Photo d’août 1893. De gauche à droite : Dr. Simon, Frieda SImon, Clara Zetkin, Août 1893. Friedrich Engels, Julie Bebel, August Bebel, Ernest Schaffer, Regine Bernstein, Eduard Bernstein.
LES CONGRÈS OUVRIERS
LE CONGRÈS OUVRIER INTERNATIONAL DE ZURICH. (TENU EN AOÛT 1893).
Le Congrès de Zurich avait à son ordre du jour une dizaine de questions, dont une seule aurait suffit à épuiser l’activité d’une assemblée délibérant pendant un mois. Il avait cinq jours et demi pour les discuter et il perdit deux jours à débattre des conditions d’entrée au Congrès. Il s'agissait d’en interdire l'accès aux anarchistes, venus nombreux comme représentants des syndicats et de groupes d’études. Le comité d’organisation, appuyé par une décision du comité préparatoire de Bruxelles, proposait un article premier dont voici la teneur exacte: Sont admis au Congrès, tous les syndicats professionnels ouvriers, ainsi que ceux des partis et associations socialistes reconnaissant la nécessité de l’organisation ouvrière et de l’action politique.
La question était ainsi nettement posée.
Reconnaître la nécessité de l’organisation ouvrière est impossible à un anarchiste logique qui ne doit vouloir aucune organisation quelconque; admettre une action politique, c’est ce que ne peuvent accepter les socialistes indépendants qui dénoncent comme une trahison la participation des Bebel et Liebknecht aux travaux du Reichstag.
D'autre part, refuser la seconde partie de l'article, c'est à la fois blâmer indirectement la tactique des chefs socialistes “orthodoxes” et s’aliéner définitivement les Trades-unions anglaises, qui veulent à tout prix un Congrès ouvrier s’occupant des moyens pratiques de réaliser des réformes ouvrières.
Un délégué français, M. Leclerc, propose, au nom de la majorité de ses collègues, de supprimer dans le teste proposé les mots “et de l'action politique”. Les maintenir, dit l'orateur, serait porter atteinte à la liberté de conscience des associations ouvrières.
M. Maweray, tailleur de Londres, soutient le droit des anarchistes à participer au Congrès. Quand on a exécuté l'empereur de Russie Alexandre II, n'était-ce pas une action politique? Les socialistes assurent qu'ils n'hésiteront pas un jour à employer la force, les anarchistes veulent l’employer de suite: la différence est minime.
Afin de préciser encore la pensée des socialistes, M. Bebel explique le sens qu'il donne aux termes d’action politique.
L'action politique signifie: «l’utilisation des droits politiques et de la machinerie législative pour la conquête, par le prolétariat, de la puissance politique». Puis, avec véhémence et dédain, il attaque les anarchistes, avec lesquels il n'y a pas à discuter, puisque leurs idées et les idées socialistes sont aux antipodes. Pourquoi perdre trois jours à bavarder avec des gens qu'il faudra mettre à la porte à la fin du troisième jour? Quant aux socialistes indépendants, ils n'ont ni programme, ni volonté, ni dénomination: ils sont plus les ennemis de la démocratie sociale, que de la bourgeoisie. Il faut être aveugle pour ne pas voir que certaines réformes - suppression du travail de nuit pour les femmes, journée de huit heures - ne pourront et n'ont pu être conquises que par la voie législative.
M. Cahan ( Américain) appuie les paroles de M. Bebel. «Un anarchiste travaillant parmi les socialistes, dit-il, c'est comme un cuisinier qui voudrait faire frire une glace à la vanille».
Enfin, après deux jours de débats bruyants, le fameux article premier est voté (par seize nationalités contre l'Espagne et la France), ainsi que l'amendement Bebel qui en explique le sens.
Les opposants sortent plus ou moins volontairement de la salle, et, devant la Tonnhalle, un court échange de coups de canne soulage l'énervement légitime des deux camps opposés. Les anarchistes vont tenir un Congrès dissident au casino d’Aussersih
Les opposants sortent plus ou moins volontairement de la salle, et, devant la Tonnhalle, un court échange de coups de canne soulage l'énervement légitime des deux camps opposés. Les anarchistes vont tenir un Congrès dissident au casino d’Aussersihl.
Les délégués restant au Congrès se divisent en 65 Anglais, 153 Allemands, 1 Australien, 34 Autrichiens, 18 Belges, 2 Bulgares, 2 Danois, 2 Espagnols, 3 Américains, 38 Français, 6 Hollandais, 10 Hongrois, 5 Roumains, 1 Russe, 1 Serbe, 1 Norvégien et 101 Suisses.
La vérification des mandats occasionne de bruyantes discussions. La bataille s'engage sur l'exclusion, décidée par la délégation allemande et ratifiée par la majorité du bureau du Congrès, de dix socialistes indépendants, dont les plus connus sont Werner et Landauer de Berlin, les fougueux ennemis du trio directeur de la démocratie sociale Bebel, Singer et Liebknecht. De nombreux discours sont prononcés et la séance menace de se prolonger fort tard, lorsque les Anglais énervés déclarent qu'ils en ont assez «de ce débat mesquin et inutile». Si la clôture n'est pas votée, la délégation anglaise se retirera. Sur cet ultimatum la discussion prend fin. Voilà trois jours que siège le Congrès et l'ordre du jour n'est pas entamé!
A la motion proposée au Congrès, sur la question de la Journée de huit heures, la délégation française aurait voulu joindre la fixation légale du salaire minimum et l'interdiction légale des heures supplémentaires. « A quoi sert de travailler moins, dit M. Chausse, si le salaire devient insuffisant? Comment autoriser des heures supplémentaires si le but est de donner de l'ouvrage à plus de bras? Comment empêcher de travailler, douze ou quinze heures, celui qui travaille aux pièces?». «Réclamer la journée de huit heures, ajoute M. Coda (Italien) sans fixation d'un minimum de salaire serait une absurdité. Les bourgeois, dont les magasins sont encombrés, ne demandent pas mieux. Mais l'ouvrier qui aura reçu trois francs au lieu de cinq, qu'aura-t-il gagné à cela?». C'est la logique même, mais le Congrès semble décidé à poser le principe, sans se laisser entraîner dans les difficultés de l'application. M. Kleims (Anglais) dit le mot juste en affirmant que les ouvriers anglais, qui ne sont pas unanimes à demander la journée de huit heures, le seraient bien moins encore à exiger la fixation du salaire minimum. Il faut provisoirement séparer les deux questions.
L'amendement Chausse est écarté par douze nationalités. Il est soutenu par l'Espagne, la France, l'Italie, la Roumanie, la Norvège et la Serbie. La Belgique s'abstient.
La proposition suisse avec l'amendement anglais est adoptée.
Cette proposition préconise comme moyen de réalisation internationale de la journée de huit heures l'«organisation syndicale et politique, sur une base nationale et internationale, de la classe ouvrière, et l’agitation et la propagande, en faveur de la journée de huit heures, par cette organisation». Les représentants au sein des parlements nationaux doivent «s'entendre en vue d'une action commune pour l'introduction internationale, par la législation, de la journée de huit heures».
L'amendement anglais charge les députés socialistes «de demander aux gouvernements la convocation d'une conférence internationale, chargée d'examiner cette question».
L'importante question de l’attitude de la classe ouvrière en cas de guerre est introduite par un rapport déclamatoire de M. Plekanoff, un Russe qui ne trouve rien de mieux que de souhaiter «l'écrasement de son pays barbare et despotique par l'Allemagne civilisée et socialiste».
Sous prétexte de traduire le discours du rapporteur, M. Liebknecht explique qu'il y a deux propositions opposées: les Hollandais proposent «d'inviter le parti ouvrier international à se tenir prêt à répondre immédiatement à la déclaration d'une guerre, de la part des gouvernements, par une grève générale, partout où les ouvriers peuvent exercer une influence sur la guerre, et, dans les pays en question, par la grève militaire».
La majorité de la Commission déclare cette proposition irréalisable d'abord, anti-révolutionnaire ensuite, car, si on l'adoptait, le pays le plus socialiste serait livré sans défense au pays le plus retardataire. Et le Cosaque régnerait sur l’Europe. Il faut donc adopter la proposition allemande, qui flétrit le chauvinisme des classes dominantes, et déclare que, la chute du capitalisme équivalant à la paix universelle, la meilleure manière de supprimer la guerre, c'est de supprimer la domination des classes. - 2/7
M. Domela Nieuwenhuis soutient la proposition hollandaise.
Devant la gravité de la question, le Congrès décide, contrairement à son règlement, de ne pas limiter le temps de parole pour cette discussion d'une importance capitale.
M. Domela Nieuwenhuis est une physionomie bien caractéristique dans le Congrès: une tête fine d'apôtre, doucement énergique dans l'inébranlable conviction de l'idée sincère; un enthousiaste encore égaré parmi ces habiles, et qui souffre de se voir isolé dans une armée disciplinée, obéissant au doigt et à l'œil, aux mouvements commandés par les tacticiens allemands. D'une voix calme et sans éclat, il prononce, en français d'abord, en allemand ensuite, son discours, que la majorité hostile écoute en silence, gagnée malgré elle par la sincérité et l'émotion visible de l'orateur.
“On m'a traité d'imbécile, dit-il, de révolutionnaire et de fou. Je partage cette honte avec le Congrès de Paris en 1871 (?) qui émettait les voeux que je formule aujourd'hui. Notre proposition hollandaise peut être mauvaise, qu'on la discute! La proposition allemande, elle, ne dit rien, ne signifie rien. C'est une de ces déclarations platoniques, une de ces phrases que la ligue de la Paix prend pour des résolutions. Elle est si évidente par elle-même qu'il est superflu de la voter, tandis que nous, Hollandais, nous présentons un moyen efficace, direct et pratique, de mettre un terme à la guerre. Vous parlez des appétits chauvins de la bourgeoisie, mais les appétits chauvins existent chez les socialistes, hélas! comme chez les bourgeois. Grattez l’internationaliste, et vous trouverez au fond de son cœur le patriotisme et le sentiment national. Cest ainsi que nous voyons un Bebel déclarer en plein Reichstag la guerre à la Russie, l'ennemie héréditaire! Ah! combien il y a cinquante ans, Henri Heine était moins chauvin que Bebel prêchant le massacre des Russes! On joue devant vous du Cosaque, comme on menace les enfants du diable ou du gendarme: on aurait cru entendre Bismarck effrayant son Reichstag. Vous dites que la Russie est la barbarie. Qui empêchera les Français républicains de dire que l’Allemagne est la barbarie, et qu'il faut marcher contre elle? Revenons aux principes du socialisme, à la fraternité des peuples. D'ailleurs, pourquoi nous menacer de l'invasion des barbares? L'invasion des barbares n'est pas toujours un mal, et le peu de civilisation que nous avons n'existerait pas, si les barbares n'avaient mêlé leur sang nouveau au sang appauvri et vicié du monde gréco-romain agonisant. En réalité, les chefs allemands font des concessions au militarisme. Où est le temps où Bebel disait: «Nous ne donnerons ni un homme, ni un groschen?» Prenez garde que l'habitude du parlementarisme ne vous fasse perdre de vue le but! Quand nous parlons de la grève militaire, nous ne parlons pas des hommes au service actif, qui seraient immédiatement écrasés, mais des soldats de la réserve qui resteraient paisiblement chez eux. Comment le Gouvernement aurait-il le temps et la force de les arrêter ou la place de les loger dans ses prisons? L'exemple ainsi donné par quelques-uns serait suivi par tout le peuple, qui a l'horreur du service militaire: la mobilisation sera ainsi rendue impossible. Mais alors ce sera la guerre civile? Soit! nous préférons la guerre civile, qui nous permettra d'écraser le capitalisme qui est le véritable ennemi, au lieu de lutter contre nos frères, les prolétaires étrangers. Et puis la seule crainte de cette guerre civile suffira à retenir les gouvernements tentés de déchaîner la guerre contre un autre pays. Quant à la grève générale que nous préconisons, à côté de la grève militaire, elle doit s'étendre en première ligne aux employés de chemins de fer et du télégraphe. Arrière les déclarations nuageuses; indiquez un moyen meilleur que le nôtre! Sinon, votez unanimes le moyen proposé, et les princes trembleront sur leurs trônes et réfléchiront à deux fois à parler encore de la guerre». (Les Hollandais applaudissent frénétiquement leur chef et les Allemands poussent des grognements furieux.)
“Je croirais avilir notre cause, répond M. Liebknecht, en apportant ici de mesquines questions personnelles. Mais je ne saurais laisser passer sans y répondre les paroles de Domela Nieuwenhuis. Dire que la démocratie socialiste allemande a passé à la cause du militarisme et du chauvinisme, c'est dire une contre-vérité, que nous avons réfutée d'avance par nos paroles et par nos actes. Contre le militarisme, nous n'avons pas reculé de l'épaisseur d'un cheveu. L'annexion de l'Alsace-Lorraine: nous l'avons condamnée comme une faute, nous l'avons flétrie comme un crime. (Applaudissements enthousiastes.) Je l'ai dit au Reichstag devant l'Allemagne militaire, je l'ai répété devant le peuple, je le confirme solennellement ici devant le prolétariat universel rassemblé. Cette opinion, nous l'avons payée, mes compagnons et moi, par des années de prison, dont le nombre, si on en fait le total, s'élèverait à un millier! Pas un homme, pas un sou! tel était notre programme. Depuis qu'elle existe, nous n'avons accordé à l'armée allemande ni un homme, ni un sou. (Enthousiastes acclamations de la délégation allemande.) -
Et quand dernièrement on a demandé au peuple allemand s'il voulait continuer dans la voie du militarisme, c'est grâce à nous que la question s'est posée, c'est grâce à nous que la majorité du peuple allemand a répondu négativement à cette question. Et maintenant laissons les questions personnelles et venons au principe. Oui, si la proposition hollandaise était réalisable, nous la voterions des deux mains. Elle n'est qu'un vœu pieu, elle est irréalisable. Si elle était réalisable, c'est que nous serions les maîtres dans le domaine économique et politique, et alors il n'y aurait plus de guerre. Mais nous n'en sommes pas là: dans la Hollande neutre, une proposition semblable pouvait se produire. Elle ne peut prendre pied dans l'Allemagne militariste. On dit que notre proposition est une phrase, je crains que ce ne soit le cas pour la vôtre. Non, vous ne lutterez pas contre le Moloch du militarisme, en gagnant quelques individus isolés, en provoquant de puériles émeutes de casernes: vous livreriez au Moloch quelques malheureux, vous lui donneriez quelques victimes de plus. C’est la propagande infatigable qu'il faut, c'est notre esprit qu’il faut implanter dans l'armée. Quand la masse sera socialiste, le militarisme aura vécu. (Applaudissements enthousiastes de la délégation allemande). C’est à cela que nous autres, Allemands, nous avons travaillé, que nous travaillons, que nous travaillerons sans relâche. C'est ici, devant les représentants du prolétariat international, que j'en prends l'engagement solennel».
L'impression produite par ce discours est profonde. On a beau, parmi les initiés, traiter Liebknecht de «vieille mâchoire», sa parole enflammée, mais non déclamatoire, serrée et logique, produit son effet, et la cause de la proposition allemande est gagnée.
M. Adler, chef des socialistes autrichiens, vient lui donner l'appui de sa parole brusque et nerveuse. “Comment, dit-il, les Hollandais. pourraient-ils déclarer la guerre au militarisme? Ils n'en ont pas. Les Suisses pourraient suivre les mêmes errements, mais ils sont trop raisonnables pour le faire. Sans doute, théoriquement, la proposition hollandaise est logique, elle marque nos convictions intimes, nos aspirations profondes. Mais au jour de la réalisation, les Hollandais resteront isolés, car leur point de vue est étroit. Ne lançons jamais le peuple dans des rêveries absurdes, car c'est un crime de promettre ce que l'on sait ne pouvoir tenir”.
“Vous parlez comme M. de Caprivi”, interrompt M. Domela Nieuwenhuis.
“Je souhaite, en effet, réplique M. Adler, que M de Caprivi parle comme moi. Vous avez dit que les princes trembleraient devant la menace d'une grève, je crois qu'ils en riront. Laissons parler ceux qui ne savent que parler: le passé a montré ceux qui ont agi, l'avenir montrera ceux qui savent agir”.
La discussion se termine sur une note comique que donne M. Brodger, délégué norvégien. «La guerre, dit-il, va éclater sous peu entre la Norvège et la Suède. Je suis persuadé que des deux côtés on trouvera des partisans résolus de la grève militaire, et je me range à la proposition hollandaise».
L'Assemblée se montre fort rassurée sur le sort des deux peuples frères.
Au nom de la délégation française, M. Dejeante, un chapelier qui parle vite et mal, mais avec conviction, prône la grève générale, pour écraser d'un même coup le capitalisme et le militarisme, ces deux têtes d'une même hydre. C’est comme ouvrier qu'il parle, dit-il, dans cette assemblée de politiciens.
Un autre délégué australien, M. Sceusa, déclare ne rien comprendre aux querelles des Européens. Si on voulait le forcer à porter un fusil, il commencerait par tirer sur son commandant et il se tuerait ensuite. Cette conclusion simpliste égaie l'assemblée. Enfin la proposition hollandaise est repoussée et on adopte la proposition allemande suivie de l'amendement Volders ainsi concu: “A côté de la propagande active dans l'armée, il faut qu'en tous pays les représentants socialistes dans les Parlements s'engagent : 1- à refuser le budget militaire, 2- à proposer sans se lasser le désarmement”.
La question du Premier Mai appelle à la tribune M. Adler. “Nous ne voulons pas, dit-il, qu'on ôte au socialisme son côté sentimental, car, si nous repoussons les propositions nébuleuses et utopiques, nous ne voulons pas qu'on sacrifie le cœur à la tête, le sentiment à la stricte logique. - 4/7
Eh bien! nous avons eu la douleur de voir que les Allemands n'ont pas chômé au 1er mai 1892. Nous souhaitons qu'ils s'en repentent et reviennent à mieux agir».
“On dit, réplique M. BEBEL, que nous n'avons pas fêté avec assez de sérieux la journée du Premier mai! Le Congrès de Bruxelles a décidé de laisser à chaque pays une certaine autonomie dans le choix du jour et de la forme que doit revêtir la manifestation. Les Allemands ont cru devoir faire comme ils pouvaient, et ils feront de même à l'avenir. Précipiter les ouvriers congédiés par leurs patrons dans la misère serait une conduite criminelle. Nous voulons le chômage là où il est possible, nous le refusons partout où il serait dangereux».
Cette déclaration opportuniste est mal accueillie par la majorité de l'assemblée. La discussion est close après un discours amusant de M. Sceusa (Australien), qui explique qu'en Australie le 1er mai est au commencement de l'hiver, ce qui rendrait la manifestation un peu froide.
Les propositions de la Commission sont adoptées, malgré l'opposition de M. Bebel. Cest le premier échec, d'ailleurs peu important, qu'ait éprouvé jusque-là l'omnipotence germanique. Voici le texte de ces résolutions: Le Congrès décide: Qu'il y a lieu d'avoir une démonstration unique pour les travailleurs de tous les pays; que cette démonstration aura lieu le premier mai, et recommande le chômage partout où cela n'est pas impossible. Le Congrès décide en outre: 1- La démocratie socialiste de chaque pays a le devoir de faire tout ce qu'elle peut pour parvenir à la réalisation du chômage et d'encourager toute tentative faite dans ce sens par les différentes organisations locales; 2- La manifestation du premier mai pour la journée de huit heures doit en même temps affirmer en chaque pays l'énergique volonté de la classe ouvrière de mettre fin par la transformation sociale aux différences de classes et de manifester ainsi par la seule voie (sic) qui conduit à la paix dans l'intérieur de chaque nation et à la paix internationale.
Sur la question du Travail des femmes, de nombreuses oratrices réclament la parole. Ce sont Mesdames Kautsky, Eugénie Claceys, Adélaïde Dvorak, Clara Zetkin, Marguerite Irwin.
Les conclusions de la Commission sont votées par acclamations. En voici le texte:
1- Journée maxima de huit heures pour les femmes et de six heures pour celles âgées de moins de dixhuit ans; 2- Journée de repos ininterrompu (sic) de 36 heures par semaine; 3- Suppression du travail de nuit; 4- Défense du travail des femmes dans toutes les industries nuisibles à la santé; 5- Défense du travail des femmes enceintes deux semaines avant et quatre semaines après l'accouchement ; 6- Nomination d'inspectrices du travail dans toutes les branches d'industries où des femmes sont occupées; 7- Application des mesures ci-dessus à toutes les femmes occupées dans des usines, des ateliers, des magasins, dans l'industrie domestique ou agricole.
Enfin le Congrès aborde la grosse question de la Tactique politique du parti socialiste. Cette question est scindée en deux paragraphes: 1- Parlementarisme et agitation électorale, 2- Législation directe par le peuple. La proposition de la Commission, présentée par M. Vandervelde, proclame ce principe:
«L'action politique n'est qu'un moyen, et même un moyen accessoire, mais le but est l'émancipation économique du prolétariat. L'action législative est impuissante, quand elle n'est pas fondée sur une solide organisation ouvrière nationale et internationale. Cependant, pour réaliser des réformes d'intérêt immédiat, il faut une action politique, soit dans des Parlements, soit parmi les ouvriers, qui tous doivent conquérir d'abord leurs lois politiques. Mais il importe de mettre en première ligne sur les programmes, pour éviter les défaillances possibles, le but révolutionnaire du mouvement socialiste, qui poursuit la transformation complète de la société actuelle, au point de vue économique, politique et moral. En outre, il est déclaré que jamais l'action politique ne peut servir de prétexte à des compromissions ou des alliances qui porteraient atteinte aux principes ou à l'indépendance des partis socialistes: n'oublions pas qu'en certains pays il faut encore louvoyer avec le radicalisme bourgeois pour obtenir le suffrage universel. Là même où le suffrage universel existe, il faut qu'il ne soit plus faussé par des circonscriptions arbitraires, comme en Allemagne; il faut surtout le compléter par le droit d'initiative, le référendum et la représentation proportionnelle. Avec cette tactique-là, nons vaincrons rapidement les partis bourgeois, impuissants et divisés».
Le point de vue opposé à celui de la Commission est nettement indiqué par la proposition du parti ouvrier de Hollande: “Le Congrès recommande aux partis ouvriers de tous les pays de ne se servir des élections, que dans un but d'agitation; de ne faire entrer leurs représentants dans les parlements que pour protester contre l'ordre capitaliste, et de leur défendre de se mêler aux travaux parlementaires; le Congrès doit s'expliquer sur la tendance de certains socialistes qui veulent faire du socialisme une réglementation du travail et établir une sorte de socialisme d'État sous une forme nouvelle; le Congrès examine la possibilité d'une entente entre les socialistes révolutionnaires et les communistes anarchistes”.
Ce projet est défendu par M. Vliegen (Hollandais), qui combat “le parlementarisme corrupteur des plus socialistes”: “Les compromis avec les partis bourgeois, dit-il, la prédominance des intérêts de clocher amènent les députés socialistes à oublier leur principes, à perdre de vue le but poursuivi: la guerre des classes. Ne tendons jamais la main aux partis bourgeois, montrons-leur toujours le poing”.
Mais voici à la tribune M. Liebkkecbt. “On nous reproche, dit-il, de n'avoir pas placé assez nettement notre action politique sur le terrain révolutionnaire... C’est une erreur. Le programme du socialisme allemand est de tous les programmes le plus radical. Ceux qui nous trouvent aujourd’hui trop avancés ont tout appris de nous; sans nous ils n’existeraient même pas. Mais laissons ces attaques, qui ne nous atteignent pas, et venons à la question qui est à l’ordre du jour. La tactique est une question d’un ordre essentiellement pratique: il n’y a pas de tactique révolutionnaire: il y a une seule tactique, c’est le but qui est révolutionnaire. La tactique, elle, varie d’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre. Si l’Allemangne était aujourd’hui dans la situation de la Russie, les socialistes allemands n’emploieraient pas d’autres tactiques que celles des nihilistes russes. Nous pensons qu’il faut mettre en oeuvre contre l’Etat actuel, contre la Société actuelle, tous les moyens que nous donnent l’Etat actuel et la Société actuelle. Là où le suffrage universel existe, nous l’utilisons; là où il n’existe pas encore,nous cherchons à le conquérir. Comme la tactique, la puisssance politique (Staats machinerie) n’est en elle-même ni réactionnaire,ni révolutionnaire: elle est ce que sont ceux qui la détiennent. Elle n’est qu’un instrument qui fait ce que veut le parti qui la manie. Aujourd’hui cette puissance est une arme que l’on emploie contre nous: demain, ce sera une arme que nous emploierons contre nos adversaires. C’est l’épée dont l’ennemi nous frappe, saisissons-la pour la diriger contre lui! Voilà pourquoi nous admettons l’action politique”.
“Nous avons déjà lu cela!” s’écrit Cornelissen. “Oui, répond Liebknecht, et nous l’avons fait avant que vous fussiez né! On a parlé de corruption exercée sur les députés socialistes par le parlementarisme. Si nous sommes des corrompus, pourquoi ne nous exclut-on pas du parti comme des brebis galeuses? On a flétri les compromis avec les partis bourgeois avancés. Nous autres, Allemands, nous n’en voulons pas chez nous, parce que ces compromis y sont inutiles et impossibles: mais pourquoi interdirions-nous aux socialistes des autres pays d’en conclure, là où ils sont nécessaires pour le développement de notre parti? Et puis, nous croyons aux actes plus qu’aux paroles. Si le prolétariat veut s’émanciper du joug capitaliste, il faut d’abord qu’il s’émancipe du joug de la phrase révolutionnaire. Sans doute celui qui agit peut se tromper et se trompe: celui-là ne se trompe jamais, comme le jeune muscadin qui m'a interrompu, qui n'a jamais rien fait! Sans doute le général qui conduit ses troupes en avant fait parfois un écart à droite ou à gauche. Qu'importe, s'il ne perd jamais de vue la véritable direction. Citoyens, je vous adjure d'oublier toute division, et d'avoir confiance pour diriger la lutte en ceux qui ont été là à la première heure de la bataille”.
M. Allemane veut la législation directe par le peuple, dont la Suisse a donné la première l'exemple à l'Europe. “Chose étrange! dit-il, ce sont les compatriotes du grand Karl Marx qui, aujourd'hui, sont le plus éloignés de ses principes. Le grand théoricien allemand l'a dit : la commune ne doit pas être parlementaire; elle doit être ouvrière, à la fois législative et exécutive. Qu'est-ce là, sinon la législation directe par le peuple? En France, les bontés récentes du parlementarisme nous ont convaincus de la nécessité urgente de cette évolution. A l’ouïe des scandales affreux du monde parlementaire, notre coeur a bondi d'indignation, mais le peuple n'a pas bougé, révélant ainsi la corruption de l'esprit public. Au nom du socialisme, au nom de l'avenir, je vous conjure d'étudier partout la législation directe par le peuple”.
Enfin le vote a lieu: toutes les nationalités admettent la tactique préconisée par la Commission, sauf la Hollande.
Dès lors le Congrès renonce à discuter à fond les questions encore inscrites à l'ordre du jour. Il se borne à entendre les rapports présentés sur les questions peu controversées. C’est ainsi que sur la proposition de M. Jaclard la résolution suivante est votée par acclamation:
Le Congrès affirme le droit de la communauté au sol et au sous-sol. Le Congrès déclare qu’un des devoirs les plus impérieux, pour la démocratie socialiste dans tous les pays, est d'organiser les travailleurs agricoles, aussi bien que les travailleurs industriels, et de les incorporer dans les rangs de la grande armée du socialisme universel. Le Congrès décide que toutes les nationalités présenteront au prochain Congrès un rapport sur les progrès de la propagande dans les campagnes et en général sur la situation agraire dans leurs pays respectifs. Les rapports indiqueront notamment quelle attitude, quels moyens et quelle méthode de propagande les socialistes considèrent comme le mieux appropriés à la situation agraire dans leur pays, à l'égard des différentes catégories de travailleurs agricoles: salariés, petits propriétaires, métayers, etc. Le Congrès décide que la question agraire, en raison de son importance capitale et de l'attention insuffisante qui lui a été accordée jusqu'ici dans les Congrès internationaux, figurera à l'ordre du jour du prochain Congrès, et en tête de cet ordre du jour.
M. Volders propose l'organisation par corporations, la formation en fédération nationale des associations de même métier, la création de fédérations internationales formées par les groupements fédéraux de même métier. On aurait ainsi une vaste association syndicale internationale correspondant de pays à pays par l'intermédiaire des secrétariats du travail.
La proposition Volders est adoptée par douze voix contre six.
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Léon de SEILHAC “Les Congrès Ouvriers en France (1876-1897)” Bibliothèque du Musée Social Editeurs: Armand COLIN et compagnie - 1899 Extrait constitué des pages 242 à 259
Nous reprenons ici notre article de décembre 2015 et le rapport adressé par Rosa Luxemburg à ce Congrès. Nos remarques sur la montée du nationalisme gardent toute leur acuité.
Il s'agit du 1er texte publié dans les Gesammelte Werke. Non signé, il est présenté comme rédigé par la rédaction de la "Sprawa Robotnicza", journal créé par le courant de Rosa Luxemburg et Leo Jogiches dans le même temps que leur parti, le SDKPiL.
Il constitue le premier acte au sein du mouvement ouvrier international de ces militants en lutte contre le développement du "social-patriotisme", c'est-à-dire, puisqu'il faut peut-être réexpliquer aujourd'hui ce terme, le développement du mouvement nationaliste au sein du mouvement ouvrier, incarné en Pologne par le Parti Socialiste Polonais.
Il est inédit en français sur le net. La traduction a été assurée par nos soins, nous accueillons volontiers toute amélioration de celle-ci.
La raison qui nous amène à privilégier la traduction en vue de publication sur le blog de ces premiers textes de Rosa Luxemburg témoignant de son combat contre le nationalisme au sein du mouvement ouvrier, vient de la nécessité qui resurgit aujourd'hui de donner à chacun les moyens d'une réflexion contre le développement du nationalisme prôné par la social-démocratie au pouvoir et même au sein d'autres courants dits de gauche, ce sont des outils pour un internationalisme fondé et réfléchi.
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Rapport adressé au IIIème Congrès ouvrier socialiste international de Zurich, 1893 sur l'état et le développement du mouvement social-démocrate en Pologne russe de 1889 à 1893.
Source allemande : Gesammelte Werke,
Dietz Verlag, Pages 5 - 13
Traduction : Dominique Villaeys-Poirré et
mise en ligne, décembre 2015.
Chers camarades! C’est la première fois que les sociaux-démocrates polonais de la Pologne sous domination russe participent à votre Congrès.
Venant du sombre empire du despotisme et de la réaction la plus rigide, les travailleurs de Varsovie et de Lodz envoient leur délégué, qui est aussi le nôtre, participer au Parlement des travailleurs des deux mondes.
Nous vous envoyons nos salutations fraternelles et l'heureux message que les principes sociaux-démocrates ont pris racine chez nous aussi et que, malgré les poursuites de la bourgeoisie alliée à une puissance policière brutale, le drapeau rouge est devenu pour les masses ouvrières polonaises l’étendard de son combat pour son émancipation. Pendant que vous volez à l’Ouest de victoire en victoire, nous menons à l’Est, fidèles aux principes de la social-démocratie internationale, sans faillir, le combat contre le despotisme russe, ce dernier et puissant rempart de la réaction européenne. Les conditions politiques fondamentalement différentes nous contraignent à adopter une autre méthode de lutte différente dans sa forme. Poussés par la nécessité, nous enveloppons notre inlassable travail de l'obscurité de la conspiration, nous mettons en danger sans cesse notre liberté et nos vies, et nous ne pouvons donc agir comme vous librement et ouvertement et nous ne pouvons qu'au coup par coup, dans des cas précis, comme au 1er mai, nous joindre à vos formes de lutte. Naturellement, les formes et les moyens de ce combat doivent être autres. C'est pourquoi, parmi les résolutions prises lors des importantes réunions où vous évoquez les moyens et les formes que doit utiliser le prolétariat des deux mondes pour atteindre les buts qu'il s'est fixés, peu peuvent être appliquées dans notre situation.
Le mouvement socialiste dans ce que l'on nomme "la Pologne issue du Congrès" existe depuis presque 15 ans, cependant ce mouvement ne pouvait être qualifié jusqu'à ces quatre dernières années de social-démocrate. Le parti révolutionnaire "Prolétariat" auquel revient l'immense mérite d'avoir donné naissance aux premiers courants socialistes et de les avoir fusionnés dans un seul ensemble organique et qui a dirigé le mouvement jusqu'en 1889, a certes formellement reconnu les principes généraux exprimés dans le Manifeste communiste, cependant il n'était pas simple de mettre en application ces principes dans de nouvelles conditions dans un Etat dont les conditions politiques sont si totalement différentes de celles de l'Europe occidentale. Ce parti n'est pas parvenu à résoudre cette tâche. Parallèlement, il faut garder à l'esprit, l'influence exercée par le combat héroïque du parti révolutionnaire "Narodnadja Wolna" sur notre mouvement. Ce duel héroïque des révolutionnaires contre le tyran tout puissant a suscité la plus grande admiration et a éveillé involontairement beaucoup d'espoirs. Aussi n'est-il pas étonnant que le Parti Socialiste Polonais partant du présupposé, exact, d'un combat commun avec les révolutionnaires russes soit tombé complètement sous l'influence de ce parti et, en contradiction avec le programme formel, ait pris la forme du blanquisme utopique à caractère conspiratif.
Selon les conceptions des révolutionnaires d'autrefois, la chute du tsarisme allait de pair avec la révolution sociale. Comme leur parti frère, la "Narodnadja Wolna", les révolutionnaires d'autrefois étaient persuadés que la révolution peut être amenée par un petit nombre de conspirateurs décidés, ayant la volonté d'agir et conscients du but à atteindre. Ils attribuaient à la grande masse du prolétariat comme seul rôle celui de soutenir au moment décisif les conspirateurs socialistes.
Conformément à cette analyse, l'action du parti était pratiquement totalement orientée vers l'éveil de sentiments révolutionnaires au moyen de proclamations et actes terroristes. On pensait peu ou pas du tout à élever le niveau matériel et la conscience des masses prolétaires au sein de la société actuelle. On négligeait totalement de considérer comme prochain objectif d'obtenir de l'Etat actuel des concessions politiques et sociales, circonstancielles, comme le font les partis ouvriers de tous les pays. Le parti se contentait de gagner des individus - ce en quoi il a grandement facilité ensuite l'action social-démocrate - et d'autre part d'éveiller au sein des masses la haine contre le despotisme et l'ordre social dominant; le parti travaillait, vivant dans un pays despotique, sur une révolution sociale à court terme. Régulièrement, il était contraint de se rallier, même s'il était en cela en contradiction avec le caractère général de son action, aux mouvements se manifestant de manière autonome au sein des masses et orientés vers des buts politiques ou sociaux propres., de même, il participa au 1er mai 1890.
Pour parvenir cependant au rôle qui lui revient et pour devenir l'expression véritable du combat de classe des travailleurs, le socialisme devait rompre définitivement avec la tradition blanquiste et se placer sur le terrain du mouvement ouvrier de l'Europe occidentale. Ce bouleversement des conceptions et de la tactique des socialistes a commencé en 1889 pour parvenir finalement à l'existence d'un mouvement social-démocrate indépendant. Il a enfin été compris que le rôle du parti social-démocrate consiste à diriger, conscient du but à atteindre, le combat du prolétariat
De cette manière, les sociaux-démocrates devinrent peu à peu les véritables dirigeants du mouvement ouvrier et gagnèrent en popularité et la confiance des larges masses.
L'attitude décidée adoptée par les travailleurs força la bourgeoisie et le gouvernement à faire des concessions; ici et là, les travailleurs obtinrent des salaires plus élevés, une réduction du temps de travail, le gouvernement se posa, obligé par la nécessité, en protecteur du travail, surveilla la mise en place d'une législation de protection des travailleurs, répondant aux besoins les plus essentiels, ce qui permit de réduire au moins les maux les plus criants; le nombre des services d'inspection des usines et des inspecteurs fut augmenté. Naturellement, ici et là comme dans les autres Etats, fut menée une "politique sociale d'en haut", pour la galerie et non pour résoudre fondamentalement les problèmes.
Le combat politique est imposé au prolétariat du fait de l'attitude du gouvernement dans les questions économiques; car d'une part cette politique de protection des travailleurs est une tromperie, offre de misérables moyens palliatifs, qui restent pour une grande part lettre morte, d'autre part, elle cherche à vaincre toute volonté indépendante des classes opprimées par la force policière la plus brutale. Les grèves sont interdites en vertu d'ordonnances spéciales et quand elle ont lieu malgré tout, la police et l'armée sont prêtes à les combattre par la force. Les associations ouvrières et les caisses de grève sont également interdites et si elles sont découvertes, de lourdes peines de prison menacent les participants. Tout fait de ce type constitue un enseignement pour les travailleurs et confirme l'enseignement social-démocrate; car chacun de ces faits montre clairement et manifestement que l'absolutisme est une barrière qui rend impossible toute amélioration de la situation actuelle de la classe ouvrière, de même qu'elle constitue un obstacle aux aspirations social-démocrates, que tous les efforts du prolétariat doivent être orientés vers le renversement de cette barrière, il montre que toutes les forces doivent s'employer à arracher une constitution démocratique au tsarisme. Cette devise de la social-démocratie, le combat politique pour les droits et la liberté, se fait entendre le plus fortementr lors du 1er mai.
Le 1er mai a revêtu dès le premier moment auprès du Prolétariat sa pleine signification. Dès 1890, environ une dizaine de milliers d'ouvriers, principalement à Varsovie, ont manifesté en même temps que les travailleurs du monde entier. L'année suivante, ce chiffre était monté déjà à 20 000 jusqu'à 30 000 et, en dehors de Varsovie, des travailleurs ont manifesté à Lodz et Zyradow. Le 1er mai 1892, durant lequel, à Lodz, 80 000 ouvriers cessèrent le travail et qui se termina par un bain de sang à la suite de provocations policières, a attiré l'attention de l'Europe entière. Cette année aussi malgré la terrible hemorragie subie par le parti du fait de nombreuses arrestations, malgré la cruauté raffinée et l'espionnage exercés par le gouvernement, quelques milliers de travailleurs ont brandi l'étendard des huit heures et ce n'est que par le déploiement dans les villes ouvrières de toute la puissance militaire, que "l'ordre fut maintenu".
Par son caractère et sa signification, le 1er mai chez nous est le plus proche du 1er mai en Autriche; mais il a pour nous une signification encore plus grande, car il constitue la seule occasion de manifester en masse de manière ouverte. Le 1er mai ébranle les masses ouvrières les plus larges et les réveille d'un profond sommeil. Du fait de notre situation, il ne peut revêtir d'autre forme que celle de l'arrêt du travail. Cette forme concrète, claire de manifester est seule en mesure de susciter l'enthousiasme et d'exercer une influence; elle revêt comme en Autriche la forme d'une manifestation politique. Du fait du manque total de libertés et de droits, elle lie la revendication des huit heures avec le droit de vote, le droit d'association, la liberté de conscience, de langue, de parole et d'écrire. Ces revendications sont toutes exprimées à cette occasion dans des proclamations écrites. Enfin, le 1er mai est la seule forme concrète qui rend visible la solidarité internationale de nos masses ouvrières; il constitue presque la seule opportunité pour notre prolétariat de se sentir et d'agir comme membre de la puissante armée internationale des travailleurs.
C'est ainsi que l'on peut décrire l'action de notre social-démocratie durant ces quatre dernières années. Appuyée sur les principes de la social-démocratie internationale, elle poursuit sans faillir son but; chaque pas en avant est payé cher par elle. Dans ce court laps de temps de quatre ans, des centaines de camarades ont été privés de liberté; sur les quatre 1er mai, deux se sont terminés comme à Fourmies par un affrontement sanglant avec l'armée. - En 1891, les travailleurs celèbrent dans le calme et avec sérieux, comme partout, le 1er mai, l'armée les attaque et provoque un affrontement sanglant. L'année suivante, 80 000 travailleurs livrent une bataille en règle avec la soldatesque, là aussi suite à une provocation de la part de la police. Les arrestations arrachent presque chaque jour des camarades des rangs des combattants; la "Citadelle" à Varsovie manque souvent de place pour incarcérer tous les prisonniers, et malgré ce sacrifice, le combat continue de manière opiniâtre. Une nouvelle arme vient justement d'être mise à sa disposition dernièrement, sous la forme d'un journal ouvrier social-démocrate, paraissant à l'étranger, la "Sprawa Robotnicza".
Le mouvement ouvrier dans le Royaume de Pologne est devenu peu à peu une élément important de notre vie sociale. Conformément à sa tradition historique, la bourgeoisie s'est vouée entièrement à la recherche effrènée de profit et a sacrifié pour le plat de lentilles de ses intérêts matériels garantis par le gouvernement, toutes ses aspirations patriotiques et politiques avec un cynisme manifeste. Le marché russe qui lui permet de réaliser sa plus-value sur les travailleurs polonais, en fait un soutien fidèle du "trône et de l'autel"; elle n'existe pas en tant que force politique indépendante. La petite-bourgeoisie polonaise est encore celle qui est le plus traversée par les traditions révolutionnaires patriotiques; ses intérêts opposés à ceux de la grande industrie, qui s'est développée du fait du lien politique avec la Russie, nourrit son patriotisme et en fait des adeptes de l'indépendance de la Pologne. Mais la petite-bourgeoisie est aussi peu indépendante dans son action que la grande-bourgeoisie. Le seul élément actif oppositionnel dans notre société est la classe ouvrière. Naturellement, toute aspiration politique, tout mouvement oppositionnel cherche à en faire son porte-parole. Mêmes nos "intellectuels" patriotes, qui épousent inconsciemment sur le terrain social les idéaux petits-bourgeois, cherchent à attirer le mouvement ouvrier dans les eaux patriotiques; d'ou les tentatives de ces "intellectuels" ces derniers temps de fondre le programme d'une restauration d'un empire polonais indépendant avec celui de la social-démocratie en une synthèse social-patriote. Mais le premier essai pratique, de plaquer sur le 1er mai de cette année, un caractère semi-patriotique, a échoué du fait de la résistance énergique du prolétariat social-démocrate conscient de son identité de classe.
L'orientation patriotique, l'idéal d'un empire polonais indépendant n'a aucune chance de gagner à sa cause le prolétariat social-démocrate. L'histoire économique et sociale des trois parties de l'ancien royaume de Pologne les a intégrées de manière organique aux trois pays qui les ont annexées et a créé dans chacune des parties des aspirations et des intérêts propres. Sur un marché mondial chroniquement saturé, la grande industrie de l'ancienne Pologne n'existe et ne peut se développer aujourd'hui que dans une coexistence politique avec la Russie, d'où est né un ensemble économique liant les deux pays. Ce lien économique est renforcé encore continuellement par une politique habile du gouvernement russe qui favorise de manière générale le développement de l'industrie polonaise en partie dans le but de gagner la classe capitaliste dans l'intérêt de la russification, en partie pour ses propres intérêts économiques. Du fait de ce lien économique, qui trouve ses racines dans la logique du capitalisme, l'aspiration à créer un Etat capitaliste polonais ne repose sur aucune base réelle. Le patriotisme, de ce fait, devient un programme auquel les souhaits subjectifs de ses créateurs servent de fondement et pour lequel l'éventualité incalculable d'une guerre européenne sert de moyen de réalisation. Le soutien de la démocratie européenne, sur laquelle comptent nos patriotes ne peut pas remplacer cependant du fait de son énorme importance morale le manque de base matérielle du programme.
Le programme d''une restauration de la Pologne indépendante, ne s'appuyant pas sur une réalité, il ne peut créer d'action politique correspondant aux besoins du prolétariat. Un programme minimal de la classe ouvrière commun aux trois parties de la Pologne, alors qu'une partie jouit d'une liberté politique relativement large et du droit de vote, que la deuxième possède des droits politiques modestes et doit conquérir le droit de vote, et que la troisième se trouve complètement sous le joug de l'absolutisme, un tel programme commun est impossible pratiquement dans la mesure où l'action d'un parti ouvrier doit toujours correspondre aux conditions existantes. Adopter un tel programme aujourd'hui sur le plan politique signifierait renoncer à toute action poliique. Cependant, la classe ouvrière doit mener une telle action, elle ne peut être gagnée que pour des revendications réelles, pour des revendications qui entraînent un combat au nom de besoins réels, proches et essentiels. Une telle action politique reposant sur des conditions réelles correspond aujourd'hui pour le prolétariat de Galicie au combat commun avec le prolétariat de toute l'Autriche pour le suffrage universel. Pour le prolétariat de Posnanie et de Silésie c'est le combat commun avec la social-démocratie allemande. Pour le prolétariat de la Pologne russe, c'est le slogan, correspondant véritablement à ses conditions de vie et commun à l'ensemble du prolétariat de l'empire russe : abattre l'absolutisme.. Ce programme vient des nécessités de son combat économique quotidien tout comme de ses aspirations socialistes. Ce programme lui permet de se protéger de la politique de russification du gouvernement, en se donnant pour but l'obtention des droits politiques qui correspondent le plus étroitement à ses intérêts sur le plan local. Ce programme enfin mène directement la classe ouvrière au triomphe du socialisme et rapproche le moment de la disparition définitive de toute forme d'oppression, fait disparaître l'oppression de la nationalité polonaise définitvement et enlève toute base à l'oppression culturelle.
Le programme, qui se donne comme tâche d'abattre le tsarisme, ne compte pas sur des bouleversements hypothétiques pour parvenir à son but, il ne fait pas dépendre son existence des souhaits et idéaux d'individus et de classes sans plus aucune vie. Il naît au contraire du cours objectif de l'histoire, qui voit disparaître une économie agricole patriarcale et de ce fait enterre les fondements matériels du tsarisme, qui voit parallèlement le développement du capitalisme et la création de ce fait de la force politique qui le renversera - le prolétariat.
Décidée dans son propre intérêt à imposer une nouvelle forme politique, notre classe ouvrière a une haute conscience qu'elle agit pour le bien commun du prolétariat international, qu'elle contribue en combattant le rempart le plus puissant de la réaction européenne, réellement au triomphe des buts fondamentaux qui unissent aujourd'hui dans un même sentiment et une même aspiration des milliers de camarades dans le monde entier.
Rapport adressé au IIIème Congrès socialiste des Travailleurs, Zurich 1893 sur l'état et le développement du mouvement social-démocrate en Pologne russe de 1889 à 1893. rédigé par la rédaction du journal "Sprawa Robotnicza" (La cause ouvrière), organe des sociaux-démocrates du Royaume de Pologne.