I.
Sous ce titre un « très honorable camarade polonais » (c’est ainsi qu’il nous faut le nommer avec le « Vorwärts », car il reste anonyme), répond dans les suppléments aux numéros 15, 16 et 17, à notre article paru dans les numéros 32 et 33 de la « Neue Zeit ».
Il est arrivé un malheur à notre très honorable camarade, il a confondu le processus d’évolution sociale et les intérêts de la bourgeoisie et, du fait de la fatale confusion qu'il a commise, il nous lance à la tête les plus effroyables fables. Parce que nous, en Pologne, nous voulons voir le programme politique du prolétariat être en accord avec le processus du développement économique de la bourgeoisie, on nous accuse de soutenir la politique coloniale ! De soutenir la politique douanière ! Un pas de plus et le très honorable camarade serait en mesure de nous démontrer que, pour mettre en accord nos aspirations et les intérêts de la bourgeoisie, nous allions devoir nous battre pour la suppression du suffrage universel, du droit d’association, voire pour que « la poudre parle et que le sabre sorte du fourreau » !
Le très honorable camarade semble n’avoir jamais, au grand jamais, entendu dire que l’orientation générale du développement capitaliste dans un pays et les intérêts propres de la bourgeoisie non seulement ne sont pas identiques, mais qu’il existe entre eux deux une contradiction fondamentale – l’une des principales contradictions de l’ordre capitaliste –. Le prolétariat – lui-même produit de l’évolution capitaliste – prend et doit prendre en compte l’évolution générale propre à chaque pays et combat dans le même temps les intérêts partiels de la bourgeoisie. L’orientation générale qui caractérise l’évolution du capitalisme polonais est sa dépendance toujours plus étroite de la Russie. Si le très honorable camarade, avec ses amis, entend « se gausser » de cette orientation générale - comme il le déclare résolument -, alors nous éprouvons la plus grande des inquiétudes quant au fait de voir les faits en Pologne se gausser de lui et de son programme de restauration de la Pologne, tout comme les événements en Russie commencent à se gausser ouvertement des fondements de ce programme.
Le très honorable camarade ne semble pas avoir la moindre idée de l’existence d’une orientation de l’évolution sociale, unique, propre à chaque pays. Au contraire, il voit l’Histoire comme une vendeuse empressée qui recherche, pour chacun, selon ses goûts et ses désirs, l’objet souhaité au milieu de toutes les bonnes choses offertes, les socialistes pouvant choisir en magasin le meilleur de tout ce qui est proposé puisqu’ils viendraient dans le magasin munis du mandat du futur maître du monde. La tâche du parti socialiste en est c’est sûr très simplifiée. Il suffit avant toute chose de s’asseoir et d'imaginer toutes les formes et combinaisons politiques possibles pour un prolétariat donné. On les examine alors et on les compare avec le plus grand soin, on choisit – si l’on est un véritable ami de la classe ouvrière – le meilleur, sans se préoccuper des limites historiques existantes de l'Etat donné – et le tour est joué. C’est après une telle réflexion intellectuelle que le très honorable camarade et ses amis sont parvenus à la conclusion qu’une République polonaise serait plus favorable au prolétariat qu’une constitution russe. La certitude concernant la forme républicaine de la Pologne indépendante leur vient du fait littéraire indiquant que le dernier monarque polonais, Stanislav Poniatowski est mort sans descendance. Ils oublient que la Bulgarie et la Grèce n’avaient pas non plus de roi ni de tradition monarchique. L’essentiel est : où allons-nous trouver les moyens pour réaliser le plus magnifique des programmes de la plus démocratique des Républiques ? Le très honorable camarade ne s'est pas embarrassé pour nous donner la réponse : nous serions nous-mêmes persuadés que « la Russie n’a plus assez de force, qu’il suffirait d’une pichenette pour la mettre à terre ». Non, nous ne somme pas de cet avis, et nous n’avons pas dit cela. Certes, nous avons dit, que tôt ou tard le tsarisme serait balayé "de même que le tremblement de terre implique le renversement du poulailler" (1). Mais «la Russie» et le "tsarisme", l’Etat et la forme de l’Etat – sont bien deux choses différentes. Confondre les deux dans une discussion est parfois très pratique, mais ne l’est pas du tout dans la vie politique. Le Prolétariat russe et polonais peut et va abattre le tsarisme, mais il ne peut pas et ne va pas détruire l’Etat russe en tant qu’objet politique. C’est là que réside tout le fossé qui sépare le combat pour la constitution et l’aspiration à la restauration de la Pologne, la social-démocratie et le social-patriotisme. Si le très honorable camarade croit, par la confusion entre les termes « tsarisme russe » et « Russie », faire du programme social-patriotique un programme social-démocrate, alors la pratique pourrait régulièrement pour ce tour de passe-passe lui taper sur les doigts, à lui et ses amis. S’ils pensent se jeter la tête la première non contre le tsarisme mais contre la Russie tout entière , nous craignons qu’ils ne récoltent rien d’autre que plaies et bosses politiques.
(1) Révélations sur le procès des communistes de Cologne Traduction par Léon Rémy. L’Allemagne en 1848, Schleicher, 1901 (pp. 300-305). https://fr.wikisource.org/wiki/R%C3%A9v%C3%A9lations_sur_le_proc%C3%A8s_des_communistes_de_Cologne/II]
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