C'est un deuxième discours parmi les quatre premiers dont la trace a été conservée, et qui datent de 1900. Il permet de voir la pensée de Liebknecht se former. Nous sommes au tournant du siècle, au moment où se développe l'impérialisme et parallèlement le combat contre celui-ci. Liebknecht comme dans l'article précédent (parle encore de l'aspect positif de l'évolution capitaliste mais dénonce clairement les causes et les conséquences de la Weltpolitik voulue par l'empereur d'Allemagne.
Un point important de ce discours est la conséquence qu'il constate dans les lettres envoyées par les soldats.
"La politique étrangère n'est pas sans répercussions sur la politique intérieure. Le gouvernement a tellement de choses dans sa besace qu'il est difficile de toutes les énumérer. Nos frères allemands sont emmenés en Chine, où ils deviennent des voleurs et des assassins."
C'est un point qu'il reprendra constamment dans ses attaques contre le militarisme.
Compte-rendu d'un discours le 12 novembre 1900 à Leipzig
[Leipziger Volkszeitung, Nr. 262 vom 12. November 1900. Nach Karl Liebknecht, Gesammelte Reden und Schriften, Band 1, S. 10-13]
Traduction Dominique Villaeys-Poirré, août 2021. Merci pour toute amélioration de la traduction
Visualiser l'article en page 5 du Leipziger Volkszeitun : https://digital.slub-dresden.de/data/kitodo/LeipVo_394414608-19001112/LeipVo_394414608-19001112_tif/jpegs/LeipVo_394414608-19001112.pdf
Lors d'une réunion hier au Panthéon, le camarade, le Dr. Karl Liebknecht s’est exprimé sur le premier sujet. L'orateur a dit à peu près ce qui suit : ... L'initiative prise par les Allemands en Chine s’est caractérisée d’abord par la menace de frapper "par un poing ganté de fer" et s'est terminée par "la concession à bail" de Kiautschou. C’était l’avis des Chinois qui voyaient eux aussi dans ce "bail » seulement un moyen de masquer la conquête. Et, alors que régnait la paix, on s’est approprié les terres, et, alors que régnait la paix, les forts de Taku ont eux aussi été pris, plus tard. On dit certes que cette dernière action n’aurait eu comme objet que de sauver les émissaires, mais en réalité c'était l’occasion pour les grandes puissances de s’en mettre plein les poches. Les rivalités entre elles ont fait que Pékin n’a été atteinte que très tardivement. Mais ce ne sont pas les grandes puissances qui ont sauvé ces émissaires, mais ce sont le gouvernement chinois et le peuple chinois qui les ont épargnés. Au lieu alors de reculer, la campagne s'est poursuivie accompagnée de grandes déclarations. Quand il n'y a plus rien eu à faire, les Allemands ont envoyé le comte Waldersee à la tête des armées rassemblées en Chine. Les Allemands sont pour tout à la traîne, mais ils sont bien en avance quand il s’agit de crier.
Le peuple étant toujours informé quand les choses sont déjà terminées, cela a été le cas ici encore, et nous ne savons d’ailleurs pas du tout ce qui se passe encore dans les coulisses,
Justifier la politique en Chine en prétendant vouloir ouvrir la Chine à la civilisation est une déformation abusive des faits. Les Chinois ont une culture millénaire, le commerce en Chine a décuplé ces dernières années, les journaux s'y sont développés et la culture moderne attire de plus en plus l'intérêt, de sorte qu'il ne peut être question que cette évolution s'arrête. La Chine se développera de la même manière que le Japon, qui peut désormais concurrencer les pays européens. Mais il ne dérive de cela aucun droit à une invasion violente. La politique d'expansion et d'exploitation du capitalisme conduit à l'établissement de colonies. Le véritable but du capitalisme n'est pas d'étendre la civilisation, mais de réaliser des profits de toutes les manières possibles.
La politique d'expansion s'est développée ces derniers temps de manière fébrile ; il existe aujourd'hui des industries moins soucieuses de répondre aux besoins actuels que d'ouvrir de nouveaux marchés ; par exemple l'industrie du fer. Il est certain que les grands industriels, les Stumm, Krupp, etc., s'intéressent vivement à cette politique. Mais déjà derrière le projet de loi sur la marine et dès maintenant derrière la situation politique générale, se profile clairemen le spectre de la crise.
Le capitalisme poursuit encore d'autres intérêts en Chine. Le pays possède de grandes richesses naturelles, charbon, métaux et une excellente fertilité des sols. Et l’on veut avoir sa part de ces trésors.
C'est l’une des pages les plus honteuses de l'histoire allemande qu’après avoir critiqué l'attitude des Britanniques sur la question du Transvaal, on joue maintenant exactement le même jeu en Chine. Jouant l'indignation morale, on s'est élevé contre la perfide Albion, et maintenant les mêmes personnes sonnent de toutes leurs forces dans les trompettes de la puissance mondiale ; et ils prétendent toujours être de vrais chrétiens. Ce ne sont pas des chrétiens, ce sont des hypocrites !
Nous aussi, nous sommes favorables à la politique mondiale si cela signifie un progrès dans notre culture ; mais nous sommes résolument contre sa propagation brutale. La social-démocratie devrait s’autoflageller si elle devait soutenir une politique aussi violente ; car les lois socialistes nous ont clairement montré où mène une politique basée sur la force. Lui (l'orateur) ne voit aucun parmi ses nombreux souvenirs de Leipzig qui ne soient liés à un policier. Et alors que ces souvenirs en eux-mêmes suscitent en nous un sentiment d’'indignation, l’on voudrait nous faire croire qu'une telle politique basée sur la violence devrait convertir les Chinois. Même si les Chinois sont jetés au sol par « des poings gantés de fer », les puissances auront avec la Chine le même succès que les Anglais au Transvaal, que les Américains aux Philippines et les Allemands avec leurs Polonais, Alsaciens et Danois.
La politique étrangère n'est pas sans répercussions sur la politique intérieure. Le gouvernement a tellement de choses dans sa besace qu'il est difficile de toutes les énumérer. Nos frères allemands sont envoyés en Chine, où ils deviennent des voleurs et des assassins ; cela signifie dans le même temps un déclin de la culture en Allemagne. Une telle barbarie ne s'était pas vue depuis la guerre de Trente Ans. Alors qu'à cette époque toute la barbarie était tournée vers les envahisseurs étrangers, maintenant, officiellement, plus aucun pardon n'est accordé, et le comte Bülow couvre une telle politique de son nom. Les soi-disant lettres des Huns doivent susciter le dégoût pour de tels actes chez quiconque a encore une étincelle de sentiment humain. C'est la civilisation et le christianisme qui se répandent en Chine ! Même en chaire, les gens ont prié pour les succès en Chine.
La « politique des Huns » n’a pas été seulement la "politique des Huns" pratiquée en Chine, la constitution impériale allemande également a été traitée à la manière des Huns. Au bénéfice de ceux qui ont violé la Constitution, on peut leur imputer qu'ils ne connaissaient pas la Constitution. C'est grave bien sûr, et en tout cas il vaudrait mieux qu'au début de la session du Reichstag on demande immédiatement qu'une copie de la constitution soit envoyée à chaque membre du gouvernement aux frais du Reich.
Sous les applaudissements qui de toutes parts ont suivi ces propos, la voix de l'officier chargé de la surveillance de la réunion a soudain retenti : je retire la parole à l’orateur.
Le camarade Liebknecht a été alors contraint de d’interrompre ses propos, qui ont été accueillis tonnerre d'applaudissements.
Note:
L'expression "un poing ganté de fer" (j'ai emprunté la traduction : Alain Tardieu, Revue des Deux-Mondes) vient du discours prononcé au banquet d'adieu offert par Guillaume II à son frère Henri de Prusse et se tourne contre les grandes puissances. https://zims-lfr.kiwix.campusafrica.gos.orange.com/wikisource_fr_all_maxi/A/Le_prince_de_B%C3%BClow/02
La "politique des Huns" fait référence au discours prononcé le 27 juillet 1900 lors du départ du corps expéditionnaire envoyé pour réduire la révolte des Boxers. Voir l'article précédent sur le blog. Et les lettres que cite Liebknecht sont celles de soldats qui se glorifient d'actes inspirés par cette déclaration.