Je travaille en ce moment sur une courte période, début 1910. La parution d'un tome 7 des Gesammelte Werke en Allemagne donne en effet accès à de nouveaux documents : les articles de presse relatant les meetings tenus dans toute l'Allemagne par Rosa Luxemburg.
A la recherche du fil rouge de sa pensée et son action contre le colonialisme, le militarisme, l'impérialisme dans le quotidien de ses luttes et travaux tout au long de sa vie, je découvre émerveillée comment continue à se structurer à ce moment sa pensée sur la grève de masse et sa conscience de l'importance de la transmission de cette pensée auprès des masses.
En construisant un tableau synoptique de la correspondance et des textes, on peut en effet suivre comme dans un livre ouvert, la naissance et le développement de sa pensée et de son action. Cela m'est arrivé à de multiples reprises dans l'étude simultanée des lettres et des textes, comme lors de la guerre de Chine par exemple où sa pensée anticolonialiste surgit dans toute sa force dans les lettres, les textes et les interventions au Congrès de l'Internationale.
Nous sommes donc début 1910, Rosa Luxemburg se jette à corps perdu dans la bataille sur la réforme de la loi électorale. On pourrait penser que cela devrait être secondaire pour elle. En fait, rien n'est jamais secondaire, car cela s'inscrit dans sa lutte contre le réformisme et pour l'action révolutionnaire, cette lutte qui verra son assassinat par ceux-là même qu'elle a toujours combattus : les tenants du courant réformiste.
Tout part d'un article que refuse le Vorwärts, puis la Neue Zeit car il parle d'un sujet devenu tabou, la grève de masse. Kautsky, et même Bebel intriguent pour que l'article ne paraisse pas. Alors Rosa Luxemburg donne son article à la presse de province qui le publie. Il est aussitôt pris et repris.
Le parti pour canaliser les masses, organise des petites réunions électorales, avec mot d'ordre de ne pas manifester après. Apprenant la défection d'un orateur, Rosa Luxemburg se glisse dans la campagne, fait un tabac et perçoit tout de suite l'importance de cette tribune. Elle décide de terminer aussi vite que possible ses cours à l'Ecole du parti.
Et suivront 12 meetings regroupant à chaque fois plusieurs centaines voire plus de 1500 personnes qui se pressent pour l'écouter. C'est cela que nous apprennent les comptes rendus dans la presse repris dans le tome 7.
Ses interventions sont très structurées, elle indique dans l'une de ses lettres le soin qu'elle met à rédiger la trame de ce discours.
Il commence par la référence historique à 1848 et la trahison de la bourgeoisie qui a préféré s'allier aux pouvoir plutôt que de tenter sa chance historique en instaurant la république. En s'appuyant sur Marx, elle montre la logique de classe de cette attitude.
Puis elle s'appuie sur des références à l'histoire récente. L'exemple de la petite Belgique célèbre paradis des capitalistes, où l'on disait les travailleurs abrutis par le schnaps et les curés dit-elle et qui se soulève en 1886, puis en 1891 et 1893 pour le suffrage universel. Elle a cette belle image : Trouvez-moi un Etat qui peut abattre 175 000 ouvriers, malheur à celui qui y réussirait, il aurait assassiné les abeilles qui nourrissent les reines.
Le deuxième exemple est bien entendu la Russie qui semblait une exception, "la sainte Russie qui dormait dans les bras du petit père" dit-elle. 1ère grève de masse le 22 janvier 1905, puis la révolution et son échec. L'échec de la révolution, Rosa Luxemburg en parle ainsi : on dit que les combats n'auraient servi à rien, qu'en Russie le gibet fait son sanglant travail, mais cela même montre bien que le temps de l'absolutisme est passé.
Et l'on peut imaginer l'émotion que devait faire passer Rosa Luxemburg, elle qui avait tout abandonné pour rejoindre cette révolution et qui avait été emprisonnée, elle dont nombre de camarades avait perdu la vie, dont son mentor quand elle était adolescente, Kasprasz. Jamais dit-elle les fruits d'une révolution n'ont été perdus, quelle que soit la répression sanglante.
Et Rosa Luxemburg de conclure, les classes dirigeantes doivent savoir qu'un jour viendra aussi en Prusse et dans l'Empire où elles seront réduites en poussière par les travailleurs en grève.
Rosa Luxemburg a imposé dans cette campagne le thème de la grève de masse. C'est son appel plus tard à la grève en cas de guerre qui lui vaudra l'un de ses emprisonnements.
Et c'est cette volonté révolutionnaire que le courant réformiste qu'elle combat noiera dans le sang lors de la révolution spartakiste, assassinant un 15 janvier 1919 ceux qu'il craignait plus que tout, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, sans oublier deux mois après Leo Jogiches, compagnon de lutte de toujours de Rosa Luxemburg.
Dominique Villaeys-Poirré
Je dédie ce texte à Jean Salem qui vient de disparaître