Cause. A quoi sert que les autres m'en bourrent le crâne, alors que je suis la première à penser à La cause et à m'en occuper. Ce qui m'agace, c'est que chaque lettre que je reçois des autres ou de toi, rabâche la même chose - le numéro, la brochure, cet article-ci, cet article-là. Toute ceci serait parfait si, à côté de cela, l'homme perçait un peu, l'âme, l'individu. Mais, chez toi, rien, rien à part ça. Pendant ce temps, tu n'as donc ressenti aucune émotion, tu n'as eu aucune pensée, tu n'as rien lu, tu n'as rien vécu que tu puisses partager avec moi?! Tu veux peut-être me poser les mêmes questions? Oh, moi, au contraire, j'ai à chaque pas, malgré La Cause, une masse d'impressions et de pensées - mais je n'ai personne avec qui partager! Toi? Je m'estime trop pour le faire. Il me serait de loin plus facile de les partager avec Heinrich, Mitek [Hartmann], Adolf, mais hélas je ne les aime pas, je n'en ai donc pas envie. Toi, par contre, je t'aime, mais - à cause de tout ce que j'ai écrit ci-dessus ... Ce n'est pas vrai que l'époque est maintenant si agitée et le travail si urgent: quand existe un certain genre de rapports - on a toujours quelque chose à dire et un instant pour écrire. Vois par exemple, et c'est mon reproche n°2. Supposons que tu ne vives maintenant que pour notre cause et la tienne. Or, en ce qui concerne cette affaire russe, m'as-tu écrit un seul mot à son sujet? Que se passe-t-il, qu'imprime-t-on, quoi de neuf quant aux types de Zurich? Tu n'as pas trouvé utile de m'écrire quoi que ce soit à ce sujet. Je sais qu'il ne s'est rien passé de particulier là-bas, mais justement, avec ses proches, on parle aussi de petits riens. Tu considères qu'il me suffit de gribouiller pour La Cause et de me conformer à ton modeste avis.
Dans Lettres à Léon Jogichès - Collection femmes - Rosa Luxemburg - Denoël Gonthier - P65/66