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Assassinat de Rosa Luxemburg. Ne pas oublier!

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg a été assassinée. Elle venait de sortir de prison après presque quatre ans de détention dont une grande partie sans jugement parce que l'on savait à quel point son engagement contre la guerre et pour une action et une réflexion révolutionnaires était réel. Elle participait à la révolution spartakiste pour laquelle elle avait publié certains de ses textes les plus lucides et les plus forts. Elle gênait les sociaux-démocrates qui avaient pris le pouvoir après avoir trahi la classe ouvrière, chair à canon d'une guerre impérialiste qu'ils avaient soutenue après avoir prétendu pendant des décennies la combattre. Elle gênait les capitalistes dont elle dénonçait sans relâche l'exploitation et dont elle s'était attachée à démontrer comment leur exploitation fonctionnait. Elle gênait ceux qui étaient prêts à tous les arrangements réformistes et ceux qui craignaient son inlassable combat pour développer une prise de conscience des prolétaires.

Comme elle, d'autres militants furent assassinés, comme Karl Liebknecht et son ami et camarade de toujours Leo Jogiches. Comme eux, la révolution fut assassinée en Allemagne.

Que serait devenu le monde sans ces assassinats, sans cet écrasement de la révolution. Le fascisme aurait-il pu se dévélopper aussi facilement?

Une chose est sûr cependant, l'assassinat de Rosa Luxemburg n'est pas un acte isolé, spontané de troupes militaires comme cela est souvent présenté. Les assassinats ont été systématiquement planifiés et ils font partie, comme la guerre menée à la révolution, d'une volonté d'éliminer des penseurs révolutionnaires, conscients et déterminés, mettant en accord leurs idées et leurs actes, la théorie et la pratique, pour un but final, jamais oublié: la révolution.

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Avec Rosa Luxemburg.

1910.jpgPourquoi un blog "Comprendre avec Rosa Luxemburg"? Pourquoi Rosa Luxemburg  peut-elle aujourd'hui encore accompagner nos réflexions et nos luttes? Deux dates. 1893, elle a 23 ans et déjà, elle crée avec des camarades en exil un parti social-démocrate polonais, dont l'objet est de lutter contre le nationalisme alors même que le territoire polonais était partagé entre les trois empires, allemand, austro-hongrois et russe. Déjà, elle abordait la question nationale sur des bases marxistes, privilégiant la lutte de classes face à la lutte nationale. 1914, alors que l'ensemble du mouvement ouvrier s'associe à la boucherie du premier conflit mondial, elle sera des rares responsables politiques qui s'opposeront à la guerre en restant ferme sur les notions de classe. Ainsi, Rosa Luxemburg, c'est toute une vie fondée sur cette compréhension communiste, marxiste qui lui permettra d'éviter tous les pièges dans lesquels tant d'autres tomberont. C'est en cela qu'elle est et qu'elle reste l'un des principaux penseurs et qu'elle peut aujourd'hui nous accompagner dans nos analyses et nos combats.
 
Voir aussi : http://comprendreavecrosaluxemburg2.wp-hebergement.fr/
 
25 mars 2018 7 25 /03 /mars /2018 13:00
Rosa Luxemburg et l'Algérie. L'un des articles majeurs sur ce thème: "Rosa Luxemburg et la colonisation" de R. Gallissot.
Le blog donne aujourd'hui accès à un article majeur sur le thème Rosa Luxemburg et la colonisation. Il est paru en 1974 dans la revue L'Homme et la société. Il peut être consulté sur le site www.persee.fr. C'est une analyse fondée et précise que propose R. Gallissot et donc des pistes d'information, de réflexion ... et de discussion. Septembre 2016

Rosa Luxemburg et la colonisation

 

René Gallissot

L'Homme et la société Année 1974 Volume 33 Numéro 1 pp. 133-151

Fait partie d'un numéro thématique : Économie et tiers

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1974_num_33_1_1549

 

Ce titre est présomptueux, car ma réflexion (1) se fonde essentiellement sur une confrontation des textes de Marx et Engels sur l'Algérie, et des passages que Rosa Luxemburg consacre après eux au domaine colonial français, dans l'Introduction à l'Economie politique et dans l'Accumulation du capital, et allusivement pour discussion sur l'émigration dans la Critique des critiques. La comparaison est d'autant plus facile et probante que Rosa se tient, comme à l'ordinaire, très près de la lettre de Marx, en particulier du Manifeste et du livre I du Capital, et de surcroît, utilise les mêmes sources ou documents que Marx et Engels, fondamentalement l'ouvrage de l'historien russe Kowalewski publié à Moscou en 1879 : Le système foncier communautaire : causes, historique et conséquences de sa décomposition.

 

Mon rappel est ici sommaire : de l'ensemble des textes de Marx et Engels consacrés soit directement à la colonisation, soit par un biais ou un autre, à des pays non-européens ou aux sociétés précapitalistes, je tire simplement trois ordres de constatations :

 

1 - Marx et Engels ont une conception d'époque et pour partie ancienne de la colonisation qui, suivant le flux des migrations européennes, se définit par l'implantation de colons, et particulièrement de colons ruraux ; Marx insiste dans le Capital sur cette installation agricole. Les Etats-Unis d'Amérique offrent le modèle colonial.

 

2 - La colonisation est vue en même temps comme l'extension du capitalisme ; elle est ainsi intégrée au mouvement de civilisation par les liaisons marchandes, les destructions mêmes, l'uniformisation économique et culturelle que porte le capitalisme, et tous les pays du monde sont ainsi condamnés à marcher sur cette voie de progrès, à entrer en civilisation.

 

3 - Enfin, alors que Marx et Engels ont analysé la question irlandaise, tant en Irlande qu'en Angleterre par la présence des émigrés irlandais, comme une question à la fois coloniale et nationale, en notant en particulier les effets sur la classe ouvrière anglaise qui s'embourgeoise et s'intègre par idéologie nationaliste, ils n'ont jamais transposé aux colonies, soit hors d'Europe, cette approche qui est donc non plus seulement économique (extension du capitalisme) mais sociale (formation nationale, opposition et oppression culturelle). Comme ils s'en tiennent donc à l'explication économique, et par là sont conduits à accepter comme inévitable, la colonisation qui reste contradictoirement agent de progrès, leur critique s'arrête à la dénonciation de la brutalité de la conquête et des méthodes d'exploitation. En conséquence, et la lettre d'Engels à Kautsky du 12 décembre 1882 bien qu'ouverte sur plusieurs hypothèses, est explicite : la libération des colonies ne s'inscrit dans une perspective socialiste, qu'en concomitance au mieux, ou sous impulsion de la révolution prolétarienne dont le centre se situe dans les pays capitalistes développés, en Europe continentale plus précisément, par suite de la défaillance britannique et de la promotion encore à venir des Etats-Unis.

 

Rosa Luxemburg raisonne et combat sur ces bases du marxisme originel: dans la compréhension de la colonisation elle ne franchit guère non plus ces limites que l'économisme de la social-démocratie allemande a encore durcies. Mais sa prise en compte de l'impérialisme d'une part et son intrépidité révolutionnaire face au révisionnisme, puis à la droite et au centre même de la social-démocratie, face à Kautsky en le disant ou sans le dire, face à la trahison dans la guerre, la conduisent d'abord à radicaliser la dénonciation de la colonisation, puis à fondre l'opposition à la colonisation tant dans les métropoles que celle des colonisés eux-mêmes, dans la lutte mondiale du prolétariat. Son originalité se situe donc dans cette conjonction. Elle est politique et non point spécifiquement économique comme on le croit au vu de l'argumentation de L'Accumulation du Capital.  Elle relève d'une stratégie anti-impérialiste. Elle n'est même que la nouvelle formulation de la lutte de classes, pour elle la seule ligne révolutionnaire, en réponse à l'impérialisme.

I. Sur trois textes : différences entre Rosa Luxemburg et Marx

 

Rosa Luxemburg est pénétrée de ses lectures de Marx, aussi les formules reviennent-elles souvent identiques comme spontanément, et les facteurs explicatifs sont exactement repris, mais le ton change, ou plutôt la démonstration joue sur un autre registre ; c'est que l'emploi des arguments n'est pas le même ; elle retourne contre l’« orthodoxie » social-démocrate, les armes et le vocabulaire même d'un marxisme qui se veut réellement fidèle. La différence avec Marx qui dresse fondamentalement la critique de l'économie politique bourgeoise apparaît déjà dans la violence contenue de cette critique interne au mouvement socialiste. Mais plus profondément, c'est la violence de fait qui se retrouve mise en évidence, la violence de la colonisation, puis de la politique impérialiste, celle des contradictions et de la crise même ; du capitalisme, celle « de la guerre, et la violence nécessaire de la révolution mondiale. Trois groupes de textes vont nous révéler cette distance entre Rosa Luxemburg et Marx :

 

1 - Dans l'Introduction à l'économie politique (chapitre I, 4), son cours à l'école centrale du parti en 1906-1908/ Rosa Luxemburg reprend le développement du Manifeste sur l'expansion de la civilisation et de la société moderne par le capitalisme; elle abat tout comme Marx et Engels les « murailles de Chine et les frontières nationales ». Ce que Marx annonçait avec précipitation déjà, elle le donne comme réalisé : la base économique est unifiée mondialement, tes différences entre pays ne sont plus qu'artifice politique, et le prolétariat est devenu une force mondiale unique. Surtout, l'exposé de Rosa Luxemburg abandonne le ton épique du Manifeste qui célèbre le triomphe de la bourgeoisie délivrant le vieux monde de ses liens ancestraux fussent-ils idylliques ; chez Marx, cette exaltation n'est pas de circonstance, puisqu'elle se retrouve dans ses cahiers qui nous valent les Fondements de la critique de l'économie politique. Au contraire de Marx qui marque donc qu'à travers même les destructions, le capitalisme accomplit une œuvre positive, Rosa Luxemburg porte toute son attention sur les ravages qu'il entraîne, sur la ruine que l'exploitation après la conquête, conduit à son terme ; le capitalisme fait œuvre de mort. En un sens, si Rosa Luxemburg est moins évolutionniste que Marx, c'est qu'elle souligne les effets catastrophiques pour usage politique et polémique ; son analyse est contrainte par la double conjoncture de l'agressivité impérialiste et de l'orientation consentante de la social-démocratie ; la vision de Marx porte un long regard sur l'histoire.

 

« Ainsi avec cette "marchandise", le capital, des "marchandises" encore plus étranges sont transportées de plus en plus massivement de quelques vieux pays dans le monde entier : moyens modernes de communication et extermination de populations indigènes entières, économie fondée sur l'argent et endettement de la paysannerie, richesse et pauvreté, prolétariat et exploitation, insécurité de l'existence et crises, anarchie et révolutions. Les "économies nationales" européennes étendent leurs tentacules vers tous les pays et tous les peuples de la terre, pour les prendre dans le grand filet de l'exploitation capitaliste et les étrangler ».

 

Voici donc le capitalisme dans le plein exercice de sa force destructrice ; sa seule loi est la violence.

 

2 - Ce décalage peut aboutir à une critique au moins implicite de Marx, comme dans plusieurs passages de L'Accumulation du Capital et de la Critique des critiques.  Parce que les analyses du Capital sont établies principalement sur la connaissance du capitalisme anglais, déduites de cette forme restée largement marchande, ce qui est le fondement de sa prééminence; C'est que cette « critique de l'économie politique » s'exerce sur les œuvres des pères fondateurs de l'économie politique qui est libérale ; la pensée de Marx est restée attachée à une vision libre-échangiste ; l'Etat n'a autant dire pas de place dans le CapitaL Devant les contradictions impérialistes, le retour au protectionnisme, les affrontements qui vont aboutir à la guerre mondiale, tout en conservant la croyance dans l'unification mondiale politique comme résultante de l'unification économique, qui est aussi chez Marx, un fruit du libéralisme anglais, Rosa Luxemburg remet en cause ce qui subsiste par ailleurs de libre-échangisme dans le marxisme. Par citation directe et indirecte, Marx se trouve visé. Le capitalisme n'est jamais innocent et le libéralisme n'est qu'un masque :

 

« L'autre aspect de l'accumulation capitaliste concerne les relations entre le capital et les modes de production non capitalistes, il a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale d'intérêt, la guerre. La violence, l'escroquerie, l'oppression, le pillage se déploient ouvertement sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois rigoureuses du processus économique dans l'enchevêtrement des violences et des brutalités politiques. La théorie libérale bourgeoise n'envisage que l'aspect unique de la « concurrence pacifique » des merveilles de la technique et de l'échange pur de marchandises ; elle sépare le domaine économique du capital de l'autre aspect, celui des coups de force considérés comme des incidents plus ou moins fortuits de la politique extérieure. En réalité, la violence politique est, elle aussi, l'instrument et le véhicule du processus économique ; la dualité des aspects de l'accumulation recouvre un même phénomène organique, issu des conditions de la reproduction capitaliste. La carrière historique du capital ne peut être appréciée qu'en fonction de ces deux aspects. Le capital n'est pas qu'à sa naissance « dégoûtant de sang et de boue par tous les pores », mais pendant toute sa marche à travers le monde ; c'est ainsi qu'il prépare, dans des convulsions toujours violentes son propre effrondement ».L 'Accumulation du capital, (chapitre 31)

 

La guerre mondiale apporte une preuve au raisonnement de Rosa Luxemburg ; elle revient dans la Critique des critiques à cette action destructrice qui écrase et la civilisation des pays colonisés et celle des pays européens mêmes.

 

« Après avoir livré pendant quatre siècles, l'existence et la civilisation de tous les peuples non capitalistes d'Asie, d'Afrique, d'Amérique et d'Australie à des convulsions incessantes et au dépérissement en masse, l'expansion capitaliste précipite aujourd'hui les peuples civilisés de l'Europe elle-même dans une suite de catastrophes dont le résultat final ne peut être que la ruine de la civilisation ou l'avènement de la production socialiste. A la lumière de cette conception, l'attitude du prolétariat à l'égard de l'impérialisme est celle d'une lutte générale contre la domination du capital » Critique des critiques (chapitre 5).

 

Voici déjà rompue, la conception évolutionniste de la civilisation qui est chez Marx et Engels ; tout au moins existe-t-il plusieurs civilisations et plusieurs sens du terme ; et la chute du texte qui fait revenir le leit-motiv de L'accumulation du Capital, marque avec force que le but de l'œuvre est bien d'assurer la ligne politique anti-impérialiste.

 

3 - Mais Rosa Luxemburg entend fonder cette conclusion, qui n'est au reste pas une conclusion — mais sa détermination de départ et sa motivation constante sur une démonstration économique : le développement capitaliste n'est possible que par la ruine des économies précapitalistes, à preuve la colonisation anglaise en Inde, et celle de l'Algérie par la France. Il se trouve qu'elle s'appuie et d'une manière très suiviste, plus fidèle même que Marx qui n'est pas d'accord sur l'interprétation de la « féodalisation » dans l'empire ottoman, sur des passages de Kowalewski qu'il a déjà commentés, soit les pages que l'historien russe consacre aux communautés rurales d'Algérie, de Kabylie principalement, d'après l'ouvrage de Hanoteau et Letourneux : La Kabylie et les coutumes kabyles. Nous avons les notes de Marx, qui souligne au reste, je le dis au passage, avec une vigueur digne de Rosa Luxemburg, la « rapacité des chacals français » ; c'est qu'il s'en prend à l'assemblée française versaillaise qui a brisé la Commune de Paris et voté la loi de colonisation foncière en 1873. Marx qui travaille à l'infini à cette époque (fin des années 1870 et 1880-81) sur les communautés rurales, s'interroge sur les différences d'évolution et les variations du collectif au privé à travers les formes d'organisation agraire et d'organisation de la parenté ; il raisonne notamment sur la Commune russe, mais multiplie les comparaisons et les hypothèses, renvoie à un passé de plus en plus originel comme à un postulat de départ, le « communisme primitif », pour s'attacher à la diversité des formes dérivées ; son évolutionnisme devient plurilinéaire. Ce qui l'intéresse donc, et ce qu'il relève dans ses références, ce sont les combinaisons des rapports de propriété, des formes de collectivités agricoles ou pastorales et des formes familiales, ces liens dits de sang, que vient rompre la colonisation. Il n'idéalise pas, tout au contraire par des rapprochements comme avec la Zadrouga, il cherche à démêler l'écheveau au plus près du réel.

 

Rosa Luxemburg utilise les mêmes citations, les mêmes données sur la ventilation de la propriété qui se trouvent dans l'ouvrage de Kowalewski; elle suit même pas à pas le texte du chapitre, mais opère une transposition. Elle gomme d'abord ce qui est évolution, que Kowalewski explicite et que Marx commente, pour dresser un tableau autant dire immobile d'une société tenue par son réseau communautaire et patriarcal. Sa description, car l'on passe du plan de l'analyse au récit, beaucoup plus vivant certes, des activités agricoles, ou à l'illustration de la vie de famille, se complaît dans l'égalité ancienne, proche de l’« Idylle ». L'Algérie est intégrée au chapitre de la « lutte contre l’économie naturelle »: l'économie et la société sont alors, rendus plus « naturelles » qu'historiques comme si une barrière séparait encore à cette époque, et même depuis longtemps déjà, la diffusion capitaliste et le monde non capitaliste demeuré primitif, d'autant que la Kabylie est certainement la région d'Algérie où sous couvert traditionnel, les mutations sociales sont les plus avancées. Un meilleur emploi de l'exemple algérien, surtout kabyle se trouverait au chapitre suivant : « l'introduction de l'économie marchande ». L'argumentation économique que masque la reconstitution quelque peu littéraire et idéaliste de la vie domestique, de la cohésion familiale, du nomadisme heureux «- jusqu'au climat et au désert qui deviennent bienveillants - tient du schéma qui fait se heurter deux états de la production ; le communisme primitif et le capitalisme. En rendant la société primitive, elle grandit l'écart, et donc la violence du choc à l'heure de la colonisation. S'annonce ici la contradiction entre un marxisme réduit à l'entre-choc des modes de production, victime donc de l'économisme, et une détermination politique renouvelée face à l'impérialisme par delà Marx puisqu'elle prend en charge la lutte des pays colonisés ; mais l'avancée de Rosa Luxemburg, qui est donc politique, apporte encore d'autres nouveautés.

II. Trois caractères originaux de la colonisation capitaliste

 

Allusivement, et le commentaire risque de forcer le sens, Rosa Luxemburg perçoit la profondeur et donc la gravité de la colonisation qui, par le capitalisme, se différencie de toute forme antérieure de conquête, et généralise l'exploitation ; elle ne s'en tient pas à la reconnaissance de la violence, mais la saisit en quelque sorte à l'œuvre en sa double action politique et économique, et cette colonisation oppressive et spoliatrice, par choc en retour et déjà en ses motivations, retentit sur la métropole, tisse des liens de connivence, en particulier dans la société française ; elle découvre ainsi la constance de la France coloniale et la force de l'attachement à l’« Algérie française ».

 

1 - La colonisation capitaliste se distingue des formes anciennes de conquête, d'invasion ou de migration. Engels et Marx n'avaient guère discerné cette nouveauté qui fait de toute opération coloniale, une expédition militaire ; la situation coloniale n'est que la conservation d'un rapport de force, et en cas de résistance, puis de mouvement de libération, l'armée coloniale est condamnée à une fonction contre-révolutionnaire avec toutes les conséquences que cela suscite dans la pratique de la répression ; peuplement colonisateur, administration locale et politique métropolitaine, risquent d'être pris dans cet entraînement proprement réactionnaire. Certes, en lisant les rapports anglais, Marx pressent en Chine et en Inde, les effets de perversion sur l'armée, mais il ne se détache guère de cette vision lointaine héritée de la philosophie occidentale qui met l'Orient hors de l'histoire ; les destinées non européennes se réduiraient à n'être que succession de conquêtes, comme si dans l'histoire européenne, les mouvements de population, les expéditions militaires et les extensions de souveraineté étaient d'une autre nature. Il dit de l'Inde, ce que la thèse coloniale française n'a cessé de répéter de l'Algérie ; « La société indienne n'a pas d'histoire du tout, du moins pas d'histoire connue. Ce que nous appelons son histoire n'est que l'histoire des envahisseurs successifs qui fondèrent leur empire sur la base passive de cette société immuable et sans résistance » (article de 1853).

 

Or, il existe une différence fondamentale, elle est entre les migrations anciennes et l'implantation coloniale, entre les formes d'empire disons d'ancien régime comme celles de l'Empire ottoman pour l'Algérie, véritable superstructure politique, et l'encadrement, voire le peuplement colonial dont les fins sont économiques par l'exploitation du pays et de la force de travail et par la dépendance exclusive, commerciale d'abord, de la métropole. La colonisation capitaliste est nécessairement occupation, et par là destruction et compression de la société colonisée, même si elle ne s'établit pas toujours en colonie de peuplement ou si selon la méthode anglaise, elle sait alléger l'encadrement colonial en le spécialisant et fabriquer des relais « indigènes » ; l'occupation n'est ainsi pas seulement militaire et économique mais multiforme et omniprésente, fût-ce indirectement, elle constitue un blocage social et impose une pression culturelle ; ce fait de base modifie bien entendu la nature de l'opposition qu'elle rencontre ou suscite, et justifie la place que prendra le mouvement de libération nationale dans la lutte anti-impérialiste. Rosa Luxemburg a le pressentiment de cette nouveauté radicale de la colonisation capitaliste. Certes, quand elle parle d'occupation, elle pense d'abord à l'occupation du sol car elle reste prisonnière de la conception ancienne qui voit immédiatement l'établissement d'un colonat sur des terres, ce qui est encore largement valable pour l'Algérie, mais elle ne limite pas la colonisation à n'être que prise de possession de la terre ; elle la comprend comme recours capitaliste à une réserve de force de travail ; elle écrit ainsi dans l'Introduction à l'économie politique :

 

« Les conquérants européens sont les premiers qui ne se proposent pas uniquement d'asservir et d'exploiter économiquement les indigènes, mais arrachent de leurs mains, les moyens de production eux-mêmes : le sol. Ce faisant, le capitalisme européen ôte la base de l'ordre social primitif. Survient alors ce qui est pire que n'importe quelle oppression et exploitation : une anarchie totale et un phénomène spécifiquement européen ; l'insécurité de l'existence sociale, la population sous le joug, qu'on sépare de ses moyens de production, n'est plus considérée par le capitalisme européen que comme de la force de travail et si, à ce titre elle est utilisable pour les buts du capital, elle est réduite en esclavage si elle n'est pas exterminée. Nous avons vu cette méthode appliquée dans les colonies espagnoles, anglaises, françaises ».

 

Si Rosa Luxemburg est ainsi sensible aux conséquences de l'occupation coloniale sur la société colonisée elle-même, dans l'Accumulation du Capital, elle évoque « la mutilation de l'Algérie, qui dure depuis quatre-vingts ans », elle ne va pas jusqu'à deviner, mais le pouvait-elle à cette époque, cet effet de la colonisation sur la force de travail qui se traduit par l'émigration de main-d'œuvre ; au contraire, nous le verrons, par assimilation au capitalisme, oublieuse de la nouveauté, elle se laissera tromper par le sens des migrations européennes vers l’outre-mer à la fin du XIXème siècle.

 

2 - Son analyse de l'exploitation généralisée de la force de travail par la colonisation, lui fait néanmoins toucher ce qui est un moyen d'extorsion de profit, non pas spécifique puisqu'il sévit déjà sur la paysannerie des pays capitalistes, mais d'usage intensif, toujours poussé au rendement maximum en colonie, soit l'impôt. Le prélèvement fiscal est en effet le grand agent de paupérisation,, et l'appauvrissement rendra à terme disponible une main-d'œuvre qui ne pourra plus subsister en son organisation sociale, alors même que cette organisation n'a pas été forcément totalement détruite, mais resserrée, refoulée, mise en état de conservatisme même. Le cas de l'Algérie est alors patent, car sa population a été ruinée par l'impôt à tel point que depuis la fin du XIXème siècle, le rapport des « impôts arabes » fléchit. La colonisation aboutit à la paupérisation et non pas à la prolétarisation. Rosa Luxemburg reconnaît le premier terme, en constatant la détresse des populations rurales, en particulier à travers les famines, quand les silos traditionnels sont vides, quand les réserves sont épuisées (chapitre cité de l'Accumulation du capital), mais en sa transposition du capitalisme des métropoles au monde entier, elle croit que se constitue en même temps fatalement une classe ouvrière indigène, alors que sur place la base du prolétariat restera étroite, et de ce fait, déjetée par rapport aux masses de sous, ou de préprolétariat ; c'est en France que se développera la classe ouvrière algérienne.

 

Dans L'Accumulation du Capital, Rosa Luxemburg reviendra à plusieurs reprises sur la ruine par l'impôt qui double l'appropriation des terres ; elle mettait déjà en évidence, ce double phénomène dans L'Introduction à l'économie politique :

 

« Maintenant il s'agissait, outre ces méthodes de colonisation anciennes mais qui, ici ou là, demeurent florissantes jusqu'à ce jour et n'ont jamais cessé d'être pratiquées, d'une nouvelle méthode pour exploiter plus durablement et plus systématiquement les populations des colonies en vue d'enrichir la « métropole ». A cette fin, on allait utiliser deux moyens : d'une part prendre effectivement possession du sol en tant que la plus importante source matérielle de la richesse de tout pays, et ensuite imposer sans arrêt, la large masse de la population ».

 

Rosa Luxemburg relève donc ce que beaucoup d'économistes et d'historiens négligeront, certains volontairement, dans le recensement du profit colonial, c'est-à-dire l'apport de la pression fiscale sur les colonisés, lorsqu'ils prétendront répondre à cette lancinante question : les colonies n'ont-elles pas coûté plus cher (à qui du reste ?) qu'elles n'ont rapporté (à qui encore ?). Les dettes du budget colonial ne constituent pas une preuve de perte ; au contraire l'argument se retourne, quand l'assiette de ce budget fut-il en équilibre, est maintenue largement par l'impôt local, et quand ce rapport fiscal sert ensuite à garantir les emprunts ; l'on passe alors à un autre chapitre de la compréhension de l'impérialisme et de l'Accumulation du capital, celui de « l'emprunt international ».

 

Enfin, comme Rosa Luxemburg le note, cette paupérisation par l'impôt dans le cas de l'Algérie, accompagne la dépossession par l'accaparement colonial des terres. Bien qu'elle conçoive toujours la colonisation comme rurale, elle laisse entendre cependant que l'exploitation coloniale peut s'exercer sans colonat foncier. A la limite, c'est-à-dire, quand il n'est plus possible de faire autrement, l'implantation coloniale peut être abandonnée, c'est l'heure du néocolonialisme ; pour l'Algérie, ce sera l'heure du gaullisme, qui pour sauver les intérêts proprement impérialistes, pétroliers d'abord, manifestera les divergences, avec des intérêts proprement coloniaux. Surtout, l'analyse de Rosa Luxemburg prend en compte l'effet colonial sur la société colonisée, à la différence des prises de position fréquentes de la gauche et de l’extrême-gauche, y compris du communisme en Algérie, et cette interprétation est passée dans l'historiographie qui ne retient que l'exploitation par les colons, par « la féodalité nouvelle des seigneurs de la terre et de la vigne»; en cette polarisation sur le seul colonat agricole, l'antagonisme colonial est déplacé,, ramené vers une contradiction interne à la société coloniale. C'est le grand conflit politique des Européens fonctionnaires et petits blancs contre les « gros » colons. Etant anticolons, ils se croient anticolonialistes, mais ne le sont que pour partie et ne peuvent plus situer la lutte des colonisés dans la lutte anti-impérialiste, ce que fait sans cesse Rosa Luxemburg, sans avoir au reste conscience de cette ligne de clivage, simplement par pleine reconnaissance de la paupérisation qui mine la société colonisée.

 

3 - La colonisation de l'Algérie qui dépouille les Algériens et de leurs terres et de leurs ressources, des moyens de production et des moyens de subsistance, suppose en sa continuité, et c'est la troisième découverte de Rosa Luxemburg, l'accord ou la complicité politique française. L'on va répétant en forme d'excuse que la France n'a pas eu de politique coloniale, pour dire simplement que sa « politique indigène » fut à courte vue ; mais qu'est-ce qu'une politique coloniale, sinon une politique, fut-elle faite d'absence d'intervention, de conservation de la colonie ? Or les gouvernements français ont veillé successivement à garder cette colonie, la plus proche et sentimentalement la plus valorisée. Parlements, ministères, royaume, empire, république et « Etat français » ont maintenu jalousement les liaisons administratives contraignantes avec l'Algérie, nommé des fonctionnaires qui subissaient certes les injonctions des colons, mais renouvelaient incessamment la mainmise française. La France a entretenu un appareil administratif, militaire et policier, multiplié les lois et les réglementations, assuré la perception des impôts bien mieux que la scolarisation, et cette importance de l'impôt déjà relevée, indique bien que la responsabilité ne se situe pas seulement dans la rapacité des colons, mais dans l'action publique même. Comme l'armée, la colonie a servi d'issue, voire de promotion sociale, à l'exode rural, assuré le placement par la fonction publique et la facilité des carrières des fils de famille petites bourgeoises de la France méridionale en particulier ; elle a contrebalancé le lent déclassement de la France moyenne et paysanne ; un pacte inavoué liait la colonie d'Algérie à la société française.

Rosa Luxemburg écrit dans l'Accumulation du capital :

 

« On sait qu'au cours des quarante' années écoulée, depuis la conquête de l'Algérie, aucun Etat européen n'a changé aussi souvent de régime politique que la France. A la Restauration avait succédé la révolution de Juillet et la royauté bourgeoise, celle-ci fut chassée par la révolution en Février qui fut suivie de la seconde République, du second empire, enfin de la débâcle de 1870 et de la troisième République. La noblesse, la haute finance, la petite bourgeoisie, les larges couches de la moyenne bourgeoisie se cédaient successivement le pouvoir politique: Mais la politique française en Algérie demeura immuable à travers ces vicissitudes, elle resta orientée du début à la fin vers le même but : au bord du désert africain, elle découvrait le centre d'intérêt de tous les bouleversements politiques en France au XIXème siècle : la domination de la bourgeoisie capitaliste et de sa forme de propriété ».

 

Rosa Luxemburg vise loin en montrant cette continuité de l'emprise française sur l'Algérie : elle offre une des clefs pour l'explication de la conservation coloniale jusqu'à la guerre d'Algérie, dans cette liaison par la propriété qui porte l'adhésion non seulement de l'ancienne noblesse et de la grande bourgeoisie, mais aussi et probablement plus encore, celle des couches de petite et moyenne bourgeoisie, paysannerie implicitement comprise ; la France rurale et la majeure partie de la société française furent profondément coloniales, et cet attachement à « l'Algérie française » fut progressivement compris, au XXème siècle plus qu'au XIXème siècle toutefois, dans le nationalisme français qu'il soit de droite ou de gauche ; par entraînement idéologique, le sentiment colonial pénétra même la classe ouvrière française.

 

En un sens, Rosa Luxemburg dit de la France et de l'Algérie, de la colonisation hors d'Europe, ce que Marx et Engels ont dit mais sans autre application de l'Angleterre et de l'Irlande, soulignant que « l'embourgeoisement par idéologie nationaliste, gagnait la classe ouvrière anglaise. Ces observations vont bien au delà de la définition léniniste, très restrictive, de « l'aristocratie ouvrière » entretenue par « les miettes de la colonisation ». La lucidité de Rosa Luxemburg qui provient très certainement de sa critique de la soumission de la social-démocratie allemande à la politique impérialiste, entrevoit des développements d'une histoire longue de la colonisation au travers de ces trois originalités : la plénitude, oppressive de l'occupation coloniale, la paupérisation de la société colonisée qu'elle entraine, la complicité des classes sociales métropolitaines qu'elle implique.

 

III. Un pas avant et double arrêt sur l'obstacle

 

Cette attention politique aux pays colonisés et l'élargissement de l'analyse économique qui met à nu les méfaits du capitalisme non seulement en Europe, mais conjointement dans l'action de destruction des sociétés précapitalistes, supportent l'affirmation répétée au travers de l'Introduction à l'Economie politique et surtout dans L'Accumulation du Capital et La Critique des Critiques, de la superposition de la lutte des colonisés et de la lutte du prolétariat. Encore convient-il de saisir l'exacte justification de cette position qui marque l'avancée de Rosa Luxemburg par delà Marx et Engels, et qui chronologiquement, vient avant l'ouverture de Lénine à la poussée des pays dominés, fondée certes sur sa compréhension de l'impérialisme, mais aussi très conjoncturellement sur les impératifs de salut de l'entreprise révolutionnaire en Russie. Rosa Luxemburg se distingue par l'antériorité de sa clairvoyance politique sur l'évolution de la social-démocratie allemande ; disons même que toute son originalité se tient en ce domaine colonial, dans le sens politique de la nature nouvelle de la lutte de classe comme lutte anti-impérialiste, car tant en son raisonnement économique que dans sa conception historique, elle reste enfermée, mais Lénine aussi à sa façon, dans les cercles vicieux de l'économisme marxiste. On fait probablement erreur, par delà ses efforts pour résoudre les contradictions, sur l'importance de son œuvre économique, de L'Accumulation du capital en particulier, comme sur l'importance de la réflexion économique de Lénine dans L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Leur génie à tous deux est politique, dans leurs divergences mêmes. Ce n'est au reste pas du génie, mais la recherche toujours poussée plus avant de l'adéquation au moment pour Lénine notamment, à l'étape pour l'un et l'autre, de la lutte de classes du prolétariat.

 

1 - Ce n'est pas le lieu de retracer ici la situation et les combats de Rosa Luxemburg dans le socialisme européen, ni de reprendre en son ensemble de débat sur sa conception de l'impérialisme ; toute sa force tient dans le fait que sa déduction de la ligne anti-impérialiste est contemporaine du développement même de l'impérialisme. C'est dire qu'elle opère donc une distinction entre colonisation et impérialisme. Je me limite à ce point qui a fait l'objet de discussions récentes (2). Avec Rosa Luxemburg, il n'est pas possible de s'interroger doctement sur la signification de l'impérialisme comme stade suprême ; elle redit expressément dans la Critique des critiques, ce qui sous-tend toute la démonstration de L'Accumulation du capital ; l'impérialisme est la dernière phase du développement capitaliste.

 

« L'impérialisme actuel n'est pas comme dans le schéma de Bauer, le prélude à l'expansion capitaliste mais la dernière étape de son processus historique d'expansion : la période de la concurrence mondiale accentuée et généralisée des états capitalistes du globe. Dans cette phase finale, la catastrophe économique et politique constitue l'élément vital, le mode normal d'existence du capital, autant qu'elle l'avait été dans sa phase initiale, celle de l'« accumulation primitive ».

 

Cela ne signifie pas qu'historiquement l'évolution économique aille fatalement jusqu'à son terme et encore moins que le mouvement ouvrier doive attendre.

 

« A mesure que le capital avance, il exaspère les antagonismes de classe et l'anarchie économique et politique internationale à tel point qu'il provoquera contre sa domination, la rébellion du prolétariat international bien avant que l'évolution économique ait abouti à sa dernière conséquence ; la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde ».

 

Il suffit de relire la définition de l'impérialisme dans L' Accumulation du Capital et de rappeler que cet ouvrage se termine par le chapitre sur le militarisme :

 

« L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes mondiaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde ».

 

Le libre échange n'a été qu'un épisode du capitalisme, et Rosa Luxemburg prend là ses distances avec Marx. Elle se place en face des contradictions de la dernière période dans le heurt des puissances capitalistes à travers l'emprunt international, le protectionnisme, le partage du monde, la concentration qui portent la violence jusqu'à la guerre et la première guerre mondiale est venue conclure son raisonnement.

 

Comme l'impérialisme s'exerce mondialement, il sévit donc à travers l'entreprise coloniale ancienne comme en Inde et en Algérie, mais comme Rosa Luxemburg le montre par l'étude de l'emprunt international, il renouvelle également l'intervention et les méthodes coloniales, ainsi en Egypte et au Maroc. Les exemples sont bien choisis. Il existe donc une colonisation impérialiste en la phase initiale, mais la colonisation est à l'évidence distincte de l'impérialisme, puisqu'antérieure Elle est même aux origines du capitalisme et accompagne tout son développement ; c'est par elle que se produit ce « métabolisme » entre l’économie capitaliste et les économies précapitalistes qui est la condition permanente de l'accumulation. Rosa Luxemburg met en avant le débat sur l'impérialisme par urgence politique, parce qu'il est le plan d'affrontement avec la droite puis le centre de la social-démocratie, le lieu de détermination de la ligne révolutionnaire, mais le problème théorique porte sur la colonisation ; à preuve la longue argumentation qui rend la colonisation inséparable de l'accumulation, en fait sa face externe. Avec l'usure de la paysannerie indigène, c'est-à-dire celle des pays capitalistes, elle constitue la continuité du capitalisme même.

 

Colonisation et capitalisme, cette question de fond, avec une moindre insistance bien sûr, se trouve déjà dans le Capital. Dans l'explication de l'accumulation primitive, la colonisation est aussi aux origines du capitalisme par la formation du marché mondial, elle est le lieu de départ, d'exercice et de rivalité des pratiques capitalistes ; elle entre par le capital commercial et le capital financier, par la généralisation de la production marchande, dans la genèse du capitalisme industriel. Nous retrouvons la concordance entre Rosa Luxemburg et le livre I du Capital. Quand l'on néglige cette partie de l'analyse de l'accumulation primitive, il ne reste plus que la ligne d'explication, je force les choses, par les enclosures anglaises. Le développement capitaliste se tient intégralement dans les entrailles de l'Europe, sur fond agraire, et dans les limites d'une liaison nécessaire par succession de la féodalité occidentale et du capitalisme. Entre la prise en compte de l'explication totale et la restriction au féodalisme européen, passe certainement une ligne fondamentale de partage de la conception marxiste, non seulement théorique, mais politique, car sa négligence théorique exclut ce qui se passe historiquement hors d'Europe, et minimise aujourd'hui les mouvements de libération nationale. Rosa Luxemburg n'admet pas cette amputation : elle se tient de l'autre côté de la ligne de partage, et peut donc reconnaître les luttes des pays dominés, ce qui lui permet de contourner en quelque sorte la question nationale, ou tout au moins tout se passe comme si sa négation de la libération nationale qui n'est au reste pas aussi absolue qu'on le dit, car elle est sensible à l'autonomie culturelle et politique, n'avait pas ici d'incidences. Elle est par là en rupture avec la vision de Kautsky et même d'Hilferding qui regarde le monde du haut du capital industriel ou du capital financier dont l'Occident européen est le lieu de concentration. J'ajoute que Rosa Luxemburg n'est pas « tiers-mondiste », si l’on entend par là, l'exclusion inverse,  et Marx moins encore, car le capitalisme se développe, par la dépendance des deux domaines. Ceci posé, la pente de leur explication du procès historique suit deux versants différents.

 

Avec insistance, Rosa Luxemburg cherche à montrer que le précapitalisme est le sol nourricier du capitalisme, que son développement se tient dans la ruine, intérieure donc, des sociétés précapitalistes. En un sens, sa base est encore agraire, paysanne par le féodalisme ou le communisme primitif. Cette compréhension a son étroitesse dans la mécanique des modes de production, nous le verrons, mais elle porte déjà loin comme par divination, quand Rosa Luxemburg évoque les écarts de valeur de la force de travail. J'ai cité tout à l'heure un texte explicite. Du moins se trouve posée la question de la surexploitation de la force de travail par la colonisation ; encore ne dit-elle pas, car elle part toujours de sociétés précapitalistes, que la dévalorisation grandit quand l’économie n'est plus que faussement précapitaliste en étant placée dans la dépendance capitaliste sans possibilité de croissance interne, quand la société conserve alors l'échelle de valeurs de l’économie de subsistance, mais perd l'emploi productif, et que le besoin de travail et la concurrence de l'offre redoublent l’avilissement de la force de travail.

 

Par contre, Rosa Luxemburg ne s'engage pas dans cette autre voie, historiquement féconde, à mon sens, qu'ouvre Marx, de l'explication du développement capitaliste sur fond marchand. Pour lui, la colonisation n'est somme toute que la forme de l'extension du réseau des échanges, celle par laquelle le marché devient mondial. La marchandise n'est présente qu'en périphérie ou dans « les pores des sociétés précapitalistes, tissant des rapports qui se superposent en quelque sorte à l’économie agraire ; le fait marchand, ponctuel d'abord, se développe ensuite par l'élargissement de ses foyers, puis en anastomosant ses liaisons. La marchandise pénètre partout, elle investit donc les sociétés de l'extérieur ; par concentration du produit marchand et du capital financier, les métropoles seules deviennent industrielles. Cette ligne historique n'est pas fixée sur la succession du féodalisme terrien de l'Europe occidentale, mais sur la translation des centres marchands, et leur expansion par les rapports d'échanges mondiaux, jusqu'au renversement qui, avec le capitalisme industriel, établit la prépondérance de la production sur la marchandise. A la limite, il est possible de dire que l'origine du capitalisme est sur mer ; la domination maritime est le moyen de la promotion capitaliste ; la colonisation est bien l'outre-mer placé en dépendance. Je rejoins les positions défendues par Eric Hobsbawm (3), notamment dans la présentation des Formes qui ont précédé la production capitaliste. A la fin du XIXème siècle, prend force! d'orthodoxie, chez les marxistes allemands d'abord, le rejet de l'explication du développement capitaliste par le marché pour ne conserver que l'enchaînement agraire, à tel point que le marginalisme aura le champ libre pour ériger un contre-type du marxisme. Le marxisme de Rosa Luxemburg qui est par formation le même que celui de Kautsky, se tient encore sur ce terrain, même s'il y a transposition hors d'Europe. Ce qui vaut pour la paysannerie européenne est simplement généralisé pour toutes les économies précapitalistes. De surcroit, chez Rosa Luxemburg, cette méfiance devant la fonction marchande, est certainement renforcée par son hostilité à ce que l'on appellera l'austro-marxisme, par opposition à Bauer et Hilferding même.

 

Quoiqu'il en soit et même en son argumentation restrictive et abusive, Rosa Luxemburg déborde Marx dans son approche de la colonisation. En sa perception marchande, il se tient en effet à l'extérieur des sociétés précapitalistes ; la colonisation constitue un lieu de commerce et de rapine, une chasse gardée, une réserve. Certes, il traite de l'implantation de colons ruraux ; mais en se limitant à la société coloniale, son analyse, tout au moins dans les textes publiés de son vivant ou par Engels, reste encore étrangère aux pays colonisés, comme la société coloniale elle-même. Rosa Luxemburg porte le regard à l'intérieur des sociétés dominées, ruinées et en réaction de défense contre la puissance coloniale. Ainsi par exemple pour l'Algérie, suit-elle les oppositions à la colonisation jusqu'à l'heure même où elle écrit. Dans L'Accumulation du Capital elle évoque ainsi « l'exode de Tlemcen », elle justifie aussi la résistance marocaine.

 

En cette reconnaissance des luttes coloniales, Rosa Luxemburg se situe avant Lénine. Lors du différend sur la question nationale à propos de la brochure Junius, l'on se trouve déjà au cœur de la première guerre mondiale, alors que sa ligne anti-impérialiste est définie dès ses leçons au parti de 1906, et s'esquisse antérieurement. Dans l'affirmation que la lutte des colonisés se confond avec celle du prolétariat, elle est donc première et en un sens déterminée moins conjoncturellement que Lénine qui ne vient que relativement tardivement à l'étude de l'impérialisme en ramassant dans toute la force du terme, les travaux qui l’ont précédé pour en faire une œuvre politique. Sur la question nationale, Lénine est d'autre part demeuré longtemps obsédé par Le Bund, dont Staline a conservé l'obsession. Aussi pour les pays colonisés et peut-être pas seulement pour eux, le droit à l'indépendance nationale n'est-il guère autre chose qu'un principe. C'est à l'heure de la révolution en Russie et quand ses chances en Europe occidentale apparaissent fermées, que Lénine déplace son » attention vers les pays colonisés. Il y a toujours chez lui du stratège politique, quand Rosa Luxemburg se laisse porter et emporter par son espoir de rupture du capitalisme et de remplacement par le socialisme. Au terme, mais à l'extrême terme seulement de sa progression, Lénine ira plus loin, en acceptant à l'Internationale communiste de prendre les mouvements nationaux de libération pour autre chose que des mouvements démocratiques bourgeois, soit pour des mouvements révolutionnaires de masse. Les pays dominés devenaient en eux-mêmes, ce qui ne veut pas dire seuls, une force révolutionnaire, alors que pour Rosa Luxemburg, leur lutte rejoint simplement en devenant identique, celle du mouvement ouvrier sur le pur schéma de l'antagonisme capital-prolétariat. En ce conflit de classe contre classe, disparaît l'originalité aperçue de la colonisation. Rosa Luxemburg butte sur les limites de l'économisme marxiste.

 

2 - Le thème central de son œuvre est celui de la lutte mondiale entre le prolétariat et le capital ; inutile d'insister. Notons seulement tout d'abord que la simplification de classes interdit l'analyse des sociétés colonisées. Rosa Luxemburg ne les étudie au reste pas comme telles, en démêlant les classes sociales au travers des incidences coloniales, mais restitue un tableau de départ. Par artifice, elle donne donc une description de la situation qu'elle fige évidemment, d'avant la colonisation, qui explicite ce que sont le communisme primitif ou l'économie naturelle ; nous l'avons vu pour la Kabylie. Par ailleurs, et c'est aussi du déjà vu, son explication de la destruction de l'économie des pays colonisés, n'est le plus souvent que la généralisation de son analyse de la ruine de la paysannerie européenne. Les observations neuves sur la paupérisation par l'impôt en colonie viennent également de là. Les colonisés sont les paysans du monde, et l'on croirait quelquefois entendre par anticipation une interprétation puisée dans des commentaires sur le marxisme, quand Rosa Luxemburg appelle tous ces paysans, le prolétariat mondial. Mais dans le vocabulaire chinois, si la paysannerie est appelée prolétariat, par le truchement de la révolution communiste, elle n'en demeure pas moins paysannerie, et en tire fierté ou argument de pauvreté. Rosa Luxemburg par contre est tentée de transformer tous les paysans en prolétaires : « En s'étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, le capital fait avancer le moment où l'humanité tout entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes.

 

La complexité des classes déjà en pays développé, la complexité de l'ensemble social en pays dominé sont recouvertes, ou, mieux, dissoutes par l'application de la prolétarisation accélérée. Comme la colonisation suit en colonie le même mouvement qu'en métropole, en particulier par cette transposition de l'exploitation paysanne, les mêmes conséquences se retrouvent ; du développement capitaliste naît une classe ouvrière dans le pays colonisé, et c'est elle qui va rejoindre l'armée du prolétariat mondial. Ce retour de manivelle du mécanisme économique fait qu'en définitive Rosa Luxemburg, après s'être située à l'intérieur du domaine colonial, ce qui est nouveau, ne s'éloigne guère d'Engels sur la question des destinées des colonies, par cette liaison avec le prolétariat pleinement constitué. Poussant le raisonnement à son terme, sur le schéma économique du capitalisme, elle aboutit dans une impasse en argumentant sur les migrations.

 

Le défaut tient précisément à la transposition du procès d'accumulation capitaliste dans le domaine colonial. Dans l'épure économique, l'accumulation capitaliste se développe en «libérant» dans les campagnes notamment, la force de travail, c'est-à-dire la main-d'œuvre qui devient disponible pour la production capitaliste. Dans les pays- dominés» le premier effet, soit la dissociation de la force travail et de la propriété des moyens de production se manifeste, quelles que soient les dissimulations, par la survie de l'organisation familiale et communautaire, mais le processus complémentaire de l'emploi et de la concentration capitaliste n'apparaît guère, tout au moins par l'implantation industrielle, car par le colonat agricole s'installe cependant un secteur d'embauché limité et bénéficiant de l'abondance de main-d'œuvre. Les mines et les plantations ouvrent éventuellement des secteurs similaires. Au contraire, l'accumulation renforce la concentration industrielle mais, dans la métropole, tout se passe comme si le schéma de l'accumulation boitait, ou plutôt jouait en des lieux distincts, et le pays colonisé n'est touché que par l'effet négatif. Or Rosa Luxemburg parce qu'elle investit tout son effort à faire fonctionner le schéma capitaliste réduit au couple prolétariat-capital, annonce la constitution d'une classe ouvrière dans les colonies qui prend place dans le prolétariat international, alors que comme je le formule par simplification : la colonie connaît une paupérisation sans prolétarisation complémentaire. C'est que comme Marx déjà, elle a les yeux fixés sur les Etats-Unis, c'est aussi qu'elle est contemporaine et du mouvement d'émigration européenne vers l'outre-mer et des débats de la llème Internationale sur les migrations qui n'envisagent que cet exode ; elle valorise alors l'émigration européenne qui effectivement constitue dans les colonies de peuplement prépondérant, une classe ouvrière. d'un capitalisme se développant sur place, en rupture avec l'ancienne métropole. Précisément, nous sommes alors en présence de l'autonomisme colonial, du triomphe de la colonisation comme dans le cas américain, en Australie, en Nouvelle Zélande, comme par la suite en Afrique du Sud. Mais dans ces exemples, les colonisés sont éliminés, disqualifiés ou ségrégués. Dans les autres pays, ils subissent le déséquilibre économique et social. Certes l'évolution se noue seulement sous les yeux de Rosa Luxemburg, mais théoriquement, elle ne pouvait déjà plus percevoir le phénomène.

 

Dans la Critique des critiques, elle entend répondre à Otto Bauer qui. pour avoir suivi les migrations de travail dans l'Empire austro-hongrois et étudié les inégalités entre tchèques et allemands, avait constaté que les courants migratoires naissaient de la misère des régions paysannes ruinées, pour livrer une main-d'œuvre concurrentielle aux régions de concentration capitaliste grandissante. L'inégalité allait donc croissante, sans parler de « l'échange inégal » qui résulte de la disparité des salaires et des prix qu'évoque également Bauer. L'accumulation condamne les candidats au travail, soit à n'être que des masses sous-prolétariennes, soit à partir vers les métropoles pour devenir partie du prolétariat,- mais partie étrangère d'un prolétariat métropolitain. C'est la situation irlandaise du XIXème siècle qui avait seule retenu l'attention de Marx et Engels ; le rapport colonial, notaient-ils, renvoie la classe ouvrière anglaise vers le nationalisme et le racisme. Rosa Luxemburg pas plus que Marx ne perçoit ce même ordre de faits dans la colonisation ; si Marx ne pouvait guère anticiper sur l'évolution coloniale, Rosa Luxemburg perd cette excuse, car si elle ne prolonge pas le raisonnement, c'est par absorption dans le schéma de fonctionnement du capitalisme. « Les forces de travail excédentaires, comme l'écrit Marx, ne font que suivre le capitalisme qui émigre ». Elle ne pense encore qu'aux colonies de peuplement et à l'émigration européenne. Rosa Luxemburg est victime de cette réduction du marxisme qui replie l'histoire sur l’économie politique.

 

3 - La tentative de Rosa Luxemburg tient à la fois de l'exploit théorique et de l'effort manqué. Politiquement, elle est attachée avec raison à sa ligne qui identifie lutte de classes et lutte anti-impérialiste. Mais elle entend emporter la démonstration de la justesse de son combat par une argumentation fondée sur les schémas de la production et de la reproduction économique du Capital. Elle remarque que ceux-ci ne suffisent pas, à l'inverse de ses critiques qui s'évertuent à les faire fonctionner tant bien que mal et plus mal que bien, comme Otto Bauer encore, grâce à des adjuvants comme l'accroissement de population. Rosa Luxemburg joue alors sur deux références, mais qui restent toutes deux purement économiques ; elle se tient à la fois sur le terrain des schémas de la production, et sur celui du découpage repris à l'économie politique allemande autant qu'à Marx, entre économie naturelle, économie marchande et capitalisme ; par là, elle trouve comme perche de salut qui compense le dysfonctionnement des schémas, le facteur externe qui assure le développement du capitalisme : la ruine de l'économie naturelle, notamment et c'est l'œuvre de la colonisation, par le ravage des sociétés non capitalistes. C'est ce qu'elle nomme «  le processus historique» d'accumulation du capital. Cette explication tente de faire se rejoindre deux ordres de faits différents : la schématisation du mode de production capitaliste, qui est une construction démonstrative essentielle dans l'exposé du Capital, un condensé de réalité économique, mais dont on ne peut déduire des reconstitutions historiques, directement tout au moins, sinon par référence à un système productif et, d'autre part, les interférences d'évolutions sociales des populations du monde entier secouées par la croissance capitaliste, liées par les échanges, subissant les crises et les dépendances des puissances métropolitaines et de la concentration du capital, mais subsistant par elles-mêmes et se transformant aussi de l'intérieur. Les changements s'effectuent à la fois sous l'effet des impulsions de la production capitaliste et des échanges, mais aussi au travers de la reproduction et de la transformation des sociétés en elles-mêmes, soit sur leurs propres bases d'héritages différents et dans leurs modes d'organisations internes en ses liaisons familiales et locales, comme en ses formes collectives d'existence et de représentation, en ses expressions religieuses mêmes, comme par la métamorphose de ses formes politiques de communautés, jusqu'à la communauté nationale, qui est le fait contemporain. La colonisation n'est pas alors réductible à la seule expansion économique, celle de l'exportation de marchandises ou celle de l'exportation de capitaux, mais elle est en même temps, domination sociale, culturelle et politique. Rosa Luxemburg l'entrevoit dans sa mise en évidence du rôle de la violence, sans en percevoir tous les effets, car les contraintes de l'économisme la retiennent.

 

Cette faiblesse est générale, elle apparaît gravement dans l'utilisation qu'elle fait en argumentant sur la colonisation, de la catégorie du communisme primitif ; les sociétés sont renvoyées avec facilité à ce type, dès qu'apparaissent des communautés rurales. Marx avait rompu depuis longtemps avec cette pratique qu'il dénonçait dans le populisme russe, pour montrer la pluralité des formes de « commune » agricole, et surtout insister sur le fait que les communautés non seulement survivantes au XIXème siècle, mais du haut Moyen-Age même, étaient des formes dérivées. Pour Rosa Luxemburg, que l'on se reporte encore aux pages consacrées à l'Algérie, le communisme primitif est le contre-type de l'économie capitaliste. Il est construit somme toute comme tel, pour être ensuite le champ de destruction et d'expansion du capitalisme. A la limite, un mode de production précapitaliste est fabriqué pour que le capitalisme vienne le vider de sa substance. Non seulement les transitions n'existent guère, mais l'histoire, et particulièrement la colonisation se réduisent à un heurt de modes de production.

 

Engels dans L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, ce qui ne veut pas dire qu'il ne participe pas, lui aussi, à la récession du marxisme par économisme, en conservant la référence fondamentale à la production économique, avait fait place à la « reproduction sociale » : d'abord générique, puis constituant et transformant les systèmes de relations, soit les formes communautaires, familiales, classiques, tribales etc.. Reproduction sociale et production économique sont indissociables, sous peine de mort à l'évidence, mais la production économique qui reste déterminante s'exerce nécessairement à l'intérieur ou au travers de collectivités ; celles-ci qui appartiennent donc à l'ordre de la reproduction sociale, sont certes portées et partagées par les oppositions de classes, mais existent en tant que telles et se reproduisent, se transforment, se succèdent ; ce sont leurs évolutions et successions, décompositions et mutations qui constituent l'histoire par le jeu des formations sociales. Les communautés ne sont donc pas réductibles aux seules classes sociales qui sont à la fois à l'intérieur et les traversent. Or ce qui disparaît, dans le repli du marxisme caractérisé par la réduction économique, c'est toute la conception de la reproduction sociale. Il ne reste donc plus que la production économique et les classes ; l'histoire est repliée sur l'économie politique. Cet économisme dont l'explication relève de l'évolution même du mouvement ouvrier européen, en premier lieu allemand, et de l'évolution intellectuelle marquée par le scientisme qui rabat les lois sociales sur la fatalité des lois naturelles, triomphe dans la social-démocratie allemande. Rosa Luxemburg répond à Kautsky avec les armes théoriques. Dans l'analyse du capitalisme il n'existe plus que deux classes liées aux deux pôles du capital : la bourgeoisie et le prolétariat, et à Kautsky, qui fait sortir le socialisme par progression économique, Rosa Luxemburg répond que la révolution naîtra par crise, de la rupture de cet unique rapport. Hors du capitalisme s'impose le fait agraire que ronge l'expansion de la marchandise, l'évolution est elle-même uniquement économique sans être compliquée par les différences de sociétés. Tout au moins, celles-ci sont ramenées à des cas simples, définis économiquement : le communisme primitif, l'esclavage antique, la féodalité. Les formations sociales ne sont que modes de production et l'histoire, entrechoc de modes de production. Le capitalisme télescope le communisme primitif. Cette réduction du marxisme rend difficile l'approche des sociétés non-européennes, comme celle de la question nationale. C'est dire qu'elle est une impasse pour la compréhension de la question coloniale. La colonisation n'est qu'un transfert du capitalisme ; si le phénomène est violent, s'il fait naître en de nouvelles régions, la question sociale par l'apparition d'une classe ouvrière, il n'est guère reconnu comme un système d'oppression sociale et culturelle, contraignant une société et provoquant son ébranlement, puis la mise en mouvement par formation nationale. Rosa Luxemburg ne peut rompre ce cercle du socialisme d'époque ; sa force demeure, par delà ses aperçus de la nouveauté de la colonisation puis de l'impérialisme, et en se situant face aux contradictions de cette phase, de se tenir sur la ligne anti-impérialiste : « l'attitude du prolétariat à l'égard de l'impérialisme est celle d'une lutte générale contre la domination du capital ».

 

Il est trop facile aujourd'hui de relever les limites de l'analyse de la colonisation, de juger l'économisme dérivant du marxisme, et de dénoncer l'européocentrisme. Ce sont les mouvements de résistance à la colonisation puis de libération nationale, ce sont les guerres impérialistes, la révolution soviétique et le mouvement révolutionnaire communiste, particulièrement en Chine et au Vietnam, c'est dans la crise de l'impérialisme et la récession hors d'Europe et d'Amérique du Nord, du capitalisme, que nous trouvons les raisons de poser en termes neufs conjointement la question coloniale et la question nationale. Ce n'est pas diminuer Rosa Luxemburg, de montrer les limites de l'interprétation marxiste qui sont celles en réalité du mouvement ouvrier européen au début du XXème siècle. Tout au contraire restituée au milieu de la social-démocratie, elle ressort comme une exception par l'affirmation de sa position anti-impérialiste ; en ramenant le marxisme à l'histoire, grandit d'autant son audace politique.

Notes

 

(l) Ce texte reprend la contribution destinée à la Semaine internationale d'études marxistes qui s'est tenue à Reggio de Calabrc du 18 au 22 septembrc 1973, et qui était consacrée à « l'apport de, Rosa Luxemburg au développement de la pensée marxiste ». Autre limitation donc, il ne traite que marginalement de l'impérialisme qui était le suiet d'autres interventions.

 

 (2) cf. L'Impérialisme, colloque d'Alger mars 1969. S.N.E.D. Alger 1970. Cahiers du C.E.R.M. N. 72, Contribution à l'étude des formes contemporaines de l'impérialisme, Paris 1969, N. 85 et 86. Journée d'étude sur l'impérialisme. Pans 1971, et articles de Christian Palloix dans l'Homme et la Société et Politique aujourd'hui, 1970.

 

(3) K. Marx, Pre-capitalist Economie Formations, Lawrence et Wishart, Londres, 1964.

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Grève de masse. Rosa Luxemburg

La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d'application, sa force d'action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l'on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l'Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre c'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l'action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l'action de la grève elle-même ne s'arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d'autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse..."

 
Publié le 20 février 2009