« L’époque pendant laquelle j’ai écrit L’Accumulation est une des plus heureuses de ma vie. Je vivais vraiment dans un état de griserie, ne voyant et n’entendant jour et nuit que ce problème qui se déployait si magnifiquement devant moi, et je ne saurais dire ce qui me procurait le plus de joie, du processus de la pensée, lorsque je me battais avec une question embrouillée en marchant lentement de long en large dans ma chambre,… ou de la mise en forme stylistique, la plume à la main. Savez-vous que j’ai rédigé les trente cahiers d’un seul trait, en quatre mois — chose inouïe ! — et les ai donnés à l’impression sans même relire une seule fois le brouillon? »
Ceux qui se mirent sérieusement à exposer à leur manière la dynamique du processus de l’accumulation furent victimes d’erreurs grossières. Le plus sérieux, Otto Bauer, expliqua que l’accroissement naturel de la population permettrait à l’accumulation de s’opérer sans accroc; or il s’agit là d’une idée que Marx, dans le Capital, a déjà réfutée et tournée en dérision. Mais lorsqu’il voulut développer les schémas de Marx et les adapter aux conditions réelles d’existence de l’économie capitaliste concurrentielle, il découvrit qu’effectivement la plus-value ne pouvait pas être réalisée entièrement dans une société purement capitaliste. Il venait ainsi confirmer la solution que Rosa Luxemburg apportait au problème. Mais il s’en tirait en accumulant simplement dans le secteur des moyens de production le reste de marchandises non réalisable dans le secteur des biens de consommation. La réponse de Rosa Luxemburg fut laconique : « On ne peut pas acquérir des actions dans les mines de cuivre avec un lot invendable de bougies de stéarine ou créer une nouvelle usine de machines avec un stock inécoulable de chaussures en caoutchouc. » Bauer avait oublié au moment décisif que l’accumulation ne concerne pas seulement des valeurs, mais des choses tangibles, ayant une forme concrète et déterminée qu’il faut préciser.
« La forme en est ramenée à la plus grande simplicité, sans hors-d’œuvre, sans coquetterie ni fantaisie, sans apprêt, réduite aux seules grandes lignes, elle est, pourrait-on dire, « nue » comme un bloc de marbre. »
Boukharine croyait avoir réfuté l’idée fondamentale de la théorie de Rosa Luxemburg. Mais sa propre « solution » se transforma en une confirmation indirecte des thèses décisives de celle-ci. En essayant d’exposer le mécanisme de l’accumulation du capital dans une société « purement capitaliste », il supposa un « capitalisme d’État » produisant de façon planifiée, ce qui don¬nait les résultats suivants : « S’il y a eu erreur dans les calculs pour la production de biens de consommation destinés aux tra¬vailleurs, cet excédent sera réparti entre les ouvriers ou bien une partie correspondante du produit sera détruite. Même dans le cas d’une erreur de calcul dans la production des objets de luxe, la solution est simple. Ainsi aucune crise de surproduction ne peut surgir ici. » Cette solution est surprenante. Nous avons ici un « capitalisme » qui n’est plus l’anarchie économique, mais l’économie planifiée, où il n’y a plus de concurrence, mais un trust mondial et universel et où les capitalistes n’ont plus besoin de se préoccuper de la réalisation de leur plus-value parce que les produits invendables sont tout simplement consommés gratis. « La production fonctionne en général sans accroc. » Effectivement, il suffit d’éliminer par hypothèse toutes les données du problème — l’anarchie de la production, la concurrence, la nécessité de vendre les produits au consommateur éventuel —, et le problème n’existe plus. « Selon Rosa Luxemburg, les crises sont obligatoires dans notre hypothèse d’une société capitaliste étatique. Nous avons au contraire montré qu’il ne peut y avoir de crises dans cette société. » La position de Rosa Luxemburg n’était pas du tout celle que prétend Boukharine et elle aurait probablement été entièrement d’accord avec lui. Mais elle n’appelait pas « capitalisme pur » une forme de société où les capitalistes exerceraient le commandement et feraient bombance en paix les uns avec les autres, où il y aurait des esclaves d’État et — avec l’armée de réserve qui devait nécessairement y augmenter considérablement — une large couche de « hooligans » pour absorber voracement la production excédentaire. C’est là sans doute l’idéal des dictateurs fascistes, ce n’est pas un « capitalisme pur » au sens de Marx. La critique que Boukharine dirige contre la théorie de l’accumulation de Rosa Luxemburg aboutit ainsi à fournir l’argument le plus fort pour confirmer que l’accumulation capitaliste a besoin d’un espace non-capitaliste. Divers critiques, en particulier Boukharine, ont cru marquer un point important contre Rosa Luxemburg en attirant l’attention sur les immenses possibilités de l’expansion capitaliste dans les espaces non-capitalistes. Mais la fondatrice de la théorie de l’accumulation a déjà enlevé sa portée à cet argument en répétant avec insistance que le capitalisme entrerait nécessairement dans les soubresauts de l’agonie bien avant que sa tendance immanente à l’élargissement du marché se soit heurtée à sa limite objective. Et ce n’était absolument pas là pour Rosa Luxemburg un faux-fuyant pour sauver une théorie indéfendable. Lorsque dans son ouvrage Réforme ou Révolution ? elle avait traité des contradictions générales du capitalisme, quinze ans avant de ramener ces contradictions à un commun dénominateur dans son Accumulation, elle avait écrit :
« Certes, la tactique social-démocrate courante ne consiste pas à attendre le développement des antagonismes capitalistes jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences et à passer alors seulement à leur suppression. Au contraire, l’essence de toute tactique révolutionnaire consiste à s’appuyer seulement sur la direction, une fois reconnue, du développement, et à en tirer jusqu’au bout les conséquences pour la lutte politique. »
La possibilité d’expansion n’est pas un concept géographique — ce n’est pas le nombre de kilomètres carrés qui décide —, ni un concept démographique — ce n’est pas la proportion numérique entre population capitaliste et non-capita¬liste qui indique le degré de maturité du processus. Il s’agit d’un problème économique et social, pour lequel il faut tenir compte d’un ensemble complexe d’intérêts, de forces et de phénomènes contradictoires : force offensive des forces productives et force politique des puissances capitalistes, frictions entre les différents modes de production, rôle d’excitant ou de frein à l’expansion joué par la concurrence entre les puissances impérialistes, lutte entre l’industrie lourde et l’industrie textile dans l’industrialisation des colonies (Inde), préservation de l’intérêt des métropoles dans la domination coloniale, révolutions coloniales, guerres im¬périalistes et révolutions dans les pays capitalistes avec leurs conséquences, bouleversements du marché des capitaux, insécurité politique sur de vastes territoires (Chine), et bien d’autres éléments. A l’époque présente, le gigantesque essor des forces productives s’accompagne de telles entraves à l’expansion qu’elles ont provoqué des perturbations économiques, sociales et politiques profondes et attestent nettement le déclin du capitalisme. Théoriquement, une nouvelle offensive capitaliste est certes concevable, qui pourrait donner un nouvel espace aux forces productives et ouvrir une nouvelle période d’essor général. Mais il n’est pas possible de discerner comment cela devrait se produire. Rosa Luxemburg était bien loin de succomber à un fatalisme aveugle quand elle dégageait les lois de l’histoire, comme le montrent les conclusions qu’elle en tirait pour la lutte de la classe ouvrière :
« Ici, comme ailleurs dans l’histoire, la théorie remplit complètement son rôle quand elle nous indique la tendance de l’évolution, le terme logique vers lequel celle-ci tend objectivement. Le capitalisme ne peut pas plus atteindre ce terme même qu’aucune des périodes antérieures de l’évolution historique n’a pu se dérouler jusqu’à ses ultimes conséquences. Il est d’autant moins nécessaire qu’il soit atteint que la conscience sociale, incarnée cette fois-ci dans le prolétariat socialiste, intervient davantage comme facteur actif dans le jeu aveugle des forces. Et la compréhension correcte de la théorie de Marx est, dans ce cas aussi, pour cette conscience, la source des impulsions les plus fécondes et des stimulations les plus efficaces. »