On connaît, ou on croit connaître, Rosa Luxemburg. Mais, derrière l’icône « Rosa », il y a toute une fraction du mouvement ouvrier allemand, dont la belle réédition du livre classique de Gilbert Badia vient rappeler les contours. Badia, pionnier des études germaniques dans ce domaine, relate les combats des minoritaires du Parti social-démocrate (SPD) contre la première guerre mondiale, leur rupture avec la majorité, leur travail d’organisation et de propagande dans un Reich que l’annonce de la révolution russe de 1917, l’approche de la défaite et l’agitation populaire mettent sous haute tension. Il retrace avec clarté les étapes de l’affrontement entre les spartakistes, fondateurs en décembre 1918 du Parti communiste d’Allemagne (KPD), et les sociaux-démocrates, qui, alliés aux forces les plus conservatrices, veulent assurer par tous les moyens le retour à l’ordre. Intellectuel engagé sans complaisance, il s’efforce de caractériser au plus juste ces spartakistes que l’on assimile trop souvent aux bolcheviks, offrant ainsi un tableau historique qui, cinquante ans après sa première publication, mérite encore d’être lu.
« Spartacus ! Quelles résonances ce nom a-t-il pour le lecteur français d’aujourd’hui ? Quelles figures évoque-t-il ? » C’est avec ces mots que Gilbert Badia ouvre son livre sur le mouvement révolutionnaire et socialiste allemand durant la Première Guerre mondiale, et spécifiquement sur ses protagonistes et martyrs Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. L’ouvrage de Gilbert Badia, germaniste, traducteur (y compris de Marx), historien et militant communiste, écrit dans les années 1960 et publié pour la première fois en 1966, fait en 2021 l’objet d’une réédition.
Cet ouvrage, loin d’être un simple « reprint » selon les éditeurs, présente en effet une édition augmentée, enrichie en notes infrapaginales, en notices biographiques aussi bien qu’en iconographie. La réédition contient en outre une préface analytique riche de l’historien français Nicolas Offenstadt. Ce dernier y précise d’ailleurs que le livre de Badia reste une contribution unique en langue française sur l’histoire des spartakistes, et plus largement sur la Grande Guerre en Allemagne et les mouvements de gauche. Cela explique, selon Offenstadt, la pertinence de sa réédition. J’ajouterai ici que l’intérêt des lecteurs envers le mouvement révolutionnaire allemand pendant et après la Grande Guerre reste très fort, comme en témoigne le succès des éditions en allemand, en anglais et en français de l’œuvre de Rosa Luxemburg, entrepris depuis quelques décennies déjà par le collectif Smolny (éditions Agone) et les éditions Spartacus, aussi bien que d’autres ouvrages sur la période répertoriés dans la section « Pourquoi rééditer » du livre1.
Le travail de Gilbert Badia reste, en outre, incontournable pour tout·e historien·ne de la gauche, même s’il est rarement cité, grâce aux sources primaires inclues en annexe par l’auteur, où le lecteur trouvera les lettres de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, aussi bien que les comptes-rendus des réunions des spartakistes ou les notices biographiques rédigées par l’auteur. Le livre comprend quatre parties thématiques et chronologiques divisées en chapitres. Les trois premières parties suivent le mouvement spartakiste et antimilitariste à partir du début de la guerre, jusqu’à l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht et la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919. La quatrième partie propose une analyse des activités du mouvement, de ses forces et faiblesses aussi bien que des causes de l’échec de la révolution allemande.
L’ouvrage de Gilbert Badia, « curieusement oublié2 » dans l’historiographie française, permet de revisiter le concept du « luxemburgisme » et le débat sur l’anti-léninisme de Rosa Luxemburg, souvent mis en avant – à tort selon Gilbert Badia – par certains courants et historiens de gauche de son époque. Ajoutons ici que ces débats restent d’actualité et sont souvent interpellés, tant par la gauche que par la droite, en France et ailleurs. Enfin, cette lecture, très bien documentée mais aussi inspirante, encourage également à revenir sur l’action et la personnalité de Gilbert Badia lui-même, dont « la vie mériterait d’être longuement racontée et étudiée3 » et qui, pendant la guerre froide, œuvrait à l’établissement et au renforcement des liens politiques, culturels et intellectuels entre l’Allemagne de l’Est socialiste et la France.
Pour citer cet article. Référence électronique :Daria Dyakonova, « Gilbert Badia et Nicolas Offenstadt, Le Spartakisme. Les dernières années de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, 1914-1919 », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 156 | 2023, mis en ligne le 06 juin 2023, consulté le 03 septembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/21651 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.2
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Antony Burlaud