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Ce chapitre de l'ouvrage de J.Howorth offre l'intérêt d'une information très détaillée sur l'action de Vaillant et par là de l'Internationale socialiste face au militarisme et à la guerre. Il est cependant à nos yeux très partial quant aux causes de l'échec du mouvement socialiste, reportant presque uniquement sur la social-démocratie allemande la responsabilité de celui-ci, ne produisant aucune analyse de l'action de la social-démocratie française, et très réduite du ralliement de Vaillant à l'Union sacrée. L'action de Rosa Luxemburg et d'autres militants ne montre-t-elle pas pourtant qu'une autre voie était possible ...
Nous voulons cependant reprendre les mots cités à la fin de cet extrait, de celui, qui avant ce ralliement, avait été le plus proche de Rosa Luxemburg parmi les socialistes français, un compagnon de lutte, le Vieux comme elle l'appelait:
"cette guerre m'a tué [...] avoir lutté quarante ans pour l'écarter, pour la conjurer et avoir été forcé de la subir, atroce, implacable! C'est l'écroulement de tout mon être."
c.a.r.l. 4 mars 2012
Edouard Vaillant. Par Jolyon Howorth
edi/syros - 1982 - P323/337
Chapitre XVII, L'Internationale et la guerre
Un des premiers actes militants d'Edouard Vaillant fut de signer, le 15 mai 1866, l'appel des étudiants parisiens à "leurs frères allemands et italiens" pour protester contre la guerre qui allait bientôt éclater entre la Prusse et l'Autriche. En 1877, quand la guerre entre la Russie et la Turquie risquait de s'étendre à toute l'Europe, Vaillant écrivait que ce serait pour le mouvement socialiste la pire des catastrophes. Dix ans plus tard, alors que le boulangisme attisait les flammes d'une véritable psychose de guerre en France, il livrait sa pensée intime à Scheu:
"Pour moi, je vous le dirai sans que je m'en sois ouvert encore à personne, de toutes les questions, celle qui me préoccupe le plus, celle pour laquelle je voudrais voir toutes les forces du socialisme intervenir, c'est celle de la paix européenne. Pour garder cette paix d'où sortira infailliblement la Révolution émancipatrice des peuples et du prolétariat, rien ne doit être négligé, tout doit être fait."
C'est pourquoi dès la création de la Deuxième Internationale, Vaillant est devenu, au sein de celle-ci, la principale force motrice derrière toute son activité antimilitariste et antiguerre. Il considérait le militarisme - ainsi que la mentalité politique et sociale qu'il véhiculait - comme "le plus grand ennemi " du socialisme international.
Entre les deux Congrès internationaux de Paris (1889 et 1900), Vaillant se contenta de multiples résolutions et propositions en faveur de l'abolition de l'armée permanente et de son remplacement par les milices populaires, revendication quasi séculaire de la gauche française. Ce fut lui qui présenta l'ordre du jour sur cette question au premier Congrès de la Deuxième Internationale et, en collaboration ave Wilhelm Liebknecht, au deuxième qui s'est tenu à Bruxelles en 1891. Ce fut également Vaillant, qui, au nom du groupe socialiste parlementaire, déposa, en 1893, en 1898 et en 1903, une proposition de loi dans ce même sens devant la Chambre des Députés. Pendant les années 1890, il déposa également toute une série de propositions de loi "antimilitaristes": suppression du code militaire, suppression des conseils de guerre, suppression des commandements militaires de Paris et de Lyon. Les principaux arguments dont il s'est servi pour exposer les motifs de ces propositions se fondent tous sur le caractère foncièrement antirépublicain de l'armée permanente. Elle constituait, à ses yeux, un divorce dangereux entre l'institution militaire (représentée par le corps des officiers) et la nation-république (représentée par le contingent), permettant à la classe dirigeante de disposer de la force physique contre "l'ennemi" intérieur sans garantir au pays une défense efficace contre l'ennemi extérieur. Elle désorganisait la vie civile, encasernant, abrutissant et démoralisant la jeunesse pendant sa période d'apprentissage, d'études et d'activité créatrice, stérilisant ainsi les forces vives de la nation. Elle symbolisait (et perpétuait, à travers ses écoles militaires et ses casernes) l'esprit brutal de caste, d'élitisme et de hiérarchie que vomissait l'esprit de la démocratie. Et elle constituait une menace permanente contre les pays voisins, ce qui était le contraire de l'esprit républicain.
Mais de telles propositions qui exigeaient une restructuration totale de l'institution militaire, même formulées simultanément dans plusieurs pays, n'avaient pratiquement qu'une valeur symbolique. Elles n'avaient aucune chance d'être votées par une chambre, même radicale, qui n'aspirait qu'à une républicanisation des structures militaires existantes, nullement à leur abolition. Dans la même veine, la proposition de transformer la manifestation du Premier Mai en une célébration internationale de la paix universelle, n'était en réalité qu'un symbole. Pour empêcher la guerre, il fallait des mesures plus musclées.
Cependant les dirigeants du socialisme international, Vaillant compris, préoccupés par les problèmes idéologiques (Bernstein, Millerand), consacraient le plus gros de leur temps, lors des Congrès de 1900 et de 1904, aux débats sur la tactique. Le Congrès d'Amsterdam, après avoir applaudi à la poignée de mains symbolique entre Katayana et Plekhanov, envoya simplement son salut fraternel aux prolétaires japonais et russes, massacrés par le crime du capitalisme, avant de passer à l'ordre du jour (le ministérialisme).
Ce fut néanmoins le conflit russo-japonais qui précipita la mobilisation socialiste contre la guerre. Les hostilités commencèrent le 8 février 1904 dans l'incertitude générale quant aux obligations militaires éventuelles de la France. Le 14 février, Vaillant, dans un article du Socialiste, lança le célèbre mot d'ordre: "Plutôt l'insurrection que la guerre", et commença une tournée de conférences et de meetings pendant le printemps 1904, aux quatre coins de la France. L'agitation socialiste et ouvrière contre toute participation française dans le conflit fut intense. L'on se sait pas si la diplomatie française où les préparatifs de l'état-major ont été véritablement influencés par toute cette agitation. Ce qu'il importe surtout de noter, c'est que les socialistes eux-mêmes en étaient fermement persuadés. Ainsi, au Congrès de Limoges, en 1906, Marcel Sembat est allé jusqu'à affirmer que "si la France n'a pas été entraînée à intervenir, si nous avons été sauvés de la guerre, c'est à Vaillant qu'on le doit". Vaillant lui-même, plus modeste quant à son propre rôle, n'en déclarait pas moins, au même congrès que l'intervention de la France avait été empêchée par l'action du Parti socialiste.
La conséquence la plus significative de ces événements fut donc le développement d'une croyance inébranlable, partagée par presque tous les socialistes (exception faite des guesdistes), que l'agitation populaire était capable d'exercer une influence directe sur la politique étrangère du gouvernement. Dorénavant, les socialistes français en général et Edouard Vaillant en particulier, se sont donné essentiellement pour tâche d'en convaincre les dirigeants du S.P.D.
Après 1904, les événements se précipitèrent. Le "coup" de Tanger (31 mars 1905) déclencha une nouvelle vague d'agitation antimilitariste en France, agitation, dont cette fois la CGT, aussi bien que la SFIO se chargeaient de l'organisation. Cette fois, il ne s'agissait plus d'une vague menace orientale, mais d'une confrontation directe entre l'Allemagne et la France. La nécessité de faire une campagne commune avec les socialistes allemands se faisait sentir de façon urgente. La CGT proposa aux Gewerkschaften des manifestations simultanées dans les deux pays, mais cette proposition fut rejetée par Legien, qui y détectait un "motif politique" alors que les syndicalistes allemands ne s'occupaient que de l'économique. Face à leur impuissance apparente pendant un moment de crise, les socialistes français se sont rendus soudain compte de la gravité de la situation. Dans le discours qu'il devait prononcer à Berlin en juillet, Jaurès avoua que la force ouvrière n'était pas encore suffisamment organisée, consciente et efficace pour "neutraliser les forces mauvaises" du capitalisme, et qu'il restait toujours une "œuvre immense d'éducation et d 'organisation à accomplir.
Cependant les socialistes français, rassurés par les événements de 1904 et assez satisfaits de leur réaction en 1905, avaient tendance à croire que cette œuvre d'organisation manquait plus au-delà du Rhin qu'en deçà. Louis Dubreuilh, dans un article hautement significatif, prenant acte du refus opposé pa les syndicalistes allemands à l'invitation de la CGT, remarque que "s'il faut être deux pour se battre, il est plus exact encore qu'il faut être aussi deux pour refuser de se battre". Et il sommait l'Internationale de passer de la formule à la pratique en établissant une procédure concrète à suivre en cas de menaces de guerre renouvelées. Autrement dit, il fallait que les Français et les Allemands se mettent d'accord sur les moyens concrets et pratiques pour empêcher véritablement la guerre. L'histoire de la deuxième Internationale entre 1905 et 1914 (maintes fois relatée) est essentiellement l'histoire des tentatives diverses mais vaines de trouver ces moyens.
Il ne s'agit pas ici de reprendre les détails de cette histoire, dans laquelle Vaillant, en tant que principal délégué de la SFIO au BSI joua un rôle de toute première importance. Georges Haupt et moi-même avons publié ailleurs les documents concernant ce rôle. Ce qu'il convient d'étudier ici, par contre, c'est l'approche tactique adoptée par Vaillant dans ses efforts de conclure avec les Allemands un accord sur les moyens concrets, et surtout, les mutations considérables dans cette approche.
Jusqu'au Congrès international de Stuttgart (1907), Vaillant faisait l'impossible pour ménager les susceptibilités des dirigeants de la social-démocratie et pour leur montrer que les socialistes français comprenaient les contraintes auxquelles ils étaient soumis dans l'empire du Kaiser. Déjà, au Congrès international de Bruxelles, en 1891, quand Domela Nieuwenhuis avait accusé les Allemands de ne pas être de sincères internationalistes, Vaillant avait rigoureusement pris la défense de ses amis du S.P.D., en rappelant "les conditions spéciales" du régime du Kaiser et en affirmant qu'il était impossible aux Allemands, sous peine d'interdiction de leur parti, de voter les propositions hollandaises sur la grève antimilitariste. Vaillant comprenait parfaitement bien qu'il ne saurait être question d'imposer aux Allemands une tactique ou un moyen d'action qu'ils n'auraient pas proposés eux-mêmes. Le comble de la subtilité, à ses yeux, consistait à les amener, indirectement, à formuler spontanément ces propositions. Tâche, pour le moins délicate.
Alors, qu'au Congrès de Limoges en 1906, Gustave Hervé reprenait à sa façon l'ancienne accusation portée contre les Allemands par Domela Neuwenhuis, Vaillant, nous l'avons déjà vu, essayait de son mieux de calmer la tempête et de faire comprendre aux délégués français que les conditions de lutte antimilitariste n'étaient pas partout les mêmes. Le Socialiste, organe officiel de la SFIO, prenait grand soin de présenter l'activité antimilitariste du SPD sous le meilleur jour possible, rapportant infailliblement la moindre peine d'emprisonnement pour faits antimilitaristes du plus insignifiant militant local. En outre, pas un mot ne paraissait dans l'organe du parti sur les débats houleux qui avaient lieu aux Congrès SPD de Dresde (1904) et de Mannheim (1906) où les propositions antimilitaristes de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg avaient été vigoureusement repoussées par la direction du parti. Et pour convaincre les sceptiques, le Socialiste ne se lassait pas de citer le cas de Bebel et de Wilhelm Liebknecht qui, en décembre 1870, avaient été arrêtés et emprisonnés pour avoir protesté contre l'invasion de la France et pour avoir voté contre les crédits militaires au Reichstag.
Mais en même temps que Vaillant poursuivait cet objectif de présenter l'antimilitarisme des Allemands sous un jour très positif, derrière les portes fermées du BSI, il multipliait propositions et résolutions en faveur de l'établissement de procédures de consultations en cas de risque de guerre. Cette campagne aboutissait enfin à l'adoption par le BSI - non sans une discussion qui devait être amère et même violente - de sa proposition qui portait que:
"Dès que, secrets ou publics, des événements pourront faire craindre un conflit entre gouvernements, rendre une guerre possible ou probable, les partis socialistes des pays concernés devront, de suite, spontanément et à l'invitation du Bureau socialiste international, entrer en rapports directs, à l'effet de déterminer et concerter les moyens d'action ouvrière et socialiste, commune et combinée, pour prévenir et empêcher la guerre."
Ce fut, après tout, la moindre des choses. Et les "moyens d'action commune et combinée" restaient toujours à déterminer.
Dans ce but, et poursuivant toujours sa tactique courtoire et bienveillante, Vaillant proposa, lors de la séance suivante du BSI, en novembre 1906, que "nos amis d'Allemagne, qui se trouvent dans des conditions spéciales" préparassent eux-mêmes un rapport sur les moyens pratiques pour prévenir les conflits internationaux. Ainsi la balle était-elle fermement renvoyée dans le camp du SPD et le monde attendait anxieusement le discours de Bebel au prochain Congrès international de Stuttgart. En attendant, et à titre d'exemple, la SFIO vota au Congrès de Limoges et de Nancy (1906 et 1907) une résolution proposée par Vaillant et Jaurès en faveur de l'adoption de "tous les moyens" pour empêcher la guerre "depuis l'intervention parlementaire, l'agitation publique, les manifestations populaires, jusqu'à la grève générale ouvrière etl'insurrection."
Si Vaillant et Jaurès s'attendaient à ce que les Allemands suivent cet exemple, ils ont été vite désillusionnés. Dans le discours d'ouverture qu'il prononça à Stuttgart, Bebel faisait trois remarques principales concernant les moyens d'action contre la guerre. D'abord, que la question avait déjà été tranchée et que le congrès aurait pu s'en tenir aux résolutions antérieures. Ensuite qu'aucun parti socialiste au monde n'avait combattu le militarisme "d'une manière plus conséquente " que le SPD. Et enfin que le gouvernement impérial avait tellement peur des conséquences d'une guerre que jamais il ne prendrait la responsabilité d'en déclencher une. C'était en réponse à ce discours de Bebel que Vaillant infléchissait assez sensiblement pour la première fois la tactique et le ton qui avaient été les siens depuis la création de l'Internationale. L'on constate dans le langage de son discours plus d'une pointe d'irritation contre ses camarades d'outre-Rhin. De son côté Jaurès affichait son intention de poursuivre, parallèlement à la campagne socialiste propre, une campagne de pression diplomatique sur les grandes puissances en faveur des conférences de la paix et de l'arbitrage. Etait-ce un premier constat de faiblesse ou même d'incapacité de la part du mouvement socialiste international?
Après Stuttgart, le visage public des rapports entre la SFIO et leSPD ne changeait pas. Les dirigeants français et Vaillant tout d'abord, continuaient de fournir les militants socialistes français de l'image rassurante d'une Internationale intimement unie et d'un SPD ferme et résolu et dont l'activité antimilitariste ne le cédait en rien à celle de la SFIO. Et maintenant ils n'avaient plus besoin d'avoir recours à l'acte de Bebel et de Wilhelm Liebknecht en 1870, Liebknecht fils - Karl - venait de se faire emprisonner pour avoir publié son ouvrage Militarismus und Antimilitarismus, événement qui était interprété en France comme la preuve irréfutable du dynamisme de l'antimiitarisme allemand. Ce que les dirigeants de la SFIO ne disaient pas, cependant, c'était qu'au Congrès de Stuttgart, Bebel et Vollmar avaient tous deux cité le cas de Karl Liebknecht pour montrer l'impossibilité d'une agitation antimilitariste poussée.
Malgré le visage décontracté que Vaillant arborait en public, dans l'enceinte fermée du BSI, le ton ne cessait de monter. A la première réunion du bureau après Stuttgart, Vaillant insista de nouveau pour que l'Internationale définisse "les moyens et mesures pratiques" au lieu de simplement les évoquer. Dans une séance fort houleuse, dont l'atmosphère tendue suite à l'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine ne rassurait nullement les délégués, la proposition de Vaillant fut de nouveau court-circuitée, cette fois par son vieil ami Victor Adler qui protestait que les Autrichiens n'auraient rien pu faire de plus pour endiguer la vague belliciste dans leur pays. Le délégué britannique, Bruce Glasier, dans un discours fort hostile aux Autrichiens et aux Allemands, s'insurgeaient contre les "pieux sentiments" derrière lesquels, à son avis, la majorité des délégués dissimulaient leur incapacité d'agir. Encore une fois, la définition des moyens concrets était laissée en suspens. Néanmoins, dans son rapport au Congrès de la SFIO à Toulouse quelques jours après cette réunion désastreuse, Vaillant parlait comme si l'harmonie la plus totale y avait présidé.
Deux semaines plus tard, la France et l'Allemagne se trouvaient de nouveau au bord du gouffre pendant l'affaire des "déserteurs de Casablanca". Suivant la procédure définie, par l'intermédiaire de Huysmans, de proposer aux Allemands des manifestations communes entre SPD et SFIO, mais devant le refus catégorique des dirigeants de la social-démocratie allemande, il renonça à cette tentative. La faillitte de la procédure adoptée en 1905 s'avéra totale non seulement pendant l'affaire de Casablanca, mais aussi au moment de la première crise des Balkans pendant l'hiver 1908-1909.
Prenant acte de cette situation, Vaillant et Jaurès rectifièrent de nouveau leur tir. Jaurès, soutenu par Vaillant, commençait à mettre tous ses espoirs dans un rapprochement franco-allemand dont il pensait que le gouvernement britannique pourrait être un des architectes. Vaillant, quant à lui, modifia totalement son approche psycho-tactique vis-à-vis du SPD et passa carrément à l'offensive. En mars 1910, faisant justice de ses scrupules antérieurs, il proposa à Huysmans que, dorénavant, en cas de menace de guerre, le Bureau puisse être convoqué non plus avec l'accord des deux parties concernées, mais par une seule section nationale. Cette fois, il ne mâchait plus ses mots: "Il ne faudrait plus que la résistance des uns empêchât le BSI de régler ou prévenir un conflit international menaçant." Le BSI, soulignait-il, toujours ne devait pas sortir de son rôle "d'organe de coordination", mais devait tout de même être capable de faire, "quand l'intérêt supérieur de l'Internationale lui commande, une intervention nécessaire." Le point culminant de cette offensive lancée contre le Parteivorstand vint au Congrès international de Copenhague en septembre 1910. A cette occasion, jetant tous ses scrupules aux quatre vents, Vaillant proposa, avec Keir-Hardie, son célèbre amendement portant que:
"Entre tous les moyens à employer pour prévenir et empêcher la guerre, le Congrès considère comme particulièrement efficace: la grève générale ouvrière, surtout dans les industries qui fournissent à la guerre ses instruments (armes, munitions, transports, etc), ainsi que l'agitation et l'action populaires sous leurs formes les plus actives."
Malgré l'opposition violente des Allemands, cet amendement était renvoyé au BSI "pour étude", le bureau étant invité à faire un rapport sur ses propositions au prochain Congrès de l'Internationale. Ainsi, enfin, les dirigeants du socialisme international s'étaient mis d'accord pour ... envoyer à l'étude un moyen pratique et concret.
Comment expliquer l'attitude de Vaillant à Copenhague? Au Congrès de la SFIO, tenu à Paris en juillet 1910, une noouvelle résolution concernant les moyens pratiques avaient été présentée par la fédération de la Seine. Cette fois, il n'y était pas fait mention explicite de la grève générale, la résolution se contentant de citer celle de Stuttgart où la grève générale était évoquée comme un moyen possible. Pourquoi Vaillant avait-il insisté pour insinuer son amendement à Copenhague? Le correspondant parisien du SPD, Josef Steiner, s'interrogeant sur ses motifs, tirait la conclusion que c'était "une manoeuvre pour opposer l'Allemagne à l'Angleterre". Accusation grave et sans doute dépourvue de fondement. Autrement plus grave, cependant, était l'observation cinglante par laquelle Steiner terminait son article:
"La pensée secrète qui tourmente les socialistes français, ce n'est pas si les socialistes allemands peuvent faire la grève générale en cas de guerre, même le citoyen Alexandre Varenne n'en doute pas, et là-dessus il est certainement mieux renseigné que les socialistes allemands eux-mêmes, mais s'ils veulent la faire, c'est-à-dire, s'ils n'hésiteraient pas, par patriotisme, à aller jusque-là? Eh bien! là-dessus les socialistes allemands n'en savent pas plus que les socialistes français."
Cette observation touche directement au coeur du problème et explique en partie la tactique du désespoir adoptée par Vaillant à Copenhague, tactique qui ne diffère guère, en fin de compte, de celle proposée par Hervé et combattue par Vaillant en 1906. Il serait simple de dire que Vaillant passa à l'offensive parce que toutes les autres stratégies s'étaient soldées par un échec. Mais l'explication est plus complexe. Elle doit en effet tenir compte de la seule tactique de rechange qui s'offrait aux socialistes (étant donné leur refus catégorique du défaitisme léniniste) et qui allait bientôt être proposée par Charles Adler. Quelle était cette tactique? Tout simplement de faire le constat pénible - et ceci ouvertement, devant l'opinion publique - de la faillitte totale de l'Internationale dans sa tentative de définir et de faire accepter les moyens concrets d'empêcher la guerre; et, l'ayant constaté, d'en tirer les conséquences, fussent-elles le vote du budget militaire et la préparation de la défense nationale. Ce fut à cause de la nature impensable de cette tactique que Vaillant dut adopter l'offensive.
Depuis Stuttgart, l'irritation des dirigeants de la SFIO devant ce qu'ils considéraient comme l'obstructionnisme du SPD n'était qu'un pâle reflet de l'humeur noire qui se manifestait quotidiennement dans la presse syndicaliste. Depuis quelques années, la CGT était partie en guerre contre Legien et les syndicalistes allemands. La France en général était en proie à une nouvelle vague de nationalisme. Poincaré s'apprêtait à franchir le seuil de l'Elysée, la loi des trois ans se profilait à l'horizon. Les dirigeants socialistes français croyaient - dans une certaine mesure à juste titre - qu'ils représentaient le dernier espoir de conserver la paix. Mais, afin d'espérer, il fallait, à défaut de la réalité, au moins l'illusion du progrès dans la voie d'une campagne pratique et concrète contre la guerre. Tant que son amendement était "à l'étude", Vaillant pouvait croire au progrès de l'Internationale. Sans son amendement, le mouvement était bloqué. Pour Vaillant, Jaurès et les autres dirigeants, la perspective la plus redoutable était que, dans un moment de crise ou d'affolement international, la vague nationaliste, qui emportait de plus en plus les masses populaires, ne viennent balayer le barrage tout verbal de l'internationalisme socialiste. Mieux valait, à leurs yeux, que la pression exercée sur le SPD le fut par eux-mêmes plutôt que par les militants de base. Dans le premier cas, cette pression était contrôlable, dans le second elle ne l'était pas.
A la lecture de tous les documents du BSI, une chose saute aux yeux. C'est que Vaillant semble n'avoir jamais un seul instant douté de la capacité du BSI de prévenir, le cas échéant, une conflagration, comme si l'institution elle-même aurait pu conjurer un événement qui montait des profondeurs de l'histoire. Il était lié par une amitié personnelle qui datait parfois d'un demi-siècle - à la plupart des dirigeants de l'Internationale. Il était fermement persuadé que, le moment venu, ils feraient, comme il disait, "tout leur devoir".
A mesure que la guerre s'approchait, sa propre activité devenait de plus en plus frénétique. Lors de la guerre des Balkans, il tenta d'organiser une conférence entre socialistes des pays concernés, il cherchait à faire activer la cour d'arbitrage de La Haye, il fit voter par le BSI le texte d'un manifeste, il tâcha, sans succès, de convoquer une session extraordinaire du Bureau. En 1913, il se donna tout entier à la campagne contre les trois ans, multipliant non seulement (en direction du peuple français) conférences et discours contre la loi elle-même, mais aussi (en direction du BSI), lettres et propositions en faveur du rapprochement franco-allemand. Il écrivait à ce propos à son ami Keir Hardie dont il voulait faire jouer l'influence auprès du gouvernement britannique afin de favoriser ce rapprochement.
Ce qui frappe, pourtant, au printemps de 1914, c'est son calme apparent et son optimisme relatif. Le succès électoral de la SFIO en mai lui semblait de bonne augure. Le parti était devenu une force trop puissante pour que le gouvernement ne tienne aucun compte de sa position sur la guerre et le militarisme. Les graves crises de 1904,1905, 1908-09, 1911 et 1912 avaient après tout été surmontées. Et surtout il y avait le congrès de Vienne. A mesure que le congrès s'approchait, il bombardait Huysmans de lettres et de rappels concernant l'amendement qu'il avait proposé à Copenhague avec Keir Hardie. Malgré la résistance très évidente du Bureau, Vaillant semble être resté confiant que la décision tant retardée sur "les moyens pratiques" ne saurait cette fois être éludée. La lecture du compte rendu de la dernière séance du BSI à Bruxelles le 29 juillet 1914 fait ressortir de façon frappante le fait que presque tout le monde semble avoir pensé que le prochain Congrès (qui devait ouvrir ses portes à Paris, Vienne n'étant plus un site possible, le 8 août) saurait dresser un obstacle infranchissable à la guerre. Mais celle-ci ne se faisait pas attendre et la discussion sur "les moyens pratiques", malgré tous les efforts de Vaillant, n'a jamais eu lieu.
L'intensite même de la foi internationaliste de Vaillant explique son attitude pendant la guerre. Le fait qu'il épousait la défense nationale n'a rien d'étonnant: ceci était parfaitement prévisible au vu de ce qu'il avait toujours dit et écrit sur la nécessité historique de l'indépendance nationale. La distinction qu'il faisait constamment entre le peuple allemand et le régime militariste du Kaiser cadre parfaitement avec ses convictions républicaines. Quant à son refus catégorique d'avoir le moindre contact avec les dirigeants du SPD, celui-ci s'explique par des facteurs plutôt psychologiques. Que les responsables de la social-démocratie, trompés par la propagande impériale faisant état d'une invasion française, aient voté les crédits militaires, Vaillant l'aurait sans grande difficulté compris et accepté. Mais que, sachant la perfidie de cette propagande, sachant que l'armée allemande ayant violé la neutralité belge, était en route pour Paris, les dirigeants du SPD n'aient pas protesté de tout coeur, cela Vaillant pouvait à peine y croire. Pire, qu'ils aient accepté et reproduit la propagande officielle concernant la nécessité militaire de mettre la France hors de combat afin de pouvoir plus efficacement régler le problème russe, ce n'était pour Vaillant, que trahison pure et simple. Trahison à l'égard de la classe ouvrière allemande, trahison à l'égard de la SFIO et trahison surtout à l'égard de l'Internationale.
Ainsi, répondant, en octobre 1914, aux socialistes français qui critiquaient son soutien à l'effort militaire du gouvernement en lui lançant à la figure les textes et résolutions des congrès internationaux qu'il avait lui-même fait voter, il écrivit:
"Ces textes [...] ne sont pas des formules abstraites, mais des textes dont les conditions et les circonstances déterminent le sens et la valeur. [...] Tant à Stuttgart qu'à Bâle et à Paris, toutes les décisions et leurs textes se résument et se synthétisent en cette décision suprême de la guerre sans merci, de la guerre par tous les moyens du socialisme à l'impérialisme militariste [...] il demeure, pour nous, certain que l'anéantissement de l'impérialisme militariste allemand est la condition première et nécessaire de l'accomplissement des décisions, de la volonté, du devoir du socialisme international."
Le choc physique et psychologique d'abord de la mort de Jaurès et ensuite la réalité de la guerre était pour Vaillant mortel. A soixante-quinze ans, même sa santé robuste ne pouvait résister à l'effondrement du monde dans lequel il avait toujours fonctionné.Quelques jours avant de mourir, en décembre1915, il confia à Louis Dubreuilh:
"cette guerre m'a tué [...] avoir lutté quarante ans pour l'écarter, pour la conjurer et avoir été forcé de la subir, atroce, implacable! C'est l'écroulement de tout mon être."