Cet autre chapitre du livre de Badia s'attache au processus entamé par Liebknecht, montre bien comment les opposants fondent comme neige au soleil au fur et à mesure que s'approche le moment du vote et les arguments avancés pour justifier l'injustifiable: la sécurité du pays.
A réfléchir aujourd'hui alors que les Etats impérialistes interviennent dans le monde entier au nom d'un nouvel argument: défendre démocratie et droit de l'Homme.

ANALYSE DU CARACTERE DE LA GUERRE
La discussion tourne essentiellement autour du caractère de la guerre. Dans les premiers temps, les futurs Spartakistes avaient pris une attitude défensive. Leurs mises au point tendaient à réfuter les prises de position des instances officielles. A présent, ils en viennent à définir une plate-forme. Dans sa lettre du 26 octobre, Liebknecht déclare "qu'il s'agit [bien] d'une guerre impérialiste de la guerre mondiale impérialiste, prévue depuis longtemps [...]; nous avons affaire à une grossière guerre préventive germano-autrichienne, doublée d'une guerre de conquête". Cette idée est reprise dans un schéma de propagande diffusé par les soins de l'opposition au début novembre: "Ce sont des intérêts capitalistes qui ont conduit à la guerre et qui devaient nécessairement y mener. Si nous le comprenons clairement, il nous est impossible de participer à la campagne nationaliste, de partager l'enthousiasme pour la guerre, de donner dans le panneau de la patrie menacée". Le 17 novembre, au cours d'une réunion de militants chargés de la propagande auprès des femmes social-démocrates, Käthe Duncker expose les causes de la guerre actuelle et propose à l'assemblée une série de conclusions, notamment celle-ci: "La guerre mondiale actuelle n'a pour origine ni l'action arbitraire de telle ou telle personnalité, ni "la haine raciale des peuples" mais la recherche de profits capitalistes à l'échelle mondiale et les contradictions impérialistes".
Le moment, à vrai dire, est plus favorable qu'en septembre: militairement, la bataille de la Marne a fait envoler les espoirs allemands d'emporter la décision au terme dune Blitzkreig de quelques semaines. Vient l'hiver et se creusent les premières tranchées. On peut déjà craindre que la guerre ne dure et il n'est pas besoin de beaucoup d'imagination pour deviner les effets prochains du blocus allié.
En novembre, les leaders de la gauche ont encore quelques possibilités d'exprimer légalement leur point de vue. Die Neue Zeit, organe théorique du SPD, que dirige Kautsky, publie le 2O, un article de Mehring intitulé "De l'essence de la guerre", où l'auteur montre qu'il n'y a pas rupture entre la politique antérieure de la bourgeoisie et la guerre. Il met en garde contre l'idée - entretenue par la majorité de la social-démocratie - que l'important c'est de battre les ennemis extérieurs, après quoi se résoudront tous les problèmes de politique intérieure qui se posaient à la social-démocratie.
Au début du mois, Clara Zetkin, de son côté, avait rédigé un "Appel aux femmes socialistes de tous les pays" qui devait paraître le 27, dans le journal féminin (social-démocrate) dont elle assurait la rédaction, Die GleichheitBerner Tageswacht, puis fut diffusé sous forme de tract en Allemagne. "Plus cette guerre sera dure", écrit Clara Zetkin, "et plus pâlissent les phrases chatoyantes destinées à camoufler sa nature capitaliste [...]les masques tombent; elle est là, dans toute sa hideur, cette guerre de conquête capitaliste, cette guerre pour le pouvoir mondial".
Dans le courant du mois de novembre également, déclare "qu'il s'agit [bien] d'une guerre impérialiste, de (L'Egalité). La censure en interdit la publication. L'appel parut en Suisse, dans la Liebknecht rédige, dès qu'il comprend que la direction du parti est résolue à voter les nouveaux crédits militaires que le gouvernement va demander au Parlement, un projet de résolution contre le vote des crédits qu'il adresse à plusieurs députés de la minorité. Il y joint des thèses qu'il a élaborées pour justifier sa prise de position et où il met directement et dès le début l'Allemagne en accusation: "Un caractère essentiel de l'impérialisme dont le représentant principal sur le continent européen est l'Allemagne, est constitué par l'expansionnisme économique et politique, qui engendre des tensions de plus en plus grandes". Et Liebknecht d'énumérer les objectifs de l'expansion allemande en Europe, au Proche-Orient, en Afrique. Puis il montre pourquoi cette guerre est une guerre impérialiste "de la plus belle eau" et non une guerre défensive ni une guerre pour une "civilisation supérieure". "Les plus grands Etats de même civilisation sont aux prises précisément parce que ce sont des Etats de même civilisation , c'est-à-dire de civilisation capitaliste."
Il ne faut donc pas se laisser prendre aux phrases invoquant Dieu, pas plus qu'à celles où il est question du droit des nationalités.
D'autre part les classes dirigeantes ont mis à profit la guerre pour instaurer un régime de terreur.
"On a défendu de parler de la lutte des classes - ce qui n'a pas supprimé les contradictions de classe. On a enlevé ses armes au prolétariat qui lutte pour sa libération, mais on n'a pas touché à l'oppression politique, ni à l'exploitation économique. L'"Union sacrée" n'est qu'une périphrase pour état de siège. Le postulat "il n'y a plus de partis" signifie simplement qu'on reconnaît au prolétariat l'égalité des droits en tant que chair à canon."
Pourtant, Liebknecht ne s'en prend pas encore avec netteté à la direction du parti. C'est qu'il n'a pas perdu l'espoir de gagner la social-démocratie toute entière à ses vues. Et cependant ses efforts demeurent vains.
Le "non" de Liebknecht
Le scrutin avait été précédé, le 30 novembre, de nouvelles et longues discussions au sein de la fraction parlementaire. Liebknecht proposa de refuser les crédits et invoqua, pour justifier ce vote, la violation de la neutralité belge et les méthodes brutales de l'armée allemande, les visées annexionnistes dont plusieurs personnages officiels ne faisaient pas mystère.
La proposition Liebknecht recueillit dis-sept voix au sein du groupe social-démocrate. Par rapport au mois d'août, l'opposition s'était accrue de quatre nouveaux députés nouveaux; Un des opposants du mois d'août, Lensch, avit par contre rallié les rangs de la majorité. Mais celle-ci refusa à la minorité le droit de faire connaître sa position publiquement. De nouveau, Haase se laissa convaincre de lire à la tribune l'explication du vote. Il y affirmait que la social-démocratie maintenanit son point de vue du 4 août: "Nos frontières sont encore menacées par des troupes ennemies." Toute fois, il se déclarait d'accord avec l'Internationale pour rappeler le droit à l'indépendance de tous les peuples.
Reprenant la formule du 4 août, la déclaration demandait qu'une fois la sécurité de l'Allemagne assurée, "une paix [soit conclue] qui permette de vivre en amitié avec les peuples voisins". L'orateur sollicitait enfin du gouvernement des mesures de justice sociale et une atténuation de la censure.
Quelques députés s'étaient déclarés prêts à voter contre s'ils étaient au nombre de quinze. Finalement, Liebknecht ne fut pas suivi et seul de tout le Reichstag, le 2 décembre 1914, il refuse de voter les crédits militaires.
Pour justifier son vote, il avait adressé au président de l'Assemblée un texte, que celui-ci interdit de mentionner au procès-verbal mais qui sera diffusé clandestinement par la suite :
Cette guerre [...] est une guerre impérialiste, une guerre pour la domination du marché mondial [...] Le mot d'ordre allemand " Contre le tsarisme" a servi - tout comme le mot d'ordre lancé en France et en Angleterre. "Contre le militarisme" - à mobiliser les instincts les plus nobles, les traditions révolutionnaires et les espoirs du peuple au service de la haine chauvine [...] La libération du peuple russe comme celle du peuple allemand doivent êtreleur oeuvre propre. Il importe d'exiger une paix rapide, une paix sans annexion, qui ne soit humiliante pour personne. Seule peut-être solide une paix qui se fonde sur la solidarité internationale de la classe ouvrière et la liberté de tous les peuples.