Dans ce texte, Rosa Luxemburg commente la déclaration de la social-démocratie allemande votant les crédits de guerre, déclaration qu'elle reproduit en tête du chapitre II.
DECLARATION DEVANT LE REICHSTAG DU PARTI SOCIAL-DEMOCRATE ALLEMAND POUR LE VOTE DES CREDITS DE GUERRE
«A présent, nous nous trouvons devant le fait brutal de la guerre. Nous sommes sous la menace des atrocités d'invasions ennemies. Aujourd'hui, nous n'avons pas à nous prononcer pour ou contre la guerre, mais sur la question des moyens nécessaires à la défense du pays. Pour notre peuple et son avenir de liberté, beaucoup, si ce n'est pas tout, se trouve en jeu par une histoire du despotisme russe, qui s'est souillé du sang de l'élite de son propre peuple. Il faut parer à ce danger et garder sauves la civilisation, et l'indépendance de notre propre pays. Ainsi nous réalisons ce que nous avons affirmé sans cesse: nous n'abandonnerons pas à l'heure du danger notre propre patrie. Nous nous sentons en cela en harmonie avec l'Internationale qui de tout temps, a reconnu à chaque peuple le droit à l'autonomie nationale et à la défense nationale, comme nous condamnons, d'accord avec elle également, toute guerre de conquête. Guidés par ces principes, nous votons pour les crédits demandés».
ANALYSE DE ROSA LUXEMBURG
Une décision qui entraîne toutes les autres
Par cette déclaration, le groupe parlementaire au Reichstag donna, le 4 août, l'orientation qui devait déterminer et dominer l'attitude de la classe ouvrière allemande en guerre. Patrie en danger, défense nationale, guerre populaire pour l'existence la civilisation et la liberté – ce fut le mot d'ordre donné par la représentation parlementaire de la social-démocratie allemande. Tout le reste en résulta comme un simple effet : l'attitude de la presse du parti et de la presse syndicale, le délire patriotique des masses, l'union sacrée, la dissolution soudaine de l'Internationale – tout ne fut que l'inévitable conséquence de la première orientation prise au Reichstag;
Le nécessaire embrigadement des consciences
.Si réellement, il s'agit de l'existence même de la nation, de la liberté, si celle-ci ne peut être défendue qu'avec le fer du meurtre, si la guerre est une cause populaire sacrée – alors tout devient évident et clair, alors tout doit être accepté. Qui veut la fin veut les moyens. La guerre est un assassinat méthodique, organisé, gigantesque. Pour l'assassinat systématique, l'ivresse requise doit néanmoins être suscitée au préalable chez des personnes normales. Ceci est de tout temps la méthode éprouvée des dirigeants d'une guerre. A la bestialité de la politique doit correspondre la bestialité de l'opinion, celle-ci doit préparer celle-là et aller de pair avec elle. Dès lors, le Wahre Jacob du 28 août avec l'image du « batteur en grange » allemand, les feuilles du parti de Chemnitz, Hambourg, Kiel, Francfort, Cobourg etc, avec leurs excitations patriotiques en poésie et en prose, sont l'indispensable narcotique spirituel, seyant à un prolétariat qui ne peut sauver son existence et sa liberté qu'en enfonçant le fer du meurtre dans la poitrine de ses frères russes, français et anglais. Dès lors ces feuilles instigatrices sont plus conséquentes que celles qui remuent ciel et terre pour unir la guerre avec « l'humanité », le meurtre avec la fraternité, le vote pour le financement de la guerre avec la fraternité socialiste des peuples.
Un abîme s'ouvre entre la solidarité internationale et la défense de la nation
Le mot d'ordre donné le 4 août par le groupe parlementaire du Reichstag allemand serait-il juste, le jugement sur l'Internationale ouvrière serait prononcé par cela-même non seulement pour cette guerre-ci mais pour une fois pour toutes. Pour la première fois depuis qu'existe le mouvement ouvrier moderne, un abîme s'ouvre, béant, entre les commandements de la solidarité internationale des prolétaires et les intérêts de la liberté et de l'existence nationale des peuples, pour la première fois nous découvrons que l'indépendance et la liberté des nations requièrent impérieusement que les prolétaires de différentes langues se tuent et s'exterminent les uns les autres. Jusqu'à présent, nous vivions dans la conviction que les intérêts des nations et les intérêts de la classe des prolétaires s'unissent harmonieusement, qu'ils sont identiques, qu'il leur est impossible d'entrer en contradiction les un s avec les autres. C'était la base de notre théorie, de notre pratique, l'espoir de notre agitation au sein des masses du peuple. Étions-nous prisonniers en ce point cardinal de notre conception du monde, d'une monstrueuse erreur? Nous sommes à la question vitale du socialisme international.
En 187O, une première mise à l'épreuve des principes internationaux de la social-démocratie
La guerre mondiale ne constitue pas la première mise à l'épreuve des principes internationaux. Il y a quarante-cinq ans, notre parti a enduré cette première épreuve. C'était le 21 juillet 187O, Wilhelm Liebknecht et August Bebel déposèrent au Reichstag de la Confédération de l'Allemagne du Nord la déclaration, historique suivante ...