En 1908 - 1909, Rosa Luxemburg publie en polonais une série d'articles, réunis sous le nom de "La question des nationalités et l'autonomie". On sait que dès 1893, elle crée un parti sur des bases de classe et que c'est un combat de toute une vie qui s'exprime dans cette analyse théorique. Parmi les raisons majeures qui la fait s'opposer à l'idée de lutte pour l'autonomie, elle cite l'impérialisme.
"La question des nationalités et l’autonomie", série d'articles parus dans le Przeglad Socjaldemokratyscny de août à décembre 1908 et juin à septembre 1909 (note Gesammelte Briefe Tome 3, P 9)
Citations
"Le fruit de cette tendance est la ruine incessante de l’indépendance d’un nombre toujours croissant de pays et de peuples, de continents entiers."
"C’est justement le développement du commerce mondial à l’époque du capitalisme qui entraîne la décadence inévitable, quoique parfois lente, de toutes les sociétés plus primitives, qui détruit leur manière historiquement constituée de s’« autodéterminer », les rend dépendantes de la meule du développement capitaliste et de la politique universelle qui broie tout."
"Et si la social-démocratie combat de toutes ses forces la politique coloniale dans son principe et dans tous ses symptômes et s’efforce inlassablement d’empêcher qu’elle continue de progresser, elle se rend bien compte que cette évolution, de même que l’émergence de la politique coloniale plongent ses racines profondes dans les fondements de la production capitaliste, qu’elles accompagneront immanquablement les progrès ultérieurs du capitalisme et que seuls d’innocents « apôtres bourgeois de la paix » peuvent croire que les États actuels se détourneront de cette voie. Compte tenu de cette évolution et de la nécessité, pour les grands États capitalistes, de lutter pour l’existence sur le marché international, de participer à la politique mondiale et d’acquérir des possessions coloniales, « ce qui remplit le mieux sa fonction dans les conditions actuelles », c’est-à-dire ce qui correspond le mieux aux besoins de l’exploitation capitaliste, ce n’est pas « l’État national » – comme le suppose Kautsky – mais l’État conquérant. Et si l’on compare les différents degrés de rapprochement à ce prétendu idéal, ce qui correspond le mieux à cette fonction, ce n’est pas, par exemple, l’État français qui, au moins dans sa partie européenne est à peu près nationalement homogène, encore moins l’État espagnol qui, d’impérialiste qu’il était, s’est presque intégralement transformé en « État national » après s’être débarrassé de ses colonies, mais ces États qui s’appuient sur l’oppression nationale aussi bien en Europe que dans le monde entier : les États anglais et allemand, les États-Unis d’Amérique du Nord qui recèlent en leur sein la plaie béante de l’oppression des Noirs et conquièrent les peuples asiatiques."
"Certes, on peut poser le problème beaucoup plus simplement si l’on sépare la question des annexions coloniales de celle des nationalités en général. C’est d’ailleurs l’attitude qu’adoptent souvent, consciemment ou inconsciemment, les défenseurs des « droits des peuples » ; attitude qui correspond à la conception de la politique coloniale d’un Éduard David dans la social-démocratie allemande ou d’un Van Kol dans la social-démocratie hollandaise, par exemple, qui considèrent les annexions coloniales en général comme l’expression de la mission civilisatrice des peuples européens ..."
"Si seuls les peuples européens sont reconnus comme nations véritables alors que les peuples coloniaux ne seraient que des « ressources alimentaires », on peut parler d’« États nationaux » en Europe et y inclure par exemple la France, le Danemark ou l’Italie et on peut aussi réduire le problème des nationalités aux complications internes à l’Europe. Mais dans ce cas, le « droit des nations à l’autodétermination » devient théorie des races dominantes et trahit nettement son origine : l’idéologie du libéralisme bourgeois et son crétinisme « européen ». "
L'extrait
Le deuxième trait fondamental de l’évolution récente qui condamne cette idée à n’être qu’une utopie est l’impérialisme capitaliste. L’exemple de l’Angleterre et de la Hollande montre que, dans certaines circonstances, un pays capitaliste peut même sauter complètement l’étape transitoire de l’« État national » et édifier dès l’époque de la manufacture un État colonial. Tous les grands États capitalistes ont suivi aux XVIIIème et XIXème siècles l’exemple de l’Angleterre et de la Hollande qui ont commencé à conquérir des colonies dès le début du XVIIème siècle. Le fruit de cette tendance est la ruine incessante de l’indépendance d’un nombre toujours croissant de pays et de peuples, de continents entiers.
C’est justement le développement du commerce mondial à l’époque du capitalisme qui entraîne la décadence inévitable, quoique parfois lente, de toutes les sociétés plus primitives, qui détruit leur manière historiquement constituée de s’« autodéterminer », les rend dépendantes de la meule du développement capitaliste et de la politique universelle qui broie tout. Il faut être victime d’un aveuglement formaliste pour prétendre qu’à l’heure actuelle, par exemple, la nation chinoise – que l’on considère la population de cet État comme une nation ou comme plusieurs nations – « décide de son propre sort ». L’effet destructeur du commerce mondial est suivi de l’annexion directe ou de la dépendance politique des pays coloniaux à des degrés et sous des formes divers.
Et si la social-démocratie combat de toutes ses forces la politique coloniale dans son principe et dans tous ses symptômes et s’efforce inlassablement d’empêcher qu’elle continue de progresser, elle se rend bien compte que cette évolution, de même que l’émergence de la politique coloniale plongent ses racines profondes dans les fondements de la production capitaliste, qu’elles accompagneront immanquablement les progrès ultérieurs du capitalisme et que seuls d’innocents « apôtres bourgeois de la paix » peuvent croire que les États actuels se détourneront de cette voie. Compte tenu de cette évolution et de la nécessité, pour les grands États capitalistes, de lutter pour l’existence sur le marché international, de participer à la politique mondiale et d’acquérir des possessions coloniales, « ce qui remplit le mieux sa fonction dans les conditions actuelles », c’est-à-dire ce qui correspond le mieux aux besoins de l’exploitation capitaliste, ce n’est pas « l’État national » – comme le suppose Kautsky – mais l’État conquérant. Et si l’on compare les différents degrés de rapprochement à ce prétendu idéal, ce qui correspond le mieux à cette fonction, ce n’est pas, par exemple, l’État français qui, au moins dans sa partie européenne est à peu près nationalement homogène, encore moins l’État espagnol qui, d’impérialiste qu’il était, s’est presque intégralement transformé en « État national » après s’être débarrassé de ses colonies, mais ces États qui s’appuient sur l’oppression nationale aussi bien en Europe que dans le monde entier : les États anglais et allemand, les États-Unis d’Amérique du Nord qui recèlent en leur sein la plaie béante de l’oppression des Noirs et conquièrent les peuples asiatiques. […]
Certes, on peut poser le problème beaucoup plus simplement si l’on sépare la question des annexions coloniales de celle des nationalités en général. C’est d’ailleurs l’attitude qu’adoptent souvent, consciemment ou inconsciemment, les défenseurs des « droits des peuples » ; attitude qui correspond à la conception de la politique coloniale d’un Éduard David dans la social-démocratie allemande ou d’un Van Kol dans la social-démocratie hollandaise, par exemple, qui considèrent les annexions coloniales en général comme l’expression de la mission civilisatrice des peuples européens, mission qui serait indispensable même dans un système socialiste. On peut résumer cette conception comme application « européenne » du principe philosophique de Fichte dans la célèbre paraphrase de Ludwig Börne : « je suis moi – tout ce qui est en dehors de moi est ressource alimentaire ».
Si seuls les peuples européens sont reconnus comme nations véritables alors que les peuples coloniaux ne seraient que des « ressources alimentaires », on peut parler d’« États nationaux » en Europe et y inclure par exemple la France, le Danemark ou l’Italie et on peut aussi réduire le problème des nationalités aux complications internes à l’Europe. Mais dans ce cas, le « droit des nations à l’autodétermination » devient théorie des races dominantes et trahit nettement son origine : l’idéologie du libéralisme bourgeois et son crétinisme « européen ». Dans l’acception des socialistes, ce droit doit avoir, par sa nature même, un caractère universel ; l’élucider suffit pour montrer que l’espoir de réaliser ce « droit » au sein du système existant est une utopie en contradiction directe avec la tendance du développement capitaliste sur lequel la social-démocratie a fondé son existence ; car l’objectif qui consiste à partager tous les États existants en unités nationales, délimitées sur le modèle des États et petits États nationaux, est une entreprise parfaitement désespérée et, d’un point de vue historique, réactionnaire.
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