Morgane Labbé. La nationalité, une histoire de chiffres: Politique et statistiques en Europe centrale 1848-1919
Il est peu de références en français à Julian Marchlewski. En Pologne, l'historiographie officielle le traite de "chien" pour son combat, dans la logique de toute une vie, pour établir une république des conseils en Pologne. Aussi, c'est avec surprise et plaisir que j'ai découvert sur le net l'analyse d'un de ses articles « Les rapports économiques sous le régime de l’Etat prussien », que je retranscris ici.
Citations :
"Le thème n’était qu’une parenthèse dans la longue liste de ses écrits et était tout aussi marginal dans sa vie, Marchlewski ayant mis très tôt ses pas dans ceux de l’internationalisme marxiste, faisant de lui aux côtés de Rosa Luxemburg, l’un des dirigeants du Parti social-démocrate du Royaume de Pologne"
"Il est impossible, et l’idée même serait incorrecte, de lui attribuer une et quelle nationalité au regard de ses séjours et engagements politiques, mais aussi de ses écrits rédigés dans différentes langues - polonaise, allemande, voire russe."
"Son point de vue sur le sujet peut être rattaché à la conception propre à la génération d’intellectuels politiques du tournant du XXe siècle : ceux-ci ne dissociaient pas revendication nationale et question sociale "
"il voyait dans le peuple (lud), en l’occurrence pour lui le peuple ouvrier, le creuset de la nation."
"Dans son ouvrage, il développait une analyse marxiste des processus sociaux, montrant comment s’articulaient résistance sociale, sentiment national politique et lutte pour la terre."
Morgane Labbé. La nationalité, une histoire de chiffres: Politique et statistiques en Europe centrale 1848-1919
Morgane Labbé Année : 2019, Pages : 380, Collection : Académique, Éditeur : Presses de Sciences Po
Parmi les différents écrits politiques sur les statistiques prussiennes des nationalités, un ouvrage mérite d’être décrit plus en détail parce qu’il montre comment ces réappropriations statistiques s’inséraient dans des raisonnements politiques plus larges. Julian Marchlewski, essayiste et économiste fit paraître en 1903 « Les rapports économiques sous le régime de l’Etat prussien », dans lequel il consacra un chapitre aux statistiques prussiennes des nationalités. Le thème n’était qu’une parenthèse dans la longue liste de ses écrits et était tout aussi marginal dans sa vie, Marchlewski ayant mis très tôt ses pas dans ceux de l’internationalisme marxiste, faisant de lui aux côtés de Rosa Luxemburg, l’un des dirigeants du Parti social-démocrate du Royaume de Pologne, avant de rejoindre après la guerre les rangs des communistes. Né dans une petite ville de la Prusse occidentale, Marchlewski ne cessera de se déplacer au rythme de ses activités politiques et des contraintes de l’exil, entre la Pologne, l’Allemagne et la Russie. Il est impossible, et l’idée même serait incorrecte, de lui attribuer une et quelle nationalité au regard de ses séjours et engagements politiques, mais aussi de ses écrits rédigés dans différentes langues - polonaise, allemande, voire russe.
Pourtant le chapitre qu’il consacra à la question des nationalités mérite d’être retenu. Son point de vue sur le sujet peut être rattaché à la conception propre à la génération d’intellectuels politiques du tournant du XXe siècle : ceux-ci ne dissociaient pas revendication nationale et question sociale dans une lutte contre les « oppresseurs » étrangers qu’ils soient de Berlin, Saint-Pétersbourg ou Vienne, ou qu’ils soient polonais, membres de la noblesse terrienne et entrepreneurs industriels. Les engagements politiques de Marchlewski ne le conduisaient pas à faire de la cause nationale sa première revendication, et il voyait dans le peuple (lud), en l’occurrence pour lui le peuple ouvrier, le creuset de la nation. Ainsi écrivait-il à propos de la Haute-Silésie : « Malgré la domination pendant des siècles de la noblesse […], la Haute-Silésie reste un noyau politique, plus politique que des territoires qui, au partage de la Pologne, jouissaient de l’autorité de la noblesse patriote, voilà la force de la nation et sa résistance ! Ce peuple de la haute-Silésie était et restait politique ».
Il dénonçait l’attitude du clergé et en particulier des dignitaires comme Ludwik Jasdszewski, théologien et homme politique de la fraction polonaise au parlement prussien, qui condamnait les actions du mouvement polonais en Silésie, contraires au parti catholique, le Zentrum. Sans surprise, Marchlewski voyait dans ses manœuvres des compromissions qui consistaient à remettre selon ses termes, « des territoires où il y avait 800 Polonais pour 200 Allemands au parti du Zentrum, qui a clairement comme but la dénaturalisation des Polonais par des moyens doux ». Ainsi écrivait-il, « Le duché était le lit de la réaction. Les éléments issus de la noblesse et du clergé soutenaient l’antisémitisme le plus obscurantiste ». Et il s’étonnait « qu’il y ait encore des Juifs qui avaient un sentiment pour la nation polonaise, en déclarant la langue polonaise comme langue maternelle ! »
Les déclarations politiques de Marchlewski laissaient aussi place à des analyses statistiques qu’il livrait avec une compétence assurée. Il avait en effet obtenu en 1896, lors d’un séjour en Suisse où il avait trouvé refuge – comme les autres membres du SDKP un doctorat en sciences de l’Etat (Staatswissenschaft) à l’université de Zurich. La compétence statistique associée à cette formation lui rendait donc aisée la lecture de données chiffrées. Dans son ouvrage, il développait une analyse marxiste des processus sociaux, montrant comment s’articulaient résistance sociale, sentiment national politique et lutte pour la terre. Ses séjours en Allemagne et sa formation universitaire lui permettaient de donner un compte rendu fidèle et juste de l’histoire des recensements prussiens. Au lecteur polonais qui n’y avait pas accès, il décrivait les procédures détaillées du relevé de nationalité et leurs modifications. Il louait la qualité des travaux statistiques allemands, mais sa reconnaissance était limitée. Ainsi, quand Marchlewski critiquait la séparation des parlers cachoube et masure de la langue, il attribuait ce qu’il appelait ce « tour de passe-passe statistique » à la seule bureaucratie. « La langue masure existe seulement dans l’imaginaire des administrateurs prussien, qui, comme on sait, répondent aux ordres d’en haut, savent tout, même être des linguistes ».