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Assassinat de Rosa Luxemburg. Ne pas oublier!

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg a été assassinée. Elle venait de sortir de prison après presque quatre ans de détention dont une grande partie sans jugement parce que l'on savait à quel point son engagement contre la guerre et pour une action et une réflexion révolutionnaires était réel. Elle participait à la révolution spartakiste pour laquelle elle avait publié certains de ses textes les plus lucides et les plus forts. Elle gênait les sociaux-démocrates qui avaient pris le pouvoir après avoir trahi la classe ouvrière, chair à canon d'une guerre impérialiste qu'ils avaient soutenue après avoir prétendu pendant des décennies la combattre. Elle gênait les capitalistes dont elle dénonçait sans relâche l'exploitation et dont elle s'était attachée à démontrer comment leur exploitation fonctionnait. Elle gênait ceux qui étaient prêts à tous les arrangements réformistes et ceux qui craignaient son inlassable combat pour développer une prise de conscience des prolétaires.

Comme elle, d'autres militants furent assassinés, comme Karl Liebknecht et son ami et camarade de toujours Leo Jogiches. Comme eux, la révolution fut assassinée en Allemagne.

Que serait devenu le monde sans ces assassinats, sans cet écrasement de la révolution. Le fascisme aurait-il pu se dévélopper aussi facilement?

Une chose est sûr cependant, l'assassinat de Rosa Luxemburg n'est pas un acte isolé, spontané de troupes militaires comme cela est souvent présenté. Les assassinats ont été systématiquement planifiés et ils font partie, comme la guerre menée à la révolution, d'une volonté d'éliminer des penseurs révolutionnaires, conscients et déterminés, mettant en accord leurs idées et leurs actes, la théorie et la pratique, pour un but final, jamais oublié: la révolution.

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Avec Rosa Luxemburg.

1910.jpgPourquoi un blog "Comprendre avec Rosa Luxemburg"? Pourquoi Rosa Luxemburg  peut-elle aujourd'hui encore accompagner nos réflexions et nos luttes? Deux dates. 1893, elle a 23 ans et déjà, elle crée avec des camarades en exil un parti social-démocrate polonais, dont l'objet est de lutter contre le nationalisme alors même que le territoire polonais était partagé entre les trois empires, allemand, austro-hongrois et russe. Déjà, elle abordait la question nationale sur des bases marxistes, privilégiant la lutte de classes face à la lutte nationale. 1914, alors que l'ensemble du mouvement ouvrier s'associe à la boucherie du premier conflit mondial, elle sera des rares responsables politiques qui s'opposeront à la guerre en restant ferme sur les notions de classe. Ainsi, Rosa Luxemburg, c'est toute une vie fondée sur cette compréhension communiste, marxiste qui lui permettra d'éviter tous les pièges dans lesquels tant d'autres tomberont. C'est en cela qu'elle est et qu'elle reste l'un des principaux penseurs et qu'elle peut aujourd'hui nous accompagner dans nos analyses et nos combats.
 
Voir aussi : http://comprendreavecrosaluxemburg2.wp-hebergement.fr/
 
23 août 2024 5 23 /08 /août /2024 11:21
Rosa Luxemburg, épistolière, thèse de Gilbert Badia. L'article de Georges Castellan

A PROPOS DE ROSA LUXEMBURG

https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1976_num_23_4_2374

sem-linkGeorges Castellan Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine Année 1976 23-4 pp. 573-582

Voici donc, imprimée, la monumentale thèse que Gilbert Badia a à Rosa Luxemburg 1. Félicitons-le, tout d'abord, d'avoir trouvé un éditeur qui n'a pas reculé devant l'impression de 800 pages bien pleines, complétées de milliers de notes et de cent pages occupées par les instruments de travail. Beau livre parfaitement satisfaisant au plan de l’édition.

Ceci est d'autant plus important que le premier mérite de l'ouvrage, aux yeux des historiens, est la richesse de sa documentation. La bibliothèque de soixante-quinze pages, signalée par une table des matières spéciale, doit retenir l'attention : tous les écrits — même les télégrammes ! — de Rosa Luxemburg sont recensés en une liste chronologique de 840 numéros. A quoi s'ajoutent les études sur Rosa Luxemburg dans les principales langues européennes, encore que G. Badia signale aussi l'importance des éditions parues au Japon. Par contre on aurait souhaité une « bibliographie générale » plus aérée et mieux classée : l'énumération de 300 ouvrages par ordre alphabétique d'auteurs fait voisiner les ouvrages les plus récents et les écrits des contemporains (en réalité « sources imprimées »), par exemple Badia et Otto Bauer ! 2 Quoi qu'il en soit, nous disposons là d'un irremplaçable instrument de travail.

Par un sous-titre quelque peu étonnant — (la Révolutionnaire occupe tout l'ouvrage, la journaliste et la polémiste un chapitre seulement) — G. Badia a voulu situer exactement son étude. De façon plus explicite il le fait dans son introduction : ce n'est pas une biographie de Rosa Luxemburg, c'est une « biographie intellectuelle », limitée par ailleurs à sa période « allemande », de son arrivée à Berlin le 16 mai 1898 à sa mort tragique dans ce même Berlin 16 janvier 1919. A l'intérieur de ces dates des temps forts et des temps faibles, les premiers marqués en général par la publication d'un ouvrage. D'où les deux premières parties : « Batailles au sein de la social-démocratie », « La Guerre et les Révolutions », qui occupent exactement la moitié du texte. Suivent deux autres parties qui pourront surprendre. Par leurs titres d'abord : la 3e partie, intitulée « Théorie et vocabulaire », est un examen des théories politiques de Rosa Luxemburg, curieusement complété par un chapitre sur son « vocabulaire politique ». La 4e partie, sous l'intitulé « Écriture, discours et personnalité », traite successivement de « la journaliste », la « polémiste », « l'oratrice », « l'écrivain », « l'épistolière », et se termine par des « matériaux pour un portrait ». Cette seconde moitié du livre regroupe en réalité deux études différentes. L'une, dans le prolongement logique de la « biographie intellectuelle » est une synthèse doctrinale de l’auteur étudié. G. Badia la fait autour de trois thèmes : l'analyse marxiste de la société et de l'histoire (chapitre maladroitement intitulé : « Les idées politiques de Rosa Luxemburg » comme si le reste n'appartenait pas aux idées politiques) — la question nationale — l'accumulation du capital et la théorie de l'impérialisme (pourquoi pas tout simplement : l'analyse économique de Rosa Luxemburg ? Et pourquoi « l'accumulation du capital » n'a-t-il pas été replacé dans le déroulement chronologique de la biographie intellectuelle ?) La 4e partie est l'étude de Rosa Luxemburg écrivain, et s'y rattache bien évidemment l'étude du vocabulaire qui clôt la 3e Partie. On pourra en contester les rubriques : « l'écrivain » différent de « l'épistolière » ou de « la polémiste » — tout comme on jugera quelque peu embryonnaire la méthode d'étude du vocabulaire. Mais ces chapitres échappent à notre compétence.

Ils font en tout cas apparaître dans le livre une dualité quelque peu déroutante pour le lecteur. Schématiquement, il y a dans ce volume juxtaposition de deux études : l'une historique et l'autre littéraire. G. Badia n'en est nullement responsable, mais bien le poids excessif des traditions universitaires : catalogué germaniste, l'auteur a été obligé de jouer le jeu de l'étude littéraire — d'où sa quatrième partie annoncée par la première phrase du livre : « Rosa Luxemburg est un grand écrivain allemand ». Je ne pense pas qu'elle l'ait convaincue — pas plus qu'elle n'a convaincu son jury de thèse — et personnellement je regrette qu'un anachronique cloisonnement des disciplines ait, une fois de plus, nui à une grande entreprise. « Biographie intellectuelle » donc. Mais d'emblée une objection : est-il possible de commencer une pareille biographie quand l'auteur a 27 ans et que la bibliographie de ses écrits, qui débute six ans plus tôt, en est déjà au numéro 53 ? Délibérément G. Badia écarte toute la « période polonaise »... puisqu'il s'agit d'une thèse de germanistique ! Pas un mot sur la jeunesse de Rosa Luxemburg au point que ni dans le texte, ni en note de ces 930 pages le lecteur novice en « luxemburgologie » ne trouvera la date et le lieu de naissance de son héros. Mais alors comment comprendre la personnalité de Rosa Luxemburg — objet des remarques intéressantes mais éparses du dernier chapitre, et la genèse de ses idées, fondement même d'une biographie intellectuelle, alors que la critique moderne fait un large appel à la psychologie voire à la psychanalyse sans oublier le classique milieu familial, lui aussi absent 3 ? Le sous-titre de G. Badia aurait donc dû être quelque chose comme « Rosa Luxemburg et le mouvement socialiste en Allemagne, 1898-1919 » — du moins pour les trois parties.

Dans celles-ci, l'historien — et je l'espère le germaniste qui ne réduit pas à la seule littérature la culture qu'il enseigne — trouveront des trésors. Car, fort heureusement, G. Badia déborde le cadre qu'il s'est tracé et nous donne une véritable histoire de l'extrême gauche allemande à travers les grandes batailles à l'intérieur du S.P.D., puis postérieurement à la rupture jusqu'à la fondation du K.P.D. L'on connaît par ses nombreux travaux les positions de G. Badia, et il sait que je ne partage pas toutes ses analyses. Il ne saurait être question dans une simple recension de reprendre — ou de prolonger — des discussions telles celle de Reims ou d'ailleurs. Qu'il me soit permis cependant au fil d'une relecture de souligner les points d'accord et de marquer mes réserves.

Dans la lutte « contre le révisionnisme » (chap. 1) G. Badia note très objectivement certaines faiblesses de l'argumentation de Rosa Luxemburg et aborde le problème de son marxisme : « Héritière de Marx » (sans point d'interrogation). Il se sert d'un argument historique qui n'avait pas été assez utilisé avant lui : le jugement de contemporains qui se voulaient marxistes et agissaient comme tels (Mehring, Radek, Lukacs). Il évite ainsi la querelle théologique du « vrai » marxisme, et situe mieux son personnage dans l'ensemble du mouvement.

La révolution russe de 1905 a inspiré à Rosa Luxemburg sa plus célèbre brochure Grève de masse, parti et syndicats. G. Badia lui consacre des pages fort importantes, soulignant les faiblesses du de l'auteur, en particulier sa méconnaissance du monde paysan. C'était certes un problème essentiel pour la compréhension de la Russie de 1905, mais c'était aussi un facteur non négligeable dans l'Allemagne du début du siècle, surtout sous la forme des liaisons culturelles — et donc politiques — entre la campagne et la petite ville. Rosa Luxemburg en a eu conscience dans son dernier article (« L'ordre règne à Berlin » du 14 janvier 1919), et l'on sait aussi que l'incompréhension du monde paysan fut une des erreurs majeures de Bêla Kun et de la révolution hongroise. A propos de la rupture avec Kautsky (chap. 3), l'auteur fait un bref tableau du S.P.D. à l'époque et conclut qu'il était devenu en fait « une sorte de contre-société empruntant bien des traits à la société allemande elle-même » (p. 142). Excellente formule et qui mériterait de susciter des études précises, relatives au S.P.D., mais aussi au K.P.D. sous Weimar — et dans d'autres pays : je pense qu'on a là l'explication de traits fondamentaux de géographie et de sociologie électorales.

Gros problème, longuement débattu déjà : en 1914 trahison des chefs S.P.D. ou faillite des masses ? Sur ce point G. Badia a beaucoup nuancé sa position depuis sa première Histoire de l'Allemagne en 1962. Il écrit : « II ne nous apparaît pas historiquement fondé de prétendre que le 4 août la direction de la social-démocratie s'est ralliée à la seule politique possible en se bornant à suivre la volonté des masses. Que sa décision n'ait pas suscité d'opposition nombreuse et organisée dans l'immédiat et que la grande majorité des adhérents l'ait par la suite avalisée, cela ne prouve aucunement que toute autre voie était bouchée. Il ne faut pas sous-estimer surtout l'effet de la de presse « justificatrice » appelant à la défense de la patrie contre les Cosaques, qui fut systématiquement menée dans les premiers jours d'août et dont Rosa Luxemburg donne de très nombreux et exemples. Cette campagne de presse a été voulue, approuvée par le Comité directeur. L'aile gauche ne fut pas entendue parce qu'on lui avait fermé la bouche. Peut-être cet élément a-t-il jusqu'ici été mis en avant dans les jugements que les historiens se sont efforcés de porter sur le coup de théâtre [le vote des crédits militaires] du 4 août 1914 » (p. 216). En fait, le problème est de savoir s'il y a eu « coup de théâtre ». Or G. Badia note « l'isolement de Rosa Luxemburg (c'est le titre d'un sous-chapitre p. 205-208), qui contraste avec la « popularité » que lui vaut son premier procès à Francfort au début de 1914. Il ne peut donc s'agir que d'un isolement « politique » c'est-à- dire que ses analyses n'entraînent l'adhésion ni des gros bataillons du S.P.D. , ni des « masses » dont elle se réclame volontiers. L'auteur reconnaît d'ailleurs très franchement « L'un des soucis essentiels des dirigeants (S.P.D.) c'est de ne pas perdre le contact avec les masses. Scheidemann le dira clairement en août 1916 « II nous fait tenir compte du climat des masses pour ne pas les perdre. Ils n'ont pas agi autrement en 1914. Ils n'agiront pas autrement en novembre 1918 » (p. 215). Ceci étant admis, il n'y avait certes aucune « fatalité » — notion inconnue en histoire — pour le vote du 4 août, pas plus qu'il n'y a eu « coup de théâtre » : ce fut l'aboutissement normal d'une évolution du Parti, due à la pénétration du révisionnisme certes, mais surtout à ses pesanteurs sociologiques, à son comportement de « contre-société », moins force révolutionnaire que miroir déformant de la société allemande. G. Badia a raison d'écrire : « La classe ouvrière allemande n'avait pas été assez immunisée par la social-démocratie contre l'idéologie de l’Allemagne Wilhelmienne. On pense à la phrase de Marx, en 1846 « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes ». Seule une minorité de la classe ouvrière allemande en fut assez consciente en août 1914 pour résister à l'idéologie dominante » (p. 201). Encore ne montre-t-il guère cette « minorité ». L’historien exigeant estimera que la réaction immédiate de Rosa Luxemburg au vote fameux n'est pas clairement établie. Badia, qui utilise si heureusement la correspondance de Rosa Luxemburg, ne cite aucune lettre datée du mois d'août, ni même de septembre, uniquement des billets non datés à Kostia Zetkin : et c'est seulement le 12 octobre que dans une missive au militant suisse K. Moor elle fait part de son indignation. La réunion tenue dans l'appartement de Rosa, le 4 août au soir, et réunissant sept fidèles, ne semble connue que par le rapport d'Eberlein rédigé en 1926-27 4. Or G. Badia y relève un certain nombre d'erreurs, dues tout naturellement à la distance des événements. La date du 4 août est-elle sûre ? Le silence de la correspondance renforce les doutes que j'ai déjà émis et je souhaite sur ce point une recherche approfondie. Car si l'on ne veut pas tomber dans l'image d'Épinal, il est important de connaître avec certitude le comportement de Rosa Luxemburg en ces jours décisifs pour le socialisme allemand et l'Internationale.

Son attitude face à la Révolution russe de 1917, et sa célèbre portant ce titre, sont examinées en un gros chapitre (2e Partie, Chap. 3, pp. 280-336) qui mérite une particulière attention, car le problème a soulevé d'âpres, et toujours actuelles, controverses. L'auteur rappelle d'abord les conditions assurément discutables de la publication des notes de Rosa Luxemburg et marque nettement les points de la brochure qui critiquent la pratique des Bolcheviks ; puis il s'efforce de montrer qu'entre la rédaction de ces notes dans la prison de Breslau et sa mort, Rosa Luxemburg a modifié son jugement sur la Révolution russe, sans avoir eu le temps de revoir le texte qui ne fut publié que deux ans après. Cette thèse, étayée par le témoignage de L. Jogisches, G. Badia la fonde sur l'examen des prises de position et déclarations de Rosa Luxemburg durant la Révolution allemande. Il en conclut : « II serait abusif de prétendre que Rosa Luxemburg a totalement récusé son premier jugement. Nous avons essayé de démontrer qu'elle l'a modifié très nettement sur plusieurs points importants. Son expérience de la allemande l'a conduite, sinon sur les traces de Lénine, du moins sur une voie qui se rapprochait de celle suivie par les bolcheviks » (p. 321). Fondée sur l'histoire et non sur l'exégèse de textes mille fois disséqués, la démonstration nous paraît convaincante, et l'on a là parmi les meilleures pages de l'ouvrage. De même la question des rapports Rosa Luxemburg-Lénine ; G. Badia en donne un clair historique et a raison de dénoncer l'anachronisme qui consiste à faire de cette question l'axe d'explications de l'œuvre de Rosa Luxemburg voire de Lénine. Il est évident que c'est par rapport au léninisme, et surtout au stalinisme, que les exégètes postérieurs ont polémiqué à coups de citations de Rosa : attitude scholastique, mais non historique. En définitive entre ces deux personnalités hors série, des relations d'estime, même de sympathie, sur un fond tantôt d'accords tantôt de conflits. C'est le dogmatisme stalinien qui a cristallisé en un « luxemburgisme » la dialectique de leurs rapports.

Dernier moment essentiel : la Révolution en Allemagne. Là encore G. Badia nuance et précise sa pensée par rapport à ses publications antérieures. L'on notera qu'il ne fait pas mystère des illusions et des exagérations de Rosa Luxemburg au point d'écrire : « Tous les articles d'elle que nous connaissons traitent durant cette période 1918] uniquement de problèmes politiques généraux, de tactique en général, de révolution en général5, sans donner de mots d'ordre concrets, traduisibles en actes au lendemain du Congrès ... Cette absence d'intérêt pour les questions concrètes, propre à nourrir les illusions gauchistes, qui explique pour une part les erreurs de tactique des Spartakistes et leurs échecs, cette faiblesse dans le raisonnement politique de Rosa Luxemburg se manifestent plus nettement encore pendant la semaine sanglante. Jusqu'alors, outre la verve polémique, on ne pouvait dénier à ce qu'elle écrivait une logique rigoureuse. Or aux articles parus dans Die Rote Fahne à partir du 6 janvier fait défaut une stricte cohérence interne, sauf le dernier. » (p. 378/9). En clair Rosa Luxemburg a été dépassée par les événements — comme tous les chefs révolutionnaires, et j'ajouterai comme les chefs majoritaires contraints de faire appel aux généraux et à l'Armée de Guillaume IL

Lors du colloque de Reims, comme dans mon Allemagne de Weimar, j'ai soutenu que les masses allemandes de l'hiver 1918 n'étaient pas « révolutionnaires », c'est-à-dire décidées à faire la « seconde » révolution prônée par les Spartakistes. G. Badia m'avait fait alors de sérieuses objections, qui semblent s'être nuancées dans sa thèse. Il y affirme l'emprise durable des Majoritaires sur les masses ouvrières et, à mes yeux, pose exactement le problème quand il écrit : « A Berlin secoué par la fièvre, Rosa Luxemburg doit... avant tout orienter, éclairer l’action de ces foules — ouvriers, soldats démobilisés ou démobilisables — qui depuis qu'elles ont fait la révolution [du 9 Novembre] passent dans la rue une partie de leur temps, aspirent à la paix et, plus vaguement, au socialisme mais en ignorant le plus souvent ce que recouvre ce vocable ; qui applaudissent les tirades enflammées des Spartakistes non sans écouter aussi les harangues de Scheidemann prêchant le calme et l'ordre » (p. 347). Et sur la popularité des Spartakistes il cite une anecdote racontée par Kate Duncker6. Comment dès lors peut-il affirmer : « Quand [H. Lichtenberger] écrit que « le travailleur allemand a pressenti la catastrophe irréparable qu'eut entraîné pour l'Allemagne la réalisation soudaine du communisme » à la russe, sans doute exprime-t-il plus les sentiments d'hommes comme Ebert que ceux de tous les allemands (p. 353, note 108). Il n'est pas question de nier l'attrait du communisme russe sur une partie des travailleurs, pas plus que de nier l'anti-bolchevisme de Ebert, le problème n'en reste pas moins du refus largement majoritaire dans les masses ouvrières allemandes, en hiver 1918, d'une révolution de type bolchevik. Sur ce point G. Badia n'apporte pas d'argument nouveau et ma position demeure : elles n'en voulaient pas !

La 3e partie est consacrée à l'étude des idées politiques de Rosa Luxemburg. Les problèmes de la théorie marxiste (chap. 1) comme ceux de la théorie économique (chap. 3) sortent de notre compétence et nous n'en retiendrons qu'une constatation assez surprenante, à première vue : Rosa Luxemburg, titulaire d'un doctorat de l'Université de Zurich, en sciences politiques avec un sujet économique (combien y en avait-il alors dans le mouvement socialiste ?), se révèle en définitive assez piètre économiste. C'était déjà l'opinion de Kautsky qui, au lendemain de sa mort, écrivait : « Elle était très ignorante en matière d'économie. Elle avait une conception tout à fait formaliste de l'économie marxiste. Et même pas toujours juste, comme son livre sur l'impérialisme le prouve »7. De fait l'analyse de Accumulation du capital conduit G. Badia à constater que dans ce traité économique, Rosa Luxemburg accorde le primat au politique. D'où cette conclusion, dont on mesure l'ambiguïté sous une plume marxiste « Son apport au concret est d'abord affectif » (p. 539).

Les prises de position de Rosa Luxemburg sur l'indépendance de la Pologne, puis sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ont été au centre de polémiques qui, commencées de son vivant, sont loin d'être closes. Aussi est-ce avec un intérêt particulier que l'on s'arrêtera au chapitre 2 consacré à la « Question Nationale » (pp. 443-483). Il est connu que dès ses premiers articles Rosa Luxemburg s'est prononcée contre l'indépendance de la Pologne, que ce fut également la position du Parti social-démocrate du Royaume qu'elle fonda en 1894 avec Marchlewski, que c'est la thèse développée dans sa dissertation de doctorat de 1897 et que jusqu'à la fin de sa vie elle s'opposa à Lénine sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, à commencer par les Polonais. A noter en sens contraire quelques explosions de sentimentalité romantique qui la font rêver d'habiter un village silésien : « Des champs de blé, des prés, des forêts, une immense plaine et la langue polonaise, les paysans tout autour : tu ne peux t'imaginer comme tout cela me rend heureuse »8. Plus politiques, ses prises de position contre les mesures de germanisation en Poznanie ; elles aboutirent à sa brochure, en polonais, Pour la défense de la nationalité (1900), qui lui valut de la part du tribunal de Posen une amende de cent marks pour « offense au Ministre des cultes prussien ». Devant ces contradictions G. Badia écrit « Ce ne serait pas un paradoxe d'affirmer qu'avant de se sentir Polonaise ou Allemande, Rosa Luxemburg se sentait social-démocrate et donc de la grande famille de l'Internationale, composée à ses yeux des prolétaires du monde entier. Mais qu'on ne s'imagine pas une adhésion seulement intellectuelle, politique, à ces groupements. Pour elle, viscéralement9 si l'on peut dire, sa patrie, non d'adoption mais sa patrie vraie était celle que formaient les ouvriers, les socialistes de Pologne et de tous les pays » (p. 458).

Le problème est ainsi bien posé : au plan de la conscience, puisque tout le monde s'accorde aujourd'hui pour voir dans le « sentiment » d'appartenir à un groupe national le fondement de la nationalité. Dans le cas de Rosa Luxemburg il faut en examiner les deux aspects : négatif et positif. Négativement, elle n'a pas le sentiment — « viscéral » pour parler comme G. Badia — d'appartenir à la nationalité polonaise. Pourquoi ? Sur ce point notre auteur ne donne aucune réponse, et ne pouvait le faire puisqu'il prend son héroïne à son arrivée en Allemagne, à l'âge de 27 ans et après neuf ans d'exil, c'est-à-dire de rupture avec sa communauté d'origine. C'est assurément dans son milieu familial, dans l'enseignement reçu au lycée — russifié — de Varsovie, dans son environnement amical des années de formation que se trouve la réponse. G. Badia le sait fort bien, qui cite Radek : « Rosa Luxemburg naquit à cette époque de l'histoire polonaise 10 où les classes dominantes se détournaient des idéaux nationaux, accrochaient au clou la lutte pour l'indépendance, déclarant fièrement que la meilleure façon pour elles de servir la patrie, c'était de transformer des pommes de terre en alcool ou d'exporter massivement de Lodz, le Manchester polonais, en Russie des vestes de coutil à bon marché. Le climat intellectuel dans lequel Rosa Luxemburg grandit était l'atmosphère froide, nue, vide, d'un libéralisme qui renonçait à accomplir ses tâches historiques les plus importantes, qui renonçait à lutter contre l'absolutisme féodal » u. On comprend dès lors que cette petite bourgeoise passionnée ait refusé cette et, faute de trouver dans son environnement quotidien la affective dont elle avait besoin, ait projeté dans une « communauté » encore mythique son désir de communion : le mouvement a été pour elle le substitut de la nation polonaise.

Cet aspect positif, d'adhésion à un groupe, G. Badia nous le dit « viscéral » et cite à l'appui des déclarations de Rosa Luxemburg éclairantes : « J'ai une grande patrie, une patrie que j'aime et telle qu'aucun procureur prussien n'en possède... Qu'est-ce donc que la patrie si ce n'est la grande masse des hommes et des femmes qui travaillent »? Et à Berlin, en mai 1914 « Si quelqu'un a le droit de prononcer le mot patrie, c'est nous ; nous le monde travailleur » (p. 458). Même en tenant compte dans la dernière phrase du pluriel oratoire d'une réunion publique (nous), il est évident que Rosa Luxemburg au prolétariat du monde entier : c'est la racine de son internationalisme. Mais cette identification volontaire et passionnelle, pose un problème : que savait-elle du monde ouvrier ? En avait-elle une expérience directe ? Il ne semble pas que G. Badia se soit posé la question qui avait sa place dans une « biographie intellectuelle » et qui permettait de mieux comprendre la vision des « masses » de Rosa Luxemburg. Or la correspondance, si largement et si bien utilisée ailleurs, permettait de répondre. Aucune allusion à ce qui de près ou de loin aurait pu ressembler à un travail manuel à une quelconque période de sa vie. Même en prison, la condamnée politique n'est pas astreinte au travail. Plus curieuse, l'absence de toute description d'usine, de sortie d'atelier, etc. : Rosa Luxemburg ne s'intéresse guère aux paysans, mais on trouve sous sa plume de nombreuses évocations de la campagne. Sans doute y a-t-il le célèbre texte du 1er janvier 1912 « Dans l'asile de nuit » 12 : mais en fait il n'y a là aucune description concrète de l'asile de la Fröbelstrasse au point qu'il n'est pas sûr qu'elle en ait jamais franchi la porte pour se rendre compte par elle-même. Et toute sa vie va dans le même sens : son enfance dans une famille commerçante où l'on parle le polonais, l'allemand, le russe ; ses études au lycée de Varsovie, sa vie d'étudiante à Zurich où l'exil ne l'oblige à aucune tâche manuelle ; sa vie de journaliste en Allemagne qui lui permet d'avoir toujours une installation à laquelle elle prête grande attention : elle aime le confort, recherche les appartements agréables que L. Jogisches trouve trop chers, est sensible à sa toilette13, a presque toujours une domestique à son service. En somme tous les éléments de la vie bourgeoise. Sans parler de ses lectures, de ses goûts et de ses possibilités de loisirs pour peindre, etc. Parfois, il est vrai, elle sort avec sa bonne pour aller au cinéma 14 et elle est pleine de sollicitude pour les gens qui dépendent d'elle. Cela n'empêche que son contact — en quelque sorte physique — avec le monde ouvrier semble s'être limité... aux prolétaires qui voulaient bien venir l'écouter aux meetings.

A cela elle était assurément très sensible. « Toute sa vie Rosa a participé à des meetings » (p. 683), note G. Badia, et, dans un chapitre consacré à « l'oratrice ». il étudie de façon très vivante son art, évalue la qualité de sa voix, son aptitude à déclencher le rire ou l'émotion. Incontestablement Rosa Luxemburg a été un orateur de talent à la popularité réelle. Mais n'a-t-elle pas été, bien involontairement, victime de ses succès ? N'y a-t-il pas eu, sans qu'elle en ait clairement conscience, glissement dans son esprit entre les publics de ses meetings qui l'applaudissaient et la fleurissaient, et les « masses » qui portaient ses espoirs révolutionnaires ? G. Badia écrit très pertinemment : « un homme politique, quand il parle à la radiodiffusion ou à la télévision touche des millions de personnes et, surtout dans le second cas, établit un contact physique avec ceux qui l'écoutent. Ce contact ne pouvait avant la première guerre mondiale être établi qu'au cours des meetings » (p. 693). La nature même de la propagande politique était donc différente : les grands tribuns déclenchaient alors ce que l'on appelle de nos jours des phénomènes de « dynamique de groupe ». La psychologie sociale dans les limbes en était à « l'âme des foules » du Dr. Le Bon de 1895. Bien des erreurs de diagnostics — G. Badia dit « illusions » — de Rosa Luxemburg, et des autres, trouveraient sans doute là leur explication.

A la diversité des interrogations qu'il pose on mesure la richesse de l'ouvrage. En une conclusion nuancée, l'auteur s'efforce de situer son personnage dans l'histoire de la social-démocratie allemande. Tout en notant la « modernité » de Rosa Luxemburg, il plaide en faveur d'une « lecture historique de ses œuvres ». Par toute sa thèse le germaniste exercé qu'est Gilbert Badia, fin traducteur de Brecht comme de Marx, montre à l'évidence qu'il est aussi un historien au plein sens du terme. Souhaitons donc, que débarrassé des impedimenta universitaires, il nous donne la grande — et définitive pour notre génération — biographie totale de Rosa Luxemburg.

Georges Castellan, Paris VIII (Vincennes).

1. Gilbert Badia, Rosa Luxemburg, journaliste, polémiste, révolutionnaire, Paris, Éditions Sociales, 1975, 930 p.

2. Manque l'indication du Colloque de Reims « L'Europe en novembre 1918 » — auquel G. Badia a participé — et qui avait donné lieu à des exposés et une discussion sur la Révolution de 1918 en Allemagne. Cf. Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, numéro spécial, janvier-mars 1969.

3. Le problème du judaïsme de Rosa Luxemburg est rapidement traité puisqu'elle a toujours refusé cette qualité (p. 457). Ce qui n'empêche pas G. Badia d'écrire que R. Luxemburg fait preuve dans une discussion « d'une obstination un peu talmudique » (p. 125). Simple lapsus ? Ou sentiment provenant de la grande familiarité de l'œuvre, que Rosa Luxemburg nie une caractéristique culturelle pour ne pas en reconnaître certains phénomènes de comportement profonds ? L'antisémitisme dont a été victime le personnage de Rosa Luxemburg ne doit pas a priori détourner le chercheur d'une explication ou simplement sociale.

4. Cf. G. Badia, Le Spartakisme, p. 326-27.

5. Souligné par Gilbert Badia.

6. « Le 11 janvier, Kate Duncker se rend en tramway auprès de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg hébergés par des amis, place Bliicher-Schlosstrasse, on croise des files de soldats en armes, baïonnette au canon. Dans le tramway, une femme s'écrie « Sur chacune de ces baïonnettes ils devraient bien embrocher un Spartakiste. » Käte Duncker : « Vous n'avez pas honte de dire ça, vous une femme ?» — « Presque tous les voyageurs, raconte-t- elle, prirent parti contre moi. On m'empoigna et on voulut me jeter hors du tramway. Je ne dus qu'à l'intervention d'un vieux monsieur de pouvoir aller jusqu'à l'arrêt suivant » (p. 359).

7. Cité par G. Badia, p. 523, note 234.

8. Lettre à Jogisches, citée par G. Badia, p. 453.

9. C'est nous qui soulignons.

10. Les historiens polonais l'appellent la « période du positivisme » (1864-1885).

11. Texte de 1921 cité par G. Badia, p. 446.

12. Traduction inédite de G. Badia in Rosa Luxemburg, Textes, op. cit., Paris, Éditions sociales, 1969, pp. 142-151.

13. Voir les pp. 791-800.

14. P. 783.

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Grève de masse. Rosa Luxemburg

La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d'application, sa force d'action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l'on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l'Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre c'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l'action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l'action de la grève elle-même ne s'arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d'autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse..."

 
Publié le 20 février 2009