L'étude des réactions de Rosa Luxemburg par rapport à la première conférence de Zimmerwald s'inscrit dans celle de l'évolution de ses positions sur la tactique politique qu'elle estime nécessaire après la faillitte de la social-démocratie et de l'Internationale en 1914.
Lorsque se tient la première conférence de Zimmerwald début septembre 1915, Rosa Luxemburg est emprisonnée déjà depuis le 15 février.
Même si la communication politique n'est pas interrompue durant cette période, elle devient de plus en plus difficile.
Politiquement, avant son emprisonnement, elle avait pu initier et participer à la revue L'Internationale qui était parue en avril, donc après son arrestation, et qui était l'expression de la structuration politique et visible du courant auquel elle appartenait. Deux articles y définissaient sa position La reconstruction de l'Internationale et Perspectives et projets (Ces articles peuvent être lus dans l'ouvrage paru récemment chez Agone: La brochure de Junius, la guerre et l'Internationale). Rosa Luxemburg y exprime clairement sa rupture avec le socialisme de guerre défendu par la majorité du parti mais n'exprime pas encore la nécessité d'une sortie de ce parti, qui reste pour elle le lieu de la possibilité de l'éducation politique des masses et éventuellement d'une évolution de certains cadres et courants.
Emprisonnée, elle peut encore rédiger et faire sortir en avril l'un de ses textes fondamentaux La brochure de Junius, mais ensuite les possibilités de communication semblent se tarir.
Pas au courant
Ainsi, il semble bien que Rosa Luxemburg n'ait pas été au courant rapidement des préparatifs de Zimmerwald, comme l'indique cette phrase d'une lettre à Léo Jogiches en décembre 1915:
"... Je regrette par exemple beaucoup que l'on ne m'ait pas informée à temps du projet de Zimmerwald."
Un cirque sans queue ni tête
Ses réactions à la première Conférence de Zimmerwald s'exprime dans un courrier à Clara Zetkin le 18 octobre 1915:
"Pour dire la vérité, c'était plus que nécessaire en ce qui concerne "Die Gleichheit"*. La célébration débordante d'enthousiasme concernant ce cirque de Zimmerwald par exemple m'a rendue quelque peu mélancolique. On aurait pu se passer de ce qui est sorti de cet accouchement aux forceps, qui comme le disent les Français, n'a ni tête ni queue** (c'est-à-dire qu'il n'a pas de tête) et qui a vu le jour sous l'égide du grand Ledebour, avec la certitude surtout de ne vouloir faire de mal à personne."
Elle y dénonce le fait que le manfeste dont a accouché la conférence s'attache à plaire à tout le monde, et qu'il n'a donc aucun impact ni intérêt. Elle y voit l'influence et les dangers du courant incarné par Ledebour.
Avant Zimmerwald
Avant Zimmerwald, Rosa Luxemburg avait exprimé la difficulté de définir une tactique dans une lettre à Franz Mehring écrite le 31 août 1915:
"Tout est encore instable, le grand tremblement de terre ne semble pas devoir prendre fin, et définir une stratégie, organiser la bataille sur un terrain aussi bouleversé et aussi instable est chose terriblement difficile. De fait, plus rien ne me fait peur. A l'époque, dans les tout premiers instants, le 4 août, j'ai été horrifiée, presque brisée; depuis j'ai retrouvé tout mon calme. La catastrophe a pris une telle ampleur, que les habituels critères de responsabilité et de souffrance humaine ne peuvent s'appliquer ici. Les catastrophes élémentaires ont quelque chose d'apaisant du fait même de leur ampleur et de leur caractère aveugle. Et en fin de compte, si les choses en étaient arrivées à ce point et que de fait toute la splendeur de la paix se révélait n'être rien d'autre que feu follet au-dessus du marais, alors il est mieux que tout se soit effondré. Mais, pour le moment, nous devons vivre avec les tourments et les désagréments d'une situation de transition et l'on peut vraiment dire que s'applique parfaitement à nous la phrase "Le mort saisit le vif" [ndlt: en français dans le texte]. Le lamentable spectacle, dont vous vous plaignez, donné par le manque de décision de nos camarades n'est rien d'autre que le fruit de cette corruption généralisée qui a fait s'écrouler cette maison qui en temps de paix brillait fièrement et de tant de feux. Où que l'on se tourne, tout n'est que branches en voie de décomposition. Selon moi, il faut que les choses continuent à se défaire et à se décomposer, afin qu'apparaisse enfin le bois sain ..."
Elle y décrivait l'ampleur du tremblement de terre idéologique que causait le ralliement aux unions sacrées, l'idée que malgré tout cela rendait la situation plus claire et plus conforme à la réalité. Elle y définissait la situation comme une situation de transition avec laquelle il fallait composer, confiante malgré tout dans le processus qui devait peu à peu séparer le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire faire apparaître les forces réellement révolutionnaires.
Après Zimmerwald
Après Zimmerwald, Rosa Luxemburg pense pouvoir établir la tactique du groupe l'Internationale, dans un premier temps lors d'une nouvelle conférence (Conférence du groupe Internationale le 1er janvier 1916 à Berlin). Elle développe ses idées dans ce courrier à Leo Jogiches du 8 décembre 1915 :
"... Je regrette par exemple beaucoup que l'on ne m'ait pas informée à temps du projet de Zimmerwald. Je ne considère pas seulement les choses comme un échec, mais comme une erreur catastrophique, qui dès le départ a engagé le développement de l'opposition et de l'Internationale sur de mauvais rails. Maintenant j'apprends qu'une réunion est prévue en Allemagne; si dès le départ, l'on n'agit pas avec force et de manière conséquente, alors il vaudrait mieux vraiment que cette rencontre n'ait pas lieu. Le malheur est que nos gens pensent qu'il faut faire quelque chose aussi rapidement que possible et que, pour que ce "quelque chose" se mette en place, il ne faut pas faire peur à Pierre, Paul, Jacques. Cette politique qui consiste à mendier des miettes rend impossible tout véritable éclaircissement et toute action, et je crois que, si la nouvelle conférence doit être une continuation de ce cirque, il est indispensable de l'empêcher. Il vaudrait mieux, si cela ne va pas autrement, renoncer à tous nos "amis" plutôt que de nous laisser entraver.
Notre tactique concernant cette conférence ne devrait pas être de rassembler toute l'opposition sous un même chapeau, mais au contraire de sortir de toute cette bouillie le petit noyau dur et en mesure d'agir, et que l'on pourra regrouper autour de notre plate-forme. Il est essentiel de procéder avec la plus grande circonspection pour ce qui concerne l'organisation d'un rassemblement des forces. Car toutes les unions des forces de "gauche" conduisent selon ma longue et amère expérience à lier les mains aux quelques personnes capables d'agir.
Notabene : Je pense que notre plate-forme ne doit pas prendre la forme de ces "résolutions radicales" présentées aux Congrès transformées en une bouillie informe et adaptée au gout de chacun, du fait des menées et des soi-disantes "améliorations" de toutes sortes. Nous ne devons accepter aucune modification, affirmer que cela est à prendre ou à laisser [en français dans le texte]. Cela signife que nous devrons en rester à ce que nous avons décidé même s'il y a une majorité contre, voire unanimité. Les travailleurs suivront certainement les prises de position les plus radicales, en particulier aussi les Berlinois, qui ne sont pas satisfaits des Ledebour et Stadthagen, et de toute façon ceux qui ne sont pas décidés suivent toujours ceux qui le sont. Prendre en compte les masses implique donc l'intransigeance face aux héros de l'opposition."
La leçon de Zimmerwald
On voit que dans ce texte, Rosa Luxemburg y indique la nécessité absolue d'une attitude conséquente sans recherche de compromis, permettant l'émergence d'un véritable noyau révolutionnaire. Pour elle, un nouveau Zimmerwald doit être combattu à tout prix, même au prix d'une rupture avec les forces soi-disant proches.
En ce sens, la première Conférence de Zimmerwald peut être conçue comme le révélateur définitif pour Rosa Luxemburg de ce qu'il faut combattre et de la tactique politique à développer, un point important de rupture menant vers la rupture définitive avec le parti social-démocrate, les courants centristes et encore de fait réformistes, le chemin vers une pratique révolutionnaire qui trouvera son expression théorique avec les Principes directeurs rédigés et approuvés en mars 1916 et qui trouvera son expression politique pratique avec la révolution spartakiste.
Dominique Villaeys-Poirré
Article et traduction, le 15 octobre 2015
Sur le blog : Rosa Luxemburg et Zimmerwald: