9 octobre 1915 Lettre à Sonia Liebknecht
Aimée,
Ce soir, pas de travail. Je puis donc être à toi plus tôt. Cette dernière nuit a été éreintante. J'ai failli en mourir. Quand nous sommes partis au crépuscule, cheminant à travers la haute forêt de pins, les étoiles étincelaient comme des bougies de Noël dans les arbres ... . Et puis ce fut le travail du cimetière. En pleine nuit noire, les étoiles disparurent. Enlever l'herbe des tombes est terriblement dur. A chaque coup de pelle, les phosphorescences de la putréfaction dégoulinaient le long du fer comme des vers luisants. On n'entend pas la terre qui tombe. La pelle s'enfonce dans le vide. Encore un cercueil. Odeur écrasante de pourriture. Les fusils crépitent. Les balles sifflent en passant tout près, venant de l'autre bord de la Düna. Aboiement aigu des bombes explosives, dont le coup d'arrivée, pour nos oreilles, précède le coup de départ. Les Russes emploient beaucoup de ces grenades à fusil, de fabrication américaine sans doute. Elles manquent tout à fait de précision.
J'ai rampé jusqu'à la pointe de la Düna et vu pour la première fois la large étendue de l'eau du fleuve avec son reflet d'argent. Les balles des postes russes tout proches nous sifflaient aux oreilles. A dix kilomètres à peu près de notre cantonnement, qui est très visible - et de loin, les Russes ont un ballon captif qui leur rend de grands services. Le tir a été moins intense cette nuit. Les Russes travaillent à établir un réseau barbelé devant nous et se tiennent par conséquent tranquilles.
Maintenant, je suis assis auprès des mitrailleurs, mes voisins, des camarades du parti dans un abri chaud. Ils jouent et causent. L'un d'eux a le petit livre de chez Langewiesche, sur la peinture allemande de la première moitié du XIXe siècle: Le Jardin silencieux. Des reproductions de l'exposition du centenaire, naturellement quelque peu maltraitées. Je viens de le lire, et ainsi je me suis trouvé tout près de toi. Je ne saurais trop te le conseiller.
Le camarade Lohse, blessé hier, est touché aux poumons et au ventre. Il est déjà évacué mais il y a bien des risques pour qu'il meure. Il y a encore eu des pertes à l'endroit où nous travaillons.
25 octobre 1915 à Sonia
... Aujourd'hui un beau temps de neige. J'ai ainsi pu me laver dans la neige. C'est une joie ...
Bien aimée
... Aujourd'hui un beau temps de neige. J'ai ainsi pu me laver dans la neige. C'est une joie ... Pas de lumière, pas de papier. Pas de cigares. Presque pas de tabac ... A ce que j'entends, on m'espionne d'une façon ignoble - quel monde infâme! Je t'embrasse, toi et les enfants ...
NB : le 25.10, X..., m'a fait sortir du cantonnement et m'a dit : "Il se répand dans le bataillon que vous faites de la propagande antireligieuse parmi les camarades du secteur. Je ne peux tolérer ça. Le secteur doit être un terrain neutre. Je dois vous prévenir que vous devez cesser. Si vous faites cette propagande, c'est probablement que vous espérez une pression pour hâter la fin de la guerre. - Cela pourrait être interprété facilement comme une excitation à la sédition (je proteste). [Publication complète dans un prochain article].
4 octobre 1915, Chère Sonia
Ta lettre de Berne du 1/10 est arrivée aujourd'hui. J'écris souvent mais apparemment mes lettres n'arrivent pas. Ici, rien de neuf. Travail de nuit sur la Düna (saillant du ruisseau du moulin, près de la tête de pont Annen-Lenewaden), nous travaillons sur le côté du triangle qui borde la Düna, au bord de la pente raide, couverte de bois, là où la rive occidentale du fleuve est à pic. Sur l'autre rive, les Russes travaillent à leur positions. Le bruit de leurs pioches et de leurs pelles nous arrive, comme leur arrive le cliquetis des nôtres. Entre nous, le flot large et clair roule et mugit. Les balles sifflent à nos oreilles, grinçant, miaulant comme des chats.
Les étoiles glissent entre les branches et tremblent dans le miroir de l'eau. Le temps est froid, humide et blanc de givre. Nous creusons la terre. Quand c'est assez profond, on peut fumer une petite pipe, accroupi ou courbé. A minuit, on rentre à travers le labyrinthe des tranchées. On roule à droite, à gauche, par des détours à n'en plus finir - silencieux. On glisse, saluant les veilleurs aux créneaux. Dernièrement, une chanson russe toute gaie nous est venue de l'autre côté de la Düna. Pour arriver au cantonnement, deux heures de marche en trébuchant dans les ténèbres. Mort de fatigue. Des membres de plomb. Dans le ciel, le fier Orion. Rarement avant quatre heures le repos; à six heures, debout! C'est alors que commence pour moi mon travail de jour - mon travail. Porte-toi bien. - Portez-vous tous bien.
Je t'embrasse et vous embrasse tous.
Ton Karl
31 octobre à son fils Wilhelm
L'histoire de cette guerre seras plus simple mon fils, que l'histoire de beaucoup d'autres guerres, plus anciennes, car les forces causales de cette guerre remontent brutalement à la surface. Pense aux croisades, dont l'aspect religieux, culturel et légendaire, est si embrouillé : une apparence qui recouvre évidemment de simples raisons économiques, car les Croisades n'ont été que de grandes expéditions commerciales.
... Comme en septembre, le commandant de compagnie m'a fait visiter par le médecin du bataillon. Une nuit, comme nous travaillions dans la forêt (on sciait du bois), il faisait un froid de loup - je me suis évanoui. Une autre fois, après le repli russe au-delà de la Düna, cela m'est arrivé sur le chemin de notre nouveau chantier.
Nous allons à travers les anciennes positions russes - un labyrinthe souterrain, commode, bien construit, mais naturellement effondré, en partie. Les cadavres gisaient sur la terre glacée, tordus comme des vers, ou bien avec de grands bras étendus, comme s'ils voulaient se cramponner à la terre ou au ciel pour se sauver, la face contre le sol ou levée. Déjà noire parfois. Et mon Dieu - j'ai vu aussi là beaucoup de nos morts. J'ai aidé à les débarrasser de ce qu'ils portaient sur eux - ces derniers souvenirs, qu'on envoie aux femmes et aux enfants..
L'histoire de cette guerre seras plus simple mon fils, que l'histoire de beaucoup d'autres guerres, plus anciennes, car les forces causales de cette guerre remontent brutalement à la surface. Pense aux croisades, dont l'aspect religieux, culturel et légendaire, est si embrouillé : une apparence qui recouvre évidemment de simples raisons économiques, car les Croisades n'ont été que de grandes expéditions commerciales.
La monstruosité de la guerre actuelle dans sa mesure, ses moyens, ses buts, ne dissimule rien, mais au contraire - elle découvre, révèle. Nous en reparlerons - de cela et d'autres choses.
Tu me demandes ce que tu dois lire. Je te conseille d'abord une histoire de la littérature. Prends tout Schiller. Parcours-le. Lis-le. Relis-le à fond et relis encore. Et puis prends Kleist, Koerner, quelques volumes de Goethe, Shakespeare, Sophocle, Eschyle et Homère. Régale-toi de tout cela et puis arrête-toi et lis avec attention. Demeure seul avec tes livres pendant de longues heures. Ils deviendront ainsi tes amis et toi leur confident. Je ne voudrais en rien t'influencer. C'est une nécessité, et un devoir pour toi de chercher toi-même. D'ailleurs, le moment n'est pas loin où nous parlerons de cela de vive voix.
Je suis ravi du sort de vos chenilles. Continuez leur élevage avec tous les soins les plus scientifiques.
Je dois achever. Nous attendons l'auto qui doit nous conduire au lazaret. Mon sac est à faire.
Je t'embrasse mon petit, ne t'inquiète pas pour moi. Prends l'air le plus souvent possible. Bonjour à tous.
Ton Papa
EN HOMMAGE A KARL LIEBKNECHT
Pour que son combat reste vivant.
Ces mots qui concluent la chanson de Dominique Grange
"... COMMENT LES TIRER DE L'OUBLI. EN REFUSANT TOUTES LES GUERRES.
CELLES D'HIER. CELLES D'AUJOURD'HUI."
NOUS N'VOULONS PLUS DE CES SOUFFRANCES,
LA VIE S’ARRÊTE, OU LA GUERRE COMMENCE.