Il importe toutefois de prévenir des erreurs, à exposer de la sorte les tendances internes de la social-démocratie allemande en 1915, inévitablement, on les cristallise et on les isole. Or, dans la réalité, entre ces trois groupes, il existe encore de multiples passerelles. Certes pas entre la position de Liebknecht et celle de Südekum, mais entre les centristes et la direction du parti d'une part, entre les centristes et la gauche avec ses divers courants, d'autre part. Ledebour fait le pont entre Liebknecht et Haase. Tous sont encore militants d'un même parti et tous ou presque, en 1915, s'en réclament. La lettre de protestation ne pose-t-elle pas comme alternative : "le salut du parti ou sa destruction"? Liebknecht n'est pas encore exclu et, en août, il poursuivra la discussion avec "les instances".
D'autre part, chaque courant principal se subdivise en réalité en une série de petits ruisselets qui, tantôt se regroupent, se fondent, tantôt se séparent de nouveau. La gauche n'est pas moins divisée que le gros du parti. Au début avril 1916, le journal social-démocrate de Chemnitz distingue six groupes dans la minorité : les Spartakistes, le groupe des Lichtstrahlen (de Julian Borchardt ), le groupe Ledebour - Adolf Hoffmann, le groupe Neue Zeit (c'est-à-dire Kautsky), Bernstein et la majorité de la minorité, donc Haase et ses amis. Evidemment la Chemnitzer Volksstimme exagère à plaisir l'émiettement de l'opposition. Mais les divergences sont réelles. Selon Schorske, "les deux tendances de l'opposition vécurent dans une hostilité mutuelle." Encore faudrait-il ajouter que cette hostilité n'empêche pas surtout en province, des conjonctions occasionnelles.
Quand Liebknecht a refusé de voter les crédits en décembre 1914, Ledebour a déclaré que c'était "une faute politique qui tendait à provoquer un clivage sur une ligne fausse." A quoi Liebknecht répliqua que, ce qu'il fallait aujourd'hui, c'était secouer les gens et les éclairer et non pas susciter des regroupements sur une ligne moyenne.
Lorsque, à la fin de juillet 1915, Liebknecht décida d'utiliser la tribune du Reichstag en posant au Chancelier de "Petites questions", il ne fut pas blâmé seulement par le Comité directeur du parti, Stadthagen, député de la minorité, qui avait rejoint il est vrai, l'opposition en décembre seulement lui adresse une lettre véhémente : "Je vous prie de la façon la plus instante de renoncer à poser une question [...] Vous portez sur la situation [...] un jugement tout à fait erroné [...] En introduisant une telle question [...] vous vous faites le complice d'une prolongation de la guerre [...] Vous contrecarrez et rendez vains nos laborieux efforts pour rassembler le nombre de signatures nécessaires, etc." Liebknecht refusant de retirer ses questions, il fut exclu des délibération du groupe parlementaire de l'opposition. "Ainsi, note-t-il, cette minorité encore à l'état de fœtus commença à excommunier. Sa première action fut, avant même qu'elle eût commencé sa carrière historique, mon excommunication." Ce qui n'empêcha pas cette minorité de porter le nom de Liebknecht sous le texte qu'elle rendit public, le 21 décembre 1915, pour justifier son refus des crédits militaires.
Mais, à la conférence socialiste internationale qui se réunit en septembre, en Suisse, les représentants du groupe l'Internationale, c'est-à-dire les futurs Spartakistes, Bertha Thalheimer et Ernst Meyer, joignirent leurs voix à celles de Ledebour et d'Aldolf Hoffmann contre les résolutions des Bolchéviks, qu'approuvèrent à Zimmerwald, Julian Borchardt, à Kienthal, Paul Fröhlich. Et dans la revue dirigée par Kausky, Neue Zeit, c'est Ernst Meyer qui rendra compte - en termes prudents - de la conférence de Kienthal.
En réalité, sur cette question, les futurs Spartakiste sont divisés. Rosa Luxemburg n'attend rien de bon de ces réunions internationales de dirigeants qui n'ont pas de troupes derrière eux. Il faut à son sens suivre le chemin inverse. D'abord agiter, mobiliser, gagner les masses, puis convoquer une réunion au sommet. Dans une lettre à Clara Zetkin du 18 octobre, plus nettement encore dans une lettre à Leo Jogiches du 8 décembre 1915, elle fait part de ses réserves : "Je regrette fort de ne pas avoir été informée en temps utile sur le projet de Zimmerwald. Je tiens la chose non seulement pour ratée, mais pour une erreur catastrophique qui d'entrée de jeu a orienté sur une voie fausse le développement de l'opposition [social-démocrate] et de l'Internationale." (Liebknecht au contraire avait fait tenir à la Conférence par sa femme Sophie, un message qui contenait l'expression fameuse : "Guerre intérieure, et non paix intérieure": (Burgkrieg, nicht Burgfriede) Il pensait que Zimmerwald pouvait hâter l'heure de l'action.
En cette fin de 1915, les choses ne sont pas claires dans la tête de la plupart des révolutionnaires allemands. Liebknecht dénonce certes avec une vigueur croissante la mollesse, l'irrésolution du centre. Mais il n'a pas renoncé à l'entraîner. Comme il le dit dans sa lettre à Zimmerwald, il veut "faire avancer les hésitants à coups de fouet", il ne veut pas rompre avec eux. Le 12 janvier 1916, Otto Rühle démontre, dans un article que la scission est inévitable. Mais cet article, il le publie encore dans Vorwärts, l'organe central du parti social-démocrate. Le changement intervenu au Parlement, (le 20 mars 1915, Otto Rühle a joint son "non" à celui de Liebknecht et trente députés ont quitté la salle) lui donnent à penser qu'un revirement est possible. Rosa Luxemburg est dans doute plus préoccupée que lui par une indispensable clarification théorique. Affirmer qu'il faut en revenir aux "vieux principes socialistes" ne lui paraît pas suffisant. Il faut y voir clair, pense-t-elle, fût-ce au risque d'effrayer Pierre ou Paul, en adoptant une position de principe sans équivoque. Mais elle aussi hésite encore à se séparer organiquement du parti social-démocrate.
A Berlin cependant, l'opposition ne cessait de marquer des points. Mais ces progrès même lui valaient une recrudescence d'hostilité tant de la part de la direction social-démocrate que des autorités de police. Dans le rapport par lequel le préfet de police de Berlin rend régulièrement compte à la Chancellerie du climat de la capitale, on lit, à la date du 26 juin 1915 : "Dans le parti [social-démocrate], les éléments modérés semblent ne pas voir d'un mauvais œil et en même temps presque attendre des mesures rigoureuses des pouvoirs publics contre les agitateurs extrémistes". Ce n'était sans doute point là calomnie à l'égard de la droite et d'une partie du centre. L'agitation de Liebknecht les gênait de plus en plus.
On songe déjà à exclure les indésirables. Le rapport du "Bureau de politique sociale" du 15 décembre 1915 rapporte l'opinion d'un "chef syndicaliste connu" qui n'est toutefois pas nommé : "La majorité regrette beaucoup à présent de n'avoir pas donné suite - par scrupule formaliste - à la demande de Legien et de n'avoir pas exclu Liebknecht ; le mal alors n'aurait pas gagné. Cette fois, si l'occasion se présente, on aura moins de scrupules ...".