Gilbert Badia présente dans son ouvrage le "Le spartakisme, les dernières années de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht" [réédité avec beaucoup de soin aux éditions Otium] un des rares documents écrits par Leo Jogiches disponible. Il est d'autant plus important que les analyses sur cette grève de janvier 1918 sont aujourd'hui très divergentes, sur le rôle des syndicats, du SPD majoritaire, des Indépendants et des Spartakistes et que surtout elles ne prennent pas en compte ce document essentiel qui apparemment leur est inconnu!
Pour nous, il nous donne un aperçu très utile sur les relations entre spartakisme et prolétariat, sur le sérieux du travail politique effectué par les Spartakistes, en particulier par Leo Jogiches.
Il constitue un document inestimable étant donné le peu de documents écrits de Leo Jogiches conservés et diffusés. Sur son approche précise et rigoureuse. Ce qui nous fait d'autant plus regretter de ne pas disposer des lettres auxquelles répond Rosa Luxemburg dans sa correspondance et qui nous auraient donné une connaissance encore plus fine du mouvement ouvrier en Pologne, en Russie et en Allemagne.
Remercier encore et toujours Gilbert Badia, au-delà du temps, pour l'extraordinaire travail qu'il a produit et qui nous donne accès à de telles sources.
L'ensemble des notations dans cet ouvrage de Gilbert Badia (pagination Otium) concernant Leo Jogiches : https://pour-comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com/2022/04/leo-jogiches-gilbert-badia-le-spartakisme-editions-otium.html
Document 11 Tract et rapport des spartakistes sur les grèves de janvier (février 1918)
P. 485
Le document qu’on va lire a été saisi par la police berlinoise au cours d’une perquisition effectuée le 24 mars à Neukölln, au domicile de l’agent technique Rosenstiel, Manitiusstrasse 1. Il y avait là quinze spartakistes, parmi lesquels Leo Jogiches,. Le matériel fut aussitôt transmis à tous les services intéressés (ministère de l’Intérieur, des Affaires étrangères, armée, marine, etc). Les services de police notent que l’appel « a été déjà distribué sous forme de tract dans les usines de Berlin » et que les membres de l’extrême-gauche à Hambourg « en ont adopté les directives au cours d’une réunion tenue à la fin mars ». Quant au rapport dont nous avons déjà cité des extraits (Chapitre X), il est attribué « sans aucun doute à un membre bien informé du groupe Spartacus ». Les déductions policières serraient sans doute la vérité d’assez près. Tout donne à penser en effet que le rapport a été rédigé par Leo Jogiches.
Extraits du rapport :
[…] la grève commença magnifiquement. Trois cent mille grévistes le premier jour, à la fin près d’un demi-million à Berlin seulement. Le climat était excellent. On élit aussitôt un conseil ouvrier. Au début, il était constitué par neuf cents délégués des usines, plus tard par mille huit cents.
Ce conseil rejeta expressément la grève de trois jours proposée par l’USP et laissa le soin à un comité d’action élu de décider de la fin de la grève, en fonction de la situation. Dis ouvriers et une ouvrière, syndicalistes de l’opposition (pas des permanents) influents dans leur milieu, furent élus à ce comité. Leur position politique : pour la plupart USP, mais pas de façon nette. Ce sont en effet d’abord des syndicalistes, avant d’être des politiques, parmi eux, deux de la grève pour Liebknecht, un de notre bord, etc. Or, voilà qu’à la réunion se présenta un certain Wuschek, majoritaire, permanent du syndicat des métallurgistes, porteur d’une déclaration faite au nom du vieux CD, où il était qu’il fallait mener la grève de façon unitaire ; des masses importantes d’ouvriers restaient à l’écart de la grève, parce que suivant les majoritaires ; or, on avait malheureusement exclu ces derniers, bien que les majoritaires soient prêts à participer à la grève sous certaines conditions, etc. mais, avant que l’on eût donné la parole à ce Wuscheck, le conseil décida d’inviter « l’autre partie », c’est-à-dire les indépendants, et l’on s’en fut quérir sur le champ Ledebourski, afin qu’il « coiffe » Wuscheck. Mais, même avant que Wuscheck n’eût fait son apparition, au conseil ouvrier, un confusionniste (délégué d’une usine) qui faisait partie de notre tendance avait demandé qu’on invite en bonne et due forme les scheidermanniens, car « il escomptait qu’ils refuseraient et voulait les démasquer ». On connaît la suite par les journaux, quant à la composition du comité d’action. Voilà ce qui se passa ensuite : les scheidermanniens voulaient, au comité d’action, axer le mouvement surtout sur la question du ravitaillement : ils n’y ont pas réussi. Les indépendants ont mis au premier plan les revendications politiques et le comité les a soutenus unanimement. La deuxième réunion du conseil ouvrier (le mardi) a été empêchée par la police. Il n’y a pas eu d’autre réunion du conseil ouvrier avant dimanche (dernier jour de grève). Ce jour-là, de très nombreux délégués se réunirent à la demande du comité pour écouter le rapport du comité, pour prendre des décisions sur ce qu’il convenait de faire. De la sorte, pendant tout ce temps, le comité était coupé du conseil ouvrier et celui-ci, de la masse des grévistes. Le compte-rendu fait aux masses sur l’état du mouvement est resté très déficient : on n’avait organisé que peu de bureaux d’information dans divers quartiers. On ne pouvait connaître « l’activité » du comité (les diverses démarches auprès des pouvoirs publics et qui n’ont pas abouti) que par la presse ou par quelques papillons, la plupart tapés à la machine, qui furent diffusés dans la masse.
C’est de la même façon (des feuillets tapés à la machine) qu’on a convoqué des réunions sur les places publiques. Tout au long des événements, on a senti partout un manque de direction, d’information et d’un plan à court terme pour organiser la lutte. La masse a été laissée à elle-même et, dans les premiers jours de grève, elle s’est bien tenue. […]. [le samedi], le comité donna l’ordre de poursuivre la grève. Toutefois, le lundi, dans la grande majorité des cas, la masse des grévistes a repris le travail. La masse avait été rendue hésitante car, extérieurement, en raison du refus de négociations, le mouvement n’aboutissait à aucun résultat – l’énergie des masses avait été émiettée, elle ne trouvait pas d’issue révolutionnaire. En même temps commençait une répression inouïe. Le souci du portemonnaie (perte d’une semaine de haut salaire) fit le reste.
Cet exposé fait apparaître les déficiences du mouvement,. Plus haut, j’ai éclairé les choses. Les scheidemanniens et la direction syndicale ont fait fiasco. Les indépendant ont beaucoup rehaussé leur prestige auprès des masses. En réalité, ce sont eux qui fait enliser la carriole par leur lâcheté et leur penchant aux demi-mesures, par leur incapacité à comprendre l’essence d’une action de masse révolutionnaire. Ce sont eux qui avaient les choses en main. Quant à nous – l’opposition résolue -, il ne fait pas de doute que nous aurions pris beaucoup plus d’importance au cours du mouvement s’il s’était prolongé, et cela tant au conseil ouvrier que – et surtout – dans les organisations locales qui commençaient à se constituer spontanément. La première réunion du conseil ouvrier n’avait pas de coloration politique marquée : donc, terrain excellent pour l’USP. Nous avons immédiatement entrepris – avec l’aide d’un groupe initialement assez petit de délégués – d’organiser une aile gauche au sein du conseil ouvrier et ensuite d’organiser des directions locales (c’est-à-dire composées de délégués des entreprises). Il semble qu’il y ait eu parmi les délégués du conseil ouvrier une foule de nos partisans. Seulement, ils étaient dispersés, n’avaient pas de plan d’action et ils se perdaient dans la foule.
La plupart du temps, en outre, ils n’y voient pas très clair eux-mêmes. Notre but n’a pas été atteint, puisque le conseil ouvrier n’est pas entré en action et s’est laissé disperser, que le comité d’action, à notre sens, n’a pas rempli sa tâche et que la grève, à la fin, a pourri.
Sur le plan politique et théorique, nous avons malgré tout réussi dans l’ensemble à influencer le mouvement. L’opposition social-démocrate s’est bornée, on l’a vu excepté le tiède tract rédigé par le groupe parlementaire et qui ne contenait pas le moindre mot d’ordre, à faire de l’agitation verbale. Notre rôle et nos mots d’ordre ressortent à la lecture des tractss 1,2,3,4 et 8. Pendant tout ce temps, opposition sociale-démocrate et comité n’ont réussi à publier que deux brèves informations imprimées. La technique, l’appareil, sur le plan de l’organisation, tout ce qui est indispensable pour le travail clandestin était, chez ces gens, puéril et primitif : ils étaient en plein désarroi, tandis que chez nous, la machine tournait à toute vitesse. Les tirages de nos huit publications se sont élevés de vint-cinq à cent mille exemplaires.
Le tract « La première grève de masse » n’est naturellement pas de chez nous. Il est dû à la plume d’une des lumières de l’USP (ex-ami de Maciej R.) qui a beaucoup écrit contre la grève de masse) et il a été adopté par le comité d’action.Pour faire plaisir au comité et pour lui venir en aide, l’opposition résolue a dû se charger de sa fabrication.
Malgré la répression, le climat n’est pas au découragement. Les mobilisations d’ouvriers atteignent vraiment cette fois une dizaine de mille. Par exemple, quatre mille quatre cents chez le seul Schwarzkopff.
Tous les membres des comités d’usine (parmi eux beaucoup de majoritaires), une foule de membres du conseil ouvrier, trois ou quatre hommes du comité d’action : tous mobilisés en trois jours. Des ouvrières, et plus d’un ouvrier aussi, se plaignent de l’absence d’un quelconque résultat. Une masse importante d’ouvriers est demeurée à l’écart du mouvement, en particulier dans les petites entreprises et des branches secondaires, mais surtout chez les ouvriers des transports et les femmes (qui d’habitude étaient toujours au premier rang. L’enthousiasme n’était nullement général. Là où il n’y avait pas de réunion, la rue avait conservé son aspect habituel.
Malgré tout cela, une nouvelle flambée du mouvement à court terme n’est pas exclue. Les pouvoirs publics s’attendent même à une nouvelle grève dans la seconde quinzaine de ce mois (la chose me paraît à moi peu vraisemblable. C’est qu’en effet une réduction des rations est imminente : le pain va être réduit de trois cents grammes par semaine, la viande ramenée de deux cents cinquante à cent grammes, la ration de pommes de terre de sept à cinq livres. L’information provient d’une commission du Reichstag.