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Nous avons lu aussi cet article sur le site liberationirlande, publié le 1er juillet 2010 .
L'occasion de redire en effet l'essentiel de ce lien conscience et sensibilité qui est propre à Rosa Luxemburg et de relire des extraits de lettres dont on ne peut se lasser. (en remerciant aussi pour la citation du blog).
A la question « qu’est-ce qu’être de gauche? », Gilles Deleuze répondait que ce n’était pas une question de morale, mais une question de perception: ne pas voir le monde en commençant par son petit moi, mais à partir de ce qui est loin autour de nous et qui nous englobe et nous appelle en quelque sorte. Par exemple pour nous, l’équipe de Libération Irlande, le sort tragique des prisonniers républicains de Maghaberry nous touche beaucoup, même si nous ne les connaissons pas.
Pour faire voir ce qu’est la sensibilité révolutionnaire, voici trois extraits de lettres envoyées par Rosa Luxembourg depuis sa prison en Allemagne à son amie et camarade Sonia Liebknecht, extraites du livre J’étais, je suis, je serai, Correspondance 1914-1919, ed. Maspéro, 1977.
Ce que je lis ? Avant tout, des ouvrages de sciences naturelles : géographie végétale et animale. Hier, j’ai justement lu un livre sur la cause de la disparition des oiseaux chanteurs en Allemagne : c’est l’entretien rationnel des forêts de plus en plus étendu, la culture des jardins et l’agriculture qui font disparaître une à une toutes leurs possibilités naturelles de nicher et de trouver leur nourriture : arbres creux, terres en friche, broussailles, feuilles mortes dans les jardins. J’avais si mal en lisant cela.
Ce n’est pas que je m’inquiète du chant des oiseaux pour les hommes, mais c’est la représentation de la disparition silencieuse et irréversible de ces petits êtres sans défense qui me peine au point je n’ai pu retenir mes larmes. Cela m’a rappelé un livre russe écrit par le professeur Ziber traitant de la disparition des Peaux-Rouges dans l’Amérique du Nord, que j’ai lu quand j’étais encore à Zurich. Tout comme les oiseaux, ils sont chassés peu à peu de leur territoire par les hommes civilisés et voués à une disparition silencieuse et cruelle.
Mais il faut bien sûr que je sois malade pour que tout me bouleverse si profondément. Ou alors savez-vous ce que c’est ? J’ai parfois le sentiment de ne pas être un vrai être humain, mais un oiseau ou quelque autre animal qui a pris forme humaine ; au fond de moi, je me sens beaucoup plus chez moi dans un petit bout de jardin comme ici ou dans la campagne, sur l’herbe, entourée de bourdons que… dans un congrès du parti. A vous, je peux bien dire tout cela : vous n’irez pas tout de suite me soupçonner de trahir le socialisme.
Vous le savez, j’espère malgré tout que je mourrai à mon poste, dans une bataille de rues ou au bagne. Mais mon moi le plus profond appartient plus à mes mésanges charbonnières qu’aux « camarades ». Et non pas parce que je trouve dans la nature un asile, un lieu de repos, comme tant d’hommes politiques qui n’ont plus rien dans le coeur. Au contraire, je trouve à chaque pas, dans la nature aussi, tant de cruauté que j’en souffre beaucoup. Imaginez-vous par exemple que je n’arrive pas à oublier le petit événement que voici.
Au printemps dernier, je rentrais chez moi d’une promenade dans la campagne par ma rue tranquille et vide, quand je remarquai sur le sol une petite tache brune. Je me baissai et fus témoin d’une tragédie sans paroles : un gros bousier était couché sur le dos, essayant de se défendre en agitant ses pattes tandis qu’un tas de fourmis minuscules grouillaient sur lui et… le dévoraient tout vif ! Frissonnante, je sortis mon mouchoir et me mis à chasser ces bestioles cruelles, mais elles étaient si insolentes et tenaces que je dus soutenir contre elles une longue lutte et lorsque j’eus finalement libéré le pauvre martyr et que je l’eus posé loin sur l’herbe, on lui avait déjà dévoré deux pattes… Je m’en allai précipitamment, en proie au sentiment pénible de lui avoir finalement rendu un fort douteux service.
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Hier donc je me disais : comme c’est étrange que je vive toujours dans une ivresse joyeuse, sans raison particulière. C’est ainsi par exemple que je suis allongée ici, dans cette cellule obscure, sur un matelas dur comme de la pierre, tandis que m’environne l’habituelle paix de cimetière qui règne dans le bâtiment ; on se croirait dans la tombe, tandis qu’à travers la vitre se dessine sur le plafond le reflet de la lanterne qui brûle toute la nuit devant la prison.
De temps à autre, on entend la rumeur très assourdie d’un train qui passe au loin ou encore, tout près, sous ma fenêtres, le raclement de gorge de la sentinelle qui, chaussée de ses lourdes bottes, fait lentement quelques pas pour se dégourdir les jambes. Sous ses pieds le crissement du sable est si désespéré qu’on y perçoit, dans cette nuit humide et sombre, tout le vide et l’absence de perspectives de l’existence. Et me voilà gisant seule et silencieuse, enveloppée dans tous les voiles noirs de ténèbres, de l’ennui de l’hiver qui vous tient prisonnière ; et pourtant mon coeur bat, secoué par une joie intérieure, inconnue, incompréhensible, comme si, dans l’éclat du soleil, je traversais une prairie en fleur.
Et dans le noir je souris à la vie, comme si je connaissais quelque secret magique qui démentirait tout ce qu’il y a de méchant et de triste, et j’éclate dans un monde de lumière et de bonheur. Et, dans le même temps, je m’interroge moi-même sur la raison de cette joie ; je n’en trouve pas et ne puis m’empêcher de sourire encore de moi-même.
Je crois que ce secret n’est autre que la vie elle-même ; la nuit profonde est si belle et douce comme du velours, pourvu que l’on sache bien regarder. Et dans le crissement du sable humide sous les pas lourds et lents de la sentinelle chante aussi la chanson de la vie, une petite chanson et belle – pourvu que l’on sache bien entendre.
A ces moments-là, je pense à vous et j’aimerais tant vous transmettre cette clef magique pour que vous perceviez toujours, et dans n’importe quelle situation, la part de beauté et de joie de la vie, pour que vous aussi vous viviez dans l’ivresse et marchiez comme dans une prairie diaprée. Loin de moi l’idée de vous payer d’ascétisme, de joies imaginaires. Je vous accorde toutes les joies réelles des sens. Simplement, je voudrais vous donner en sus mon inépuisable sérénité intérieure, afin de ne plus être inquiète pour vous, pour que vous alliez dans la vie enveloppée dans un manteau semé d’étoiles qui vous protège de tout ce qu’il y a de mesquin, de trivial et d’angoissant.
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Ah! ma petite Sonia, j’ai éprouvé ici une douleur aiguë. Dans la cour où je me promène arrivent tous les jours des véhicules militaires bondés de sacs, de vielles vareuses de soldats et de chemises souvent tachées de sang… On les décharge ici avant de les répartir dans les cellules où les prisonnières les raccommodent, puis on les recharge sur la voiture pour les livrer à l’armée.
Il y a quelques jours arriva un de ces véhicules tiré non par des chevaux, mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Leur carrure est plus puissante et plus large que celle de nos boeufs ; ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses ; ce qui fait ressembler leur tête toute noire avec deux grands yeux doux plutôt à celle des moutons de chez nous. Ils sont originaires de Roumanie et constituent un butin de guerre…
Les soldats qui conduisent l’attelage racontent qu’il a été très difficile de capturer ces animaux qui vivaient à l’état sauvage et plus difficile encore de les dresser à traîner des fardeaux. Ces bêtes habituées à vivre en liberté, on les a terriblement maltraitées jusqu’à ce qu’elles comprennent qu’elles ont perdu la guerre : l’expression vae victis ["malheur aux vaincus", en latin] s’applique même à ces animaux… une centaine de ces bêtes se trouveraient en ce moment rien qu’à Breslau.
En plus des coups, eux qui étaient habitués aux grasses pâtures de Roumanie n’ ont pour nourriture que du fourrage de mauvaise qualité et en quantité tout à fait insuffisante. On les fait travailler sans répit, on leur fait traîner toutes sortes de chariots et à ce régime ils ne font pas long feu. Il y a quelques jours, donc, un de ces véhicules chargés de sacs entra dans la cour.
Le chargement était si lourd et il y avait tant de sacs empilés que les buffles n’arrivaient pas à franchir le seuil du porche. Le soldat qui les accompagnait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment du manche de son fouet que la gardienne de prison indignée lui demanda s’il n’avait pas pitié des bêtes.
Et nous autres, qui donc a pitié de nous? répondit-il, un sourire mauvais aux lèvres, sur quoi il se remit à taper de plus belle…
Enfin les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elle saignait… Sonitchka, chez le buffle l’épaisseur du cuir est devenue proverbiale, et pourtant la peau avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait la voiture, les bêtes restaient immobiles, totalement épuisées, et l’un des buffles, celui qui saignait, regardait droit devant lui avec, sur son visage sombre et ses yeux noirs et doux, un air d’enfant en pleurs.
C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on vient de punir durement et qui ne sait pour quel motif et pourquoi, qui ne sait comment échapper à la souffrance et à cette force brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, les larmes coulaient de mes yeux, c’étaient ses larmes. Il n’est pas possible, devant la douleur d’un frère chéri, d’être secouée de sanglots plus douloureux que je ne l’étais dans mon impuissance devant cette souffrance muette.
Qu’ils étaient loin les pâturages de Roumanie, ces pâturages verts, gras et libres, qu’ils étaient inaccessibles, perdus à jamais. Comme là-bas tout – le soleil levant, les beaux cris des oiseaux ou l’appel mélodieux des pâtres – comme tout était différent. Et ici cette ville étrangère, horrible, l’étable étouffante, le foin écoeurant et moisi mélangé de paille pourrie, ces hommes inconnus et terribles et les coups, le sang ruisselant de la plaie ouverte…
Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous deux aussi impuissants, aussi hébétés l’un que l’autre, et notre peine, notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être. Pendant ce temps, les prisonniers s’affairaient autour du chariot, déchargeant de lourds ballots et les portant dans le bâtiment. Quant au soldat, il enfonça les deux mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues.
Et devant mes yeux je vis passer la guerre dans toute sa splendeur.
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