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J’ai toujours associé la figure de Rosa Luxemburg au froid glacial de janvier. Quand j’étais enfant et adolescent, il y avait cette procession organisée à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. Elle se trainait interminablement, ce qui contredisait bien les paroles d’usage qui nous exhortaient à marcher vaillamment côte à côte. Nous avions très froid. Très peu de mes camarades de classe tenaient jusqu’au cimetière des socialistes. La plupart s’évaporaient en route, juste après s’être montrés aux professeurs. Les quelques-uns qui parvenaient au cimetière se disaient qu’ils étaient soit des idiots, soit des héros. Il y avait un garçon de notre école qui, lui, ne s’autorisait aucun compromis. Il avait des engelures aux oreilles car, malgré le froid mordant, il refusait de porter un bonnet. De toute façon, rentrer plus tôt aurait été inconcevable aux yeux de sa famille. Toute l’école en parlait. Célébrer la mémoire de Rosa Luxemburg imposera toujours de prendre des décisions, de se positionner soi-même. Contre la guerre… contre le capitalisme… contre l’exploitation… En sommes-nous capables aujourd’hui ? Et comment célébrons-nous une femme qui n’a elle-même que très rarement fait des compromis dans sa vie ? Est-ce que les Berlinoises et les Berlinois savent que dans leur ville, peut-être dans leur rue, peut-être dans leur maison a vécu un jour Rosa Luxemburg ? Qu’elle y a tenu des discours, qu’elle s’y est cachée, qu’elle y a été arrêtée puis assassinée ? À quoi ressemblent ces lieux aujourd’hui ? Voici, à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance, un parcours mémoriel.
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C‘est ici, après avoir visité 75 appartements, que Rosa Luxemburg a trouvé une chambre. La maison n’existe plus. Pour avoir une vue d’ensemble, je crée une liste des lieux dans l’application cartographique de mon téléphone portable et je prends des notes. À présent Apple, Google et compagnie savent sur quoi je travaille et connaissent mes trajets et ce qui me motive. Ici, Rosa Luxemburg se plaignait d’être surveillée jour et nuit. Si je ne me fais pas remarquer, peut-être que Google ne s’intéressera pas à moi. Mais à quel moment est-ce que je passe inaperçu ? Je photographie des enfants en train de faire de la luge dans le quartier de la Hanse. En ai-je le droit ? Quelqu’un m’a-t-il observé ? Est-ce de la photographie de rue et donc de l’art ? Je me dis qu’il y a « le droit à sa propre image ». Il est clair que je défends ce principe et il me semble problématique de tirer le portrait des gens sans leur avoir demandé leur permission. Mais qu’en est-il de ma liberté de penser autrement ? Ou du droit de me faire ma propre image de quelque chose ? Travées de la S-Bahn. Le soleil rase les murs. J’observe un homme qui avance en direction du soleil. Je cours de l’autre côté de la rue et guette le moment parfait. La lumière, la composition, son pas… clic ! Suis-je celui qui s’arroge simplement un droit ou suis-je un paparazzo ?
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Cette maison non plus n’existe plus. À l’occasion de l’exposition internationale d’architecture de 1987, on a construit ici de petits immeubles. En plein milieu de Kreuzberg. Pourtant ça a un petit air de ville de province. C’est une voie privée, bordée de maisons individuelles. Tout est très beau et ça part certainement d’une bonne intention, pourtant je ressens une sorte de malaise. C’est à eux qu’appartient la rue, pas à nous. Mais qu’est-ce qui nous différencie d’eux ? Je me sens de nouveau comme un intrus qui s‘aventure en territoire interdit et je sens qu‘on m’observe. Devant les maisons sont garées des Audi, des Mercedes et des BMW. Tout comme devant la maison qu’a habitée Rosa Luxemburg. Elle avait dû quitter la rue de Cuxhaven parce qu’elle s’était disputée avec sa logeuse. Ici, le monde est en ordre, comme dans un joli petit lotissement. Un portail sépare l’espace public de la voie privée. Bien qu‘ici tout soit si bizarre, n’importe quelle Berlinoise ou Berlinois aimerait certainement y habiter : on est en ville et en même temps un peu à la campagne.
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Voici, dans une arrière-cour, la salle dans laquelle Rosa Luxemburg a donné une série de conférences sur l’économie politique à l’automne 1914. J’observe les gens qui sortent du métro et se répandent dans les rues et les maisons. Au numéro 49 de la rue Hermann, personne ne m‘ouvre la porte. Dans la cour voisine, je vois le mur arrière de la salle des fêtes. À l’époque, il devait faire tout aussi froid, car avant ses conférences du dimanche, à 9 heures du matin, Rosa Luxemburg se réchauffait à un petit poêle en fer. Sur un panneau, on peut lire : „Accès pompier par la rue Herrfurth numéro 4“. Là, devant l’entrée, il y a d’innombrables fleurs et des bougies allumées. Sur la façade est écrit : „Repose en paix, Markus.“ Cela me touche. Nous vivons dans un pays si riche ! Pourquoi un SDF meurt-il de froid dans la rue ? La nuit tombe. Il commence à neiger. Je décide d’arrêter pour aujourd’hui et de revenir une autre fois.
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Au numéro 23 de la rue Wieland, il y a deux entrées différentes. Ainsi les habitantes et les habitants de la partie donnant sur la rue n’ont pas à croiser celles et ceux de la partie arrière. À l’avant, dans la cage d’escalier, lustres et tapis de coco. À l’arrière, les bacs poubelle et pas de soleil pour les étages inférieurs. Ce que les gens d‘ici ont en commun, c’est d‘habiter dans le quartier bourgeois de Friedenau et d’avoir tout simplement réussi à ne pas devoir vivre dans un quartier populaire. Sur le balcon du premier étage, il y a un homme qui fume. Je lui demande s’il sait que Rosa Luxemburg a habité dans son appartement. Non, il ne le savait pas. Il fait très froid et de l’autre côté de la rue, dans le jardin des Kautsky, la table est recouverte de neige. Ici, Rosa Luxemburg a passé beaucoup de temps avec cette famille amie. De l’autre côté de la S-Bahn, dans la rue Cranach, il y a un autre appartement dans lequel elle a vécu. Une photo historique la montre sur le balcon, avec son amant, Kostja Zetkin. Des yeux, je cherche ce balcon. Il n’existe plus. C’est comme si je faisais un peu d’histoire de l’architecture. Quand j’ai rassemblé toutes les informations, je décide d’aller boire un café chez le boulanger pour me réchauffer, mais tout est fermé. Je prends un café à emporter et me retire avec quelques SDF dans un coin de la gare plein de courants d’air. Contrairement à eux, moi, je monte dans la prochaine S-Bahn qui me ramène dans le quartier bourgeois de Pankow.
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Le chemin de Biberach est une rue relativement calme et sans particularité. C’est exactement ce que Rosa Luxemburg recherchait quand elle a quitté Friedenau pour s’installer au vert. Elle aimait la vue sur les champs. Dans un premier temps, hormis des haies très hautes, je ne vois rien d’autre et je décide de demander à la prochaine personne que je croise : André sur son vélo est très loquace. Il a construit sa maison exactement là où a vécu Rosa Luxemburg. Il dit qu’au début, on distinguait encore les murs de fondation et il s’était demandé ce que cela ferait de trouver quelque chose d’elle dans les gravats. Une lettre ou une broche… André est conseiller financier. Il me parle avec enthousiasme de son travail et des défis de la numérisation. Nous nous entretenons de nos enfants et de la façon dont eux vivent leurs rêves. Nous nous quittons et échangeons nos coordonnées. Je me demande ce que Rosa Luxemburg aurait pensé de son travail.
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„Ja – cque – line !“, crie une petite fille sur sa trottinette. Je m’arrête devant le portail clos du centre de sécurité routière. J’observe un jardinier et je me demande s’il me laissera accéder au terrain. Son collègue devance mes désirs, ouvre le portail et me présente au jardinier comme s’il présentait enfin l’un à l’autre deux de ses amis. „Michael“ - „Falk“… Pas de problème pour prendre des photos, selon lui, et je devrais vraiment revenir en été et me louer un audioguide. Pour tout apprendre sur la prison des femmes. Elle était à l’emplacement de l‘actuel centre de sécurité routière, mais aussi là où se trouvent aujourd’hui les maisons, le jardin d’enfants et l’école. „Dans le fond, c’est une évolution positive“, estime Micha. C’est sûr que certains trouvent que l’école a tout d‘une prison, mais on ne peut pas vraiment comparer. Ici, il y avait plusieurs milliers de prisonnières et, à l’époque nazie, plus de 300 femmes ont été condamnées à mort.“ Il dit qu’en été, l’endroit est très beau. Le jour, il y a les enfants et le soir, on peut utiliser le terrain pour organiser des fêtes. Et il y aussi un renard. Et, oui, il connait Rosa Luxemburg, il pense même avoir déjà lu quelque chose d’elle, pas seulement sur elle. Le soleil disparait lentement derrière les immeubles de onze étages et moi aussi, je prends congé. J’erre encore un peu dans le quartier comme le renard sur son territoire. Je remarque un terrain de jeu singulier. Il sert à la musculation. Les équipements me font penser à des appareils de torture. J’essaie de chasser cette pensée de mon esprit car ici, sur le terrain de l’ancienne prison des femmes, l’impression est doublement troublante. Faire une simple photo des lieux ne suffirait pas. Pendant qu’Eveline, Jacqueline et les autres rentrent à la maison avec leurs trottinettes et leurs jouets, je fais quelques exercices à la barre de traction. Et, par intervalles, des pauses, comme à la salle de sport. Les mots de Micha résonnent dans ma tête : „Dans le fond, une évolution positive.“
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La porte d‘entrée est grande ouverte. Dans la cage d’escalier glaciale, je change mon film. La lumière s’éteint. Des appartements me parviennent des voix : du polonais, de l’arabe, du turc. Je me sens comme un voleur, mais qu’est-ce que je vole ? des images ? C’est ici que Rosa Luxemburg s’était cachée en janvier 1919. Comment se sentait-elle ? Le bec de gaz devant la maison dispense sa lumière faiblarde depuis plus de 100 ans. Je sors de l’immeuble et une affiche sur le mur d’en face m‘interpelle : „Profiteurs de tous les pays, déguerpissez !“
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La dernière étape de la vie de Rosa Luxemburg a été l’hôtel Eden. Ici, on l’a interrogée et assassinée. Son cadavre maltraité a été jeté dans le canal de la Landwehr tout proche. L’hôtel, dans sa forme originelle, n’existe plus. Un autre bâtiment avec des magasins, des bureaux et des appartements a pris sa place. Les gens sont très gentils et ouverts. Et pourquoi pas ? Un homme, un gobelet de café à la main, me fait un clin d’œil. En fait, je ne voulais pas chercher les traces de la présence de Rosa Luxemburg ici car ce n’est pas une „étape de sa vie“ au sens propre du mot. Mais, finalement, cela m’a quand même intéressé. Qu’est-ce que je vois dans ce lieu, sachant que Rosa Luxemburg y a été assassinée ? Dans les jardins du Tiergarten, un homme près de moi a quelque chose en main et, l’espace d’une seconde, je crois que c’est un fusil. Mais ce sont ses skis de fond. Aujourd’hui, on ne pourrait tout simplement pas jeter les cadavres de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht dans le canal de la Landwehr ou dans le Neuer See car ils sont gelés et les gens font du ski ou du patin à glace. J’ai souvent vu le monument de Karl Liebknecht de la rive, mais aujourd’hui, pour la première fois, je peux le voir depuis le lac. Il se fond tout naturellement dans le paysage, parmi les familles qui s’adonnent aux joies du patinage et savourent cette journée ensoleillée. Le monument de Rosa Luxemburg se trouve au bord du canal de la Landwehr. Aujourd’hui aussi, il y a, comme tous les jours, des fleurs. ++++++++++++++++++++++++++++++++++ Photos et texte: Falk Weiß (www.omenglu.de) en coopération avec Franziska Albrecht, Unité Europe de la fondation Rosa-Luxemburg-Stiftung ; Joel Vogel, Studio Lärm à Berlin-Kreuzberg et Erwin Anders/Martha Dörfler, Relations publiques de la Rosa-Luxemburg-Stiftung. Texte traduite par et la voix de Nephtys Zwar. Tout les clips
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Je ne vois rien de particulier à cette rue. Elle pourrait se trouver n’importe où. Il y a un peu de tout : des immeubles bourgeois, beaucoup de bureaux, un parc, un cimetière et un lotissement des années 50. Ici, dans la rue de Mannheim à Charlottenburg, habitait la famille Marcusson. Rosa Luxemburg avait prédit que la révolte de janvier n’aurait que peu de chances d’aboutir et que le soulèvement serait écrasé dans le sang. Ne craignait-elle pas d’être elle-même victime des „forces réactionnaires“ ? „Abattez leurs meneurs“, pouvait-on lire depuis plusieurs semaines dans les journaux et sur des tracts. Un jour d’hiver clair. Les gens profitent du soleil. Les rues débordent de promeneurs, de joggeurs, de cyclistes. Je regarde par les fenêtres de la cage d’escalier et je me questionne : ces cachettes n’étaient-elles pas un peu trop simples ? N’est-ce pas de par trop évident d’aller se cacher chez des ami·es ou des camarades ? La nuit où elle s’est fait arrêter, elle a demandé à Wanda Marcusson de lui donner une paire de chaussettes. C’est grâce à ces chaussettes que le corps de Rosa Luxemburg a pu être identifié quelques semaines plus tard. Je croise une famille avec un chien et une poussette.