Rosa Luxemburg passa presque tout le temps de la guerre en prison.
LORSQUE éclata la guerre de 1914, non seulement le parti social-démocrate allemand vota les crédits de guerre, mais la masse démobilisée partit avec enthousiasme « nach Paris », comme une main inconnue l’avait écrit à la craie sur les wagons qui transportaient les soldats au front. L’idéologie nationaliste, propagée par les écoles et la presse allemandes depuis la victoire de Sedan sur la France de Napoléon III, était entrée dans beaucoup de têtes. Dans celles des prolétaires aussi. En Allemagne, la première guerre mondiale fut présentée comme une guerre de défense nationale. Elle fut même qualifiée de « progressiste », puisque un des adversaires de l’Allemagne était le tsar qui opprimait son peuple.
Peu nombreux furent alors ceux qui affirmèrent et tentèrent de démontrer qu’il s’agissait en fait d’une guerre impérialiste. Parmi ces femmes et ces hommes qui s’opposèrent de toutes leurs forces à ce qui allait être le plus grand massacre de l’histoire contemporaine, il y avait quatre mousquetaires : Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Clara Zetkin, Franz Mehring. Quelques années plus tard, ils animeront le spartakisme, ce mouvement révolutionnaire qui voulait remplacer l’Empire allemand par une République et substituer le socialisme au capitalisme, responsable de l’hécatombe.
On leur ferma vite la bouche, car Liebknecht, alors député, fut arrêté et condamné à quatre ans de forteresse pour avoir rédigé et diffusé un tract intitulé : « C’est dans votre propre pays qu’est l’ennemi » et pour avoir crié : « A bas la guerre ! » au cours d’une manifestation en 1916 à Berlin.
Ceux qui ont vu le beau film de Margarethe Von Trotta savent que Rosa Luxemburg, elle, passa presque tout le temps de la guerre en prison. C’est en prison qu’elle rédigea deux de ses oeuvres marquantes : « La Crise de la social-démocratie » et « La Révolution russe ». Critiquant certaines décisions des bolcheviques, elle écrit en 1918 : « Sans élection générale, sans liberté de la presse et de réunion, sans libre affrontement d’opinion, la vie de n’importe quelle institution publique cesse, le seul élément actif qui subsiste est la bureaucratie.
La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui ne pense pas comme vous
Quelques douzaines de dirigeants du Parti, d’une énergie inépuisable, dirigent et gouvernent et l’élite des ouvriers est de temps à autre invitée à se réunir pour applaudir les discours des chefs et approuver à l’unanimité les résolutions qu’on lui soumet : au fond, c’est donc une coterie qui dirige. » C’est encore dans ce texte qu’on peut lire la phrase si souvent citée : « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui ne pense pas comme vous. » Mais cet ouvrage, aujourd’hui encore, on le lit souvent avec des oeillères. Si elle défend la démocratie et la liberté d’opinion, si elle critique certaines options politiques ou économiques de Lénine et de Trotski, Rosa Luxemburg soutient leur lutte sans merci contre les contre-révolutionnaires de tout acabit, elle admire les bolcheviques parce qu’ils ont « les premiers ouvert la voie et montré l’exemple au prolétariat du monde entier ». Aussi, vouloir faire de Rosa l’anti-Lénine est une absurdité et un mensonge. Toujours dans cette « Révolution russe », elle écrit : « L’impossibilité pour la société bourgeoise de résoudre les problèmes auxquels elle est confrontée fait du socialisme une nécessité. »
Quand, en novembre 1918, la révolution allemande libère Rosa de sa prison de Breslau, elle accourt à Berlin et prend en main la rédaction du journal spartakiste, « Die Rote Fahne » (le drapeau rouge). Dans un de ses premiers articles, intitulé « Une tâche d’honneur », elle demande l’abolition de la peine de mort et l’amélioration du sort des détenus de droit commun : « Il faut changer complètement un monde, mais toute larme versée alors qu’on aurait pu l’essuyer est une accusation », écrit-elle. Et c’est cette femme que des caricaturistes imbéciles représentent en pétroleuse, des grenades à la main, et que les contre-révolutionnaires appellent « Rosa la Sanguinaire ».
Dans une lettre de Noël, envoyée de sa prison à une amie qu’elle admoneste, elle avait écrit en 1916 : « Tâche donc de demeurer un être humain, c’est vraiment là l’essentiel. »
Rosa Luxemburg avait une connaissance approfondie de l’oeuvre de Marx, qu’elle ne considérait pas cependant comme un dogme. Elle a tenté d’appliquer le marxisme à l’analyse des problèmes nouveaux que posait la société de son temps : l’accroissement des dépenses militaires et ses effets sur l’économie, les conquêtes coloniales et leurs conséquences sur le sort des populations indigènes.
Parce qu’elle était femme et d’origine étrangère (polonaise) de surcroît, elle avait eu quelques difficultés à s’imposer dans la social-démocratie allemande. Lorsqu’elle critiqua l’engourdissement bureaucratique du parti et ses concessions aux idées dominantes (le nationalisme), ce fut la rupture. A partir de 1908, la presse social-démocrate n’accepta plus qu’elle y expose ses points de vue.
Rosa la Rouge a parfois entrouvert les portes de l’histoire à venir
Si Rosa Luxemburg a souvent entrouvert les portes de l’histoire à venir, il serait stupide de faire d’elle une voyante qui aurait prévu le devenir de l’Allemagne et de l’Europe. Internationaliste, elle a grandement sous-estimé la force du sentiment national, considérant que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes était une doctrine héritée de la bourgeoisie. Toutefois, on peut penser qu’elle n’a pas tout à fait tort d’écrire « qu’un petit Etat reste un jouet aux mains des grandes puissances ».
Peut-être plus encore que ses idées, ce qu’il y a de fascinant chez Rosa Luxemburg, c’est cette attention portée aux hommes les plus démunis, ce refus de l’injustice sociale, cette intégrité intellectuelle, ce dévouement total (jusqu’au sacrifice de sa vie) à la cause révolutionnaire ; et son activité politique va de pair avec des goûts et des talents multiples : elle peint, s’intéresse à la musique, à la littérature. Son amour des plantes, des animaux, de la nature pourrait faire d’elle une écologiste avant la lettre.
Max Gallo l’a qualifie à juste titre de « femme rebelle » parce qu’elle se révolte contre la barbarie et contre la passivité des hommes qui subissent cette barbarie au lieu de s’employer à changer la société qui l’engendre.
Les militaires d’un régiment de la Garde impériale, qui abattirent Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en janvier 1919, étaient les précurseurs des nationaux-socialistes, et beaucoup d’entre eux participeront aux crimes nazis. Rendre hommage à Rosa Luxemburg et à Karl Liebknecht, c’était aussi pour les Berlinois, dimanche dernier, protester contre les attentats racistes et xénophobes dont se rendent coupables actuellement en Allemagne des groupes d’extrême droite.
Les assassins de Rosa avaient jeté son corps dans un canal. On ne le retrouva que plusieurs mois plus tard. Un écrivain de vingt et un ans, alors inconnu, Bertolt Brecht, lui avait dédié ces vers qui sonnent comme une comptine : « Rosa la Rouge aussi a disparu / Où repose son corps est inconnu / D’avoir dit aux pauvres la vérité / Fait que les riches l’ont exécutée. »
Pour de plus amples informations sur Rosa Luxemburg, on peut lire « Rosa Luxemburg, textes », Editions sociales, Skandedition. Gilbert Badia est l’auteur d’une biographie de Clara Zetkin qui va paraître aux Editions ouvrières.
Gilbert Badia (Dans l'Humanité 1993)