Messieurs, il y a quelques jours et conformément à une vieille habitude de cette maison, à laquelle sous ce rapport également, elle est restée fidèle, vous m’avez coupé la parole. Aujourd’hui vous devrez pourtant accepter que je vous dise ce que j’ai à dire.
Ma camarade, Rosa Luxemburg a, comme vous le savez, été condamnée l’année dernière, pour prétendue excitation de militaires à la désobéissance, à la peine scandaleuse d’un an de prison (Le député Stroebel : « Ecoutez ! Ecoutez ! »), sentence confirmée voici quelques mois par le tribunal du Reich. Au mois de janvier de cette année, elle obtint pour cause de maladie, un ajournement de peine jusqu’au 31 mars. Elle avait passé plusieurs semaines à l’hôpital de Schoeneberg et en était sortie sans être guérie pour suivre une cure.
Le 18 février, elle fut brusquement arrêtée dans son logement de Südende par deux membres de la police criminelle de Berlin, amenée en automobile à la préfecture de police de cette ville, à la section 7, c'est-à-dire à la police politique, non à la police criminelle. De là, elle a été, malgré l’intervention de son avocat, transportée dans « le panier à salade », en compagnie de criminels de droit commun, à la prison des femmes de la Barnimstrasse pour y purger sa peine.
Cette affaire révèle, avec la précision d’une expérimentation scientifique, le véritable caractère de la prétendue paix civile (le député Stroebel : « Très juste ! »). Nous ne nous plaignons pas du fait que cette peine, hautement politique, soit purgée maintenant, en dépit de cette prétendue paix : seuls peuvent s’en plaindre ceux qui ont cru à cette « paix » (Le député Stroebel : « Très juste !»), qui ont essayé ou essaient par leur bonne conduite, de se montrer dignes de ses bienfaits. Je sais que mon amie Rosa Luxemburg voit au contraire, tout comme moi, dans cette exécution de peine, un honneur, la preuve qu’elle a accompli d’une façon efficace, même en cette époque de confusion, son devoir, qui est de travailler dans un sens socialiste pour la défense des intérêts du peuple.
Mais, messieurs, ce qu’il y a de remarquable est le fait – et je le souligne tout particulièrement – qu’elle a été arrêtée pour purger sa peine malgré l’ajournement jusqu’au 31 mars qui lui avait été accordé, sans qu’on l’ait invitée – parce qu’on pensait que les conditions du maintien de l’ajournement n’existaient plus – à se présenter volontairement pour être incarcérée. On l’a arrêtée et emmenée sans qu’il y ait eu aucune sommation de ce genre, sans lui donner la possibilité de se présenter elle-même à la prison.
La façon dont on a procédé est au-dessous de toute critique. Ce transport dans le « panier à salade » avec tous les détails dont j’ai parlé tout à l’heure, justifie les pires reproches à l’égard des fonctionnaires de la police responsables de cette façon de faire. (« Très vrai !» sur les bancs des sociaux-démocrates.)
La raison de ces mesures est d’une importance politique considérable. Avant même que la presse de notre parti ait publié la nouvelle de cette arrestation, la Deutsche Tageszeitung publiait une note, certainement inspirée et provenant en tout cas d’une source bien informée, où il était dit en termes très clairs que cette arrestation avait eu lieu parce que Mme Rosa Luxemburg avait tenu des réunions (« Ecoutez ! Ecoutez ! » sur les bancs des sociaux-démocrates), parce qu’elle avait eu une activité politique (« Ecoutez ! Ecoutez ! » sur les bancs des sociaux-démocrates).
Assurément, l’arrestation n’était pas une mesure dictée simplement par l’autorité militaire, assurément il s’agissait d’une exécution de peine. Mais on a employé le procédé décrit plus haut pour des raisons et d’une façon telle qu’il revêt le caractère d’une persécution politique sous sa forme la plus grave et la plus répréhensible.
Il est remarquable que, comme je le sais, cette action ait été engagée après que la police secrète de Berlin eut fait savoir au haut commandement militaire dans les Marches que Mme Luxemburg était apparue dans quelques réunions (« Ecoutez ! Ecoutez ! » sur les bancs des sociaux-démocrates). Le haut commandement dans les Marches, en sa qualité d’instance militaire suprême de la Marche de Brandebourg, a donné l’ordre au parquet qui, en ces temps, lui est subordonné en tant qu’organe administratif, d’intervenir contre Mme Luxemburg, d’intervenir à cause des réunions, à cause de son activité politique. (« Ecoutez ! Ecoutez ! » Sur les bancs des sociaux-démocrates)
Et voyez avec quelle rapidité fonctionne le système d’espionnage mis ici au service de la justice, en étroite collaboration avec la dictature militaire ! Le 10 février, Mme Luxemburg a pris la parole dans une réunion restreinte de membres du parti à Charlottenbourg. Dès le 13 février, l’ordre est donné à Francfort-sur-le-Main de procéder à son arrestation. Par conséquent, c’est en l’espace de trois jours, ou plutôt de deux jours – car la réunion ne s’est tenue que dans la soirée du 10 – que la nouvelle en est parvenue, par l’espion qui devait se trouver là et dont vous devez voter maintenant le salaire, à la préfecture de police, de là, au haut commandement et du haut commandement, à Francfort-sur-le-Main, où l’ordre d’arrestation a été lancé. Telle est la rapidité avec laquelle fonctionne la technique de l’Etat prussien en vue de l’oppression politique de la population, même aujourd’hui, en période d’union sacrée » ! Ici, le mécanisme de l’Etat prussien s’est révélé encore plus remarquable que dans les domaines dont on s’est fait tant de gloire ces jours derniers.
Qu’on ne me dise pas que Mme Luxemburg a été arrêtée parce que du fait qu’elle a tenu des réunions, elle n’était plus malade ! Messieurs, je sais tout d’abord que c’est au prix d’une tension de toutes ses forces que, quoique malade, elle s’est contrainte à remplir son devoir de parti dans l’intérêt du peuple allemand, dans l’intérêt de tout le prolétariat international. Mais, messieurs, qui voudrait nous faire croire que ces mesures n’ont rien à voir avec ce qu’elle a dit ? (« Très vrai ! » sur les bancs des sociaux-démocrates.) Le contenu politique de ce qu’elle a dit a été déterminant pour les autorités, qui « ne connaissent plus de partis ». Si elle avait débité la marchandise dite patriotique qui a cours aujourd’hui, non seulement on lui aurait épargné cette agression surprenante, mais on lui aurait même probablement accordé l’amnistie ! (« Très vrai ! » sur les bancs des sociaux-démocrates.) Mais, messieurs, elle s’est précisément efforcée, quoique malade, d’agir, dans le sens du socialisme prolétarien, contre la tuerie actuelle. Comme cela ne convient pas aux classes dirigeantes, on est intervenu.
Le pire est qu’on ne s’est pas contenté d’arrêter mon amie Luxemburg de la manière que je viens de dire : on a encore essayé de lui infliger une flétrissure morale, de porter atteinte à son honneur en prétendant, et pour des raisons que l’on comprend facilement, qu’lle voulait prendre la fuite.
Messieurs, Mme Luxemburg voulait se rendre auprès d’une amie en Hollande. Dans ce but, elle avait fait une demande de passeport auprès de la police compétente. Laquelle était bien entendu au courant de la peine qui lui avait été infligée et s’était informée, en outre, avant la remise du passeport, auprès de la préfecture de police de Berlin, laquelle était bien entendu aussi au courant. Devant les réserves exprimées par celle-ci, elle s’était adressée, avec mon aide, un jour avant son arrestation, au procureur de Francfort-sur-le-Main, autrement dit au fonctionnaire compétent pour l’exécution de la peine, en vue d’obtenir la permission de faire un voyage à l’étranger. La demande relative au dépôt de cette requête avait été adressée à son avocat de Francfort dans l’après-midi du 17 février.
Messieurs, je n’ai pas besoin d’indiquer qu’une femme comme Mme Luxemburg n’est pas de ceux qui cherchent à se soustraire à une peine, qu’une femme comme Mme Luxemburg est assez vaillante pour regarder ses ennemis en face et ne songe nullement à quitter ce champ de bataille, l’Allemagne, si important, particulièrement dans la période actuelle, où il faut livrer une si grande lutte contre la réaction internationale, contre l’impérialisme. Il faut, pour ne pas le comprendre une bonne dose d’esprit policier tout à fait prussien. Mais étant donné les faits dont je viens de parler, étant donné l’impossibilité manifeste de franchir la frontière en ce moment sans la permission des autorités, le bavardage au sujet d’un soupçon de fuite n’est qu’une tentative de porter atteinte à l’honneur de cette femme déjà suffisamment traquée. Tout à fait selon la méthode russe, qui ne se contente pas de punir des sujets déloyaux au point de vue politique, mais cherche dans la mesure du possible à les atteindre dans leur honneur.
En réalité, l’autorité a voulu empêcher Mme Luxemburg de poursuivre à l’étranger une activité politique non souhaitée par les forces dirigeantes allemandes. Qu’on le dise donc ouvertement et honnêtement, au lieu de se dissimuler derrière des prétextes légaux.
De même que, pour votre refus du droit de vote pour le maintien des lois d’exception, et pour votre refus de toute réforme intérieure, il n’y a qu’un équivalent : l’aveuglement politique et l’hostilité à l’égard du peuple dont fait preuve le gouvernement tsariste, cette action engagée contre mon amie Luxemburg fait pendant à l’arrestation des députés sociaux-démocrates russes à la Douma, nos amis admirables dans la lutte pour la liberté des peuples et pour le rétablissement de la paix entre les peuples, qui s’efforcent, en collaboration avec nous – chacun dans son propre pays – et en opposition absolue avec leur propre gouvernement, de servir les intérêts du peuple russe comme ceux des peuples étrangers, les intérêts du prolétariat international et de l’humanité. Et de même que, certainement l’arrestation des députés à la Douma a contribué en Russie, même à ouvrir les yeux à des centaines de milliers de gens aveuglés, nous sommes convaincus que l’action engagée contre notre camarade Luxemburg a réveillé maints rêveurs (« Très juste ! » sur les bancs des sociaux-démocrates), qu’elle facilitera la lutte pour une Prusse libre et pour qu’il soit mis fin au génocide. (Applaudissements sur les bancs des sociaux-démocrates).
Texte repris dans karl liebknecht, militarisme, guerre, révolution chez françois maspéro P 136-140